Venezuela

Le processus bolivarien et les tensions au sein d’un projet alternatif

Entretien avec Edgardo Lander conduit par Franck Gaudichaud *

Edgardo Lander est professeur de sociologie à l’Université Centrale du Venezuela. Il a été coorganisateur du Forum social mondial de Caracas en janvier 2006. Il est membre du groupe de recherche «Colonialité du pouvoir», avec Anibal Quijano, du Département des études latino-américaines de l’Ecole de sociologie. Il a dirigé l’ouvrage collectif La colonialidad del saber: Eurocentrismo y ciencias sociales (Unesco – Clacso, Buenos Aires, 2000). En 1995, il a publié l’ouvrage intitulé Neoliberalismo, Sociedad civil y Democracia. Ensayos sobre América Latina y Venezuela (Ed. Universidad Central de Venezuela). Il faut aussi mentionner son livre de 1997: La Democracia en las ciencias sociales latino-americanas contemporaneas (Ed. Universidad Central de Venezuela). Pour saisir son approche, il est utile de faire référence à son premier ouvrage: Contribucion a la critica del marxismo realmente existente. Verdad ciencia y tecnologia (Ed. Universidad Central de Venezuela, 1990).

Cet entretien a été conduit par Franck Gaudichaud pour la revue française Contretemps [nouvelle série]. F. Gaudichaud indique que cet entretien s’inscrit dans «une réflexion sur l’anticapitalisme et les alternatives à gauche». Il écrit: «Il nous a semblé intéressant d’aborder avec lui [Edgardo Lander] l’expérience vénézuélienne. En effet, depuis 1998 et l’élection de Hugo Chávez Frias, le processus bolivarien a joué un rôle notable dans le renouveau des luttes sociales et des discussions mondiales sur le «socialisme du XXIe siècle». Alliant participation populaire, nationalisme et anti-impérialisme, le projet démocratique vénézuélien n’en est pas moins traversé par de multiples tensions et contradictions. Cependant, alors que la gauche radicale européenne en est encore souvent au niveau du débat théorique, le Venezuela (comme la Bolivie et l’Equateur) permet de réfléchir concrètement sur la construction d’alternatives au néolibéralisme et aux immenses défis qu’une telle question soulève.» (Réd.)

Edgardo, tu as beaucoup étudié le processus bolivarien et proposé des analyses problématisées à la fois critiques et constructives du point de vue de la gauche radicale, sur cette expérience collective. Tu as défini le bolivarianisme non comme une doctrine, mais plutôt comme un espace où se définissent des valeurs nationales et populaires. Aujourd’hui, au terme de dix ans de gouvernement Chávez, quelle est ta perception ? Et pourrait-on affirmer que le processus bolivarien est aussi un projet alternatif au capitalisme néolibéral ?

Je crois, tout d’abord, qu’en tant que projet politique, idéologique, stratégique, en tant que projet de société, le bolivarianisme est un projet de changement permanent. On ne peut pas dire le bolivarianisme «est», comme si c’était une chose déterminée, avec une doctrine stable ou un corpus de concepts et une vision de la société qui soient ancrés dans une conception bien définie. Il s’est produit des déplacements très significatifs au cours des dernières dix années, alors que l’on continue à parler de «révolution bolivarienne». Dans les premiers temps, quand ce projet a été conçu, le président Chávez a commencé à expliquer ce qu’il entendait par révolution bolivarienne. Plutôt qu’un projet d’Etat ou la formulation d’une conception économique, d’un système politique, etc., il s’agissait d’énoncés fondés sur des valeurs générales qui relevaient des idées de liberté, d’équité, de solidarité, d’autonomie et d’anti-impérialisme. Deux questions étaient particulièrement importantes: la notion de peuple, ce qui est d’essence populaire, et la notion de souveraineté. C’est ainsi que s’est construite la notion médullaire de l’ensemble du discours politique bolivarien: le peuple souverain. Dans ses discours avant les élections de 1998, Chávez insistait beaucoup sur la nécessité d’une voie alternative au modèle libéral. Mais il présentait aussi une vision critique de l’expérience du socialisme du XXe siècle. Il affirmait la nécessité d’une option fondamentalement enracinée dans l’histoire des cultures latino-américaines. Le terme latino-américain n’est d’ailleurs pas un concept approprié. A cette époque, quand on parlait de «troisième voie» – une orientation fortement associée à la politique de Tony Blair ou d’Anthony Guiddens – il s’agissait en fait d’un concept différent. Il s’agissait d’une option historique enracinée dans les traditions de l’Amérique latine, les racines culturelles complexes de l’Indien, de l’Africain et de l’Européen qui ont présidé à la formation de ces sociétés.

Plus qu’un projet de société, c’était une critique aussi bien de ce qu’avait été l’expérience internationale du socialisme réel que de la démocratie libérale expérimentée par le Venezuela à partir de 1959 sous le nom de «pacte de Punto fijo» [1]. Si on considère le débat préparatoire à la constituante en 1999 et le contenu même de la constitution, qui constitue le texte fondateur du nouvel ordre politique de la Ve République, il faut relever plusieurs éléments qui permettent de comprendre le modèle de société proposé. Tout d’abord, même si le discours politique oppose radicalement la démocratie représentative et la démocratie participative, dans le texte de la constitution la démocratie participative n’apparaît pas comme une alternative opposée à la démocratie représentative, mais comme un complément qui rende possible la radicalisation et l’approfondissement de la démocratie. Sont ainsi conservées les instances fondamentales des institutions de la démocratie libérale, en particulier la séparation des pouvoirs et l’existence d’instances à caractère représentatif comme l’Assemblée nationale et les Conseils municipaux. Mais cela va de pair avec un élargissement significatif des formes d’exercice de la démocratie en termes de participation: référendum révocatoire, référendum permettant de proposer ou d’abroger des lois, mécanismes démocratiques de contrôle de la gestion publique, modalités participatives dans le domaine de la production, de l’économie sociale, etc.

Du point de vue du modèle économique et des débats classiques Etat/marché, droite/gauche, capitalisme/socialisme, ce qui apparaît dans le texte de la constitution est au fond la réaffirmation d’un modèle social-démocrate: l’Etat providence, une économie dans laquelle l’Etat intervient fortement à la fois comme propriétaire et comme régulateur. Le pétrole est la richesse principale du pays. Il est donc fondamental que l’Etat contrôle ce secteur. Mais c’est aussi vrai pour d’autres secteurs économiques essentiels: électricité, services publics, industries de base. Cette perspective présente une certaine continuité avec le modèle social-démocrate antérieur. Cependant, dans les années 90, elle est totalement à contre-courant de ce qui se passait dans le reste de l’Amérique latine. A l’époque de l’hégémonie absolue du consensus de Washington [formule  lancée en 1989 par l’économiste John Williamson pour synthétiser l’ensemble des mesures d’ajustement imposées aux pays latino-américains par les institutions financières internationales] et des politiques néolibérales d’ajustements structurels, la majorité des pays du continent ont connu des processus systématiques de privatisation et de démantèlement de l’Etat social. A l’inverse, dans la constitution vénézuélienne se trouvent inscrit les droits à l’éducation universelle gratuite, à un système national de santé et de sécurité sociale. La garantie de droits sociaux et économiques fondamentaux s’en trouve non seulement préservée, mais encore renforcée. Dans le monde actuel où domine l’imaginaire néolibéral, cette constitution ouvre la possibilité de réorientations politiques radicales.

Ce qui n’apparaît pas au départ dans le projet bolivarien, c’est le «socialisme du XXIe siècle», un concept qui n’est défini que dans les débats postérieurs. La constitution bolivarienne adoptée en 1999 s’inscrit dans les limites d’une société capitaliste et, jusqu’à un certain point, dans les limites de l’ordre libéral. Mais elle postule à faire aboutir des promesses jamais tenues par la social-démocratie et à approfondir les pratiques de la démocratie.

A partir de 2002, avec le putsch d’avril et le lock-out à PDVSA [Petroleos de Venezuela SA] en décembre et janvier 2003, le processus se radicalise grâce à la mobilisation exemplaire du mouvement populaire qui met à bas les plans de l’opposition, de l’oligarchie et de Washington. On voit progressivement apparaître la figure discursive du «socialisme du XXIe siècle». Le défi bolivarien s’affirme alors avec force comme un processus contre-hégémonique, nationaliste et anti-impérialiste. A mon avis, grâce à cette lutte populaire et à la défaite des plans de déstabilisation visant le gouvernement de Chávez, on assiste à un bon en avant en termes de radicalité politique. Cette deuxième étape du processus semble se prolonger aujourd’hui, avec des hauts et des bas et de fortes contradictions ?

Depuis 2002, nous vivons effectivement un moment différent: le discours a changé, les objectifs ont changé. La définition des étapes présente toujours des difficultés. Quand commence l’une et quand finit l’autre ? Mais il faut constater que nous sommes dans une phase différente du processus de changement au Venezuela. Les confrontations entre le gouvernement et l’opposition et le niveau extraordinaire de mobilisation et d’organisation populaires ont conduit à une sorte de nouveau pacte implicite entre le gouvernement et les secteurs populaires et à une radicalisation du processus politique. Il s’est produit parallèlement une redéfinition profonde des relations entre le gouvernement et le patronat. Au cours des premières années, le gouvernement Chávez, tout en développant un discours politique radical, anti-impérialiste et même de classe, s’efforçait de promouvoir l’industrie nationale en accordant des prêts bon marché aux entrepreneurs et en appliquant des mesures protectionnistes.

Il s’agissait en réalité de deux orientations incompatibles. Le patronat, tout en tirant parti des mesures économiques, restait sur ses gardes face au discours politique. Dès le début il y a eu une fuite massive de capitaux. Les entrepreneurs vénézuéliens n’étaient pas prêts à investir dans le projet bolivarien. Dans la période critique du coup d’Etat d’avril 2002 et lors de la grève patronale dans l’industrie pétrolière (2002-2003), les secteurs dominants ont fait leur possible pour renverser le gouvernement. Il s’est produit alors une rupture apparemment définitive entre le gouvernement bolivarien et la majeure partie du patronat. Ils ont vu dans le gouvernement une menace contre leurs intérêts. De son côté, le gouvernement a reconnu que le projet de transformation qu’il se proposait de mener à bien pourrait difficilement compter sur des alliances avec des secteurs significatifs du patronat.

Le contexte international a changé lui aussi, en particulier le contexte sud-américain. L’isolement total dans un environnement de gouvernements conservateurs et néolibéraux a pris fin dans un continent où la majorité des gouvernements sont considérés comme «progressistes» ou de gauche. En Equateur, et surtout en Bolivie, s’affrontent des visions radicalement différentes de la société à construire. C’est au sein de ce nouveau rapport de forces tant interne que régional qu’a commencé à s’affirmer de façon réitérée l’idée du «socialisme du XXIe siècle». Cette dynamique conduit à la proposition de réfor