Venezuela Un triomphe au goût de défaite Marcelo Colussi Nous poursuivons ici la publication d’articles sur la situation au Venezuela. Le 14 septembre 2010, nous avions publié une contribution de Miguel Sorans. Depuis lors, des élections législatives ont eu lieu, le 26 septembre 2010. L’opposition se présentait sur une liste intitulée Mouvement pour l’opposition démocratique (MUD). Elle a obtenu quelque 65 sièges et le PSUV, parti gouvernemental, 98 député·e·s. Le PSUV a obtenu 5'422'040 votes ; le MUD 5'320'175 votes. Chavez a utilisé le terme de «triomphe» pour caractériser le résultat (BBC). Nous reviendrons sur l’analyse de ces résultats comme révélateurs partiels, mais réels, de processus socio-économiques et politiques. Pour l’heure, nous publions un article de Marcelo Colussi. Cet article a été écrit pour Argenpress. Cela explique, en partie, l’analogie, à la fin de l’article, avec le «péronisme». Il est possible que l’analogie soit pertinente, si l’on se réfère au strict aspect bonapartiste (chaque fois spécifique par définition) des deux régimes. Toutefois, le contexte socio-politique international, comme militaire, ainsi que le type de formation sociale de chacun des deux pays – de même que d’autres facteurs, comme, par exemple, ceux portant sur les supposées et potentielles «vraies alternatives au capitalisme» du péronisme – limitent fortement la valeur de l’analogie. Elle est, par ailleurs, secondaire dans cette contribution de M. Colussi. (cau) ***** «On ne peut pas servir deux maîtres. Soit tu sers Dieu, soit tu sers le Diable» Luc 16 :1-13 Tentons de l’exprimer avec une métaphore footballistique : si le Barça (Barcelone), actuellement l’équipe la plus forte de la planète, gagne une partie en jouant contre une équipe de troisième division du Panama avec un score de un à zéro, grâce à un but marqué sur penalty à la 44e minute de la deuxième mi-temps... on pourra dire qu’il a gagné. Mais s’agit-il réellement d’une victoire, d’un triomphe ? Ce triomphe est si contestable qu’il est dépourvu de toute émotion. Une victoire à la Pyrrhus, n’est pas un triomphe. On pourra rétorquer qu’en matière de football, ce sont les résultats qui comptent, et même s’il s’agit d’un but sur penalty, ce qui importe, c’est de gagner, point final. Mais en politique, les choses ne se passent de la même manière. Il ne suffit pas de gagner une élection pour obtenir une légitimité. Des élections législatives viennent d’avoir lieu au Venezuela, le 26 septembre 2010. Au-delà de la répétition caricaturale et éculée de la déclaration que «la démocratie a triomphé, le pays a triomphé», il serait important de faire une lecture plus en profondeur de ce que signifie cette nouvelle joute électorale. Depuis les presque 12 ans que dure le gouvernement bolivarien de Chavez, on a répété lors de chaque élection, que cette échéance-là était la plus importante pour la continuité du processus, qu’elle était cruciale. Au-delà des exagérations, il est possible que les élections de hier l’aient vraiment été. En tout cas, fondamentalement, elles devraient être interprétées comme un signal d’alerte pour la révolution. Selon comment on veut – ou peut – voir les choses, les élections d’hier étaient soit une victoire, soit une défaite. La réalité se présente toujours sous la forme d’une bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Si nous voulons en rester à l’idée qu’une fois de plus le brave peuple vénézuélien a dit oui à son leader et qu’il a soutenu massivement son appel à approfondir la révolution bolivarienne, nous pouvons répondre qu’en effet, cela s’est bien passé ainsi. Mais attention! L’objectif recherché consistait à obtenir les deux tiers de l’Assemblée Nationale. Il n’a pas été atteint. Il faut ajouter que la population a voté davantage pour les candidats non-chavistes : ils ont obtenu 52% des votes. Dans ce sens, on se retrouve dans la métaphore footballistique du début : on a gagné la majorité simple du Congrès, mais il reste des doutes profonds. La droite fête avec euphorie les sièges conquis, mais au-delà des presque 100 élus obtenus, le mouvement bolivarien reste sur une note amère. Il s’agit d’un succès qui l’oblige à repenser la marche du processus : après l’autre défaite électorale subie ces dernières années, lorsque le référendum pour une nouvelle constitution ne l’a pas emporté le 2 décembre 2007, on a parlé des 3 R (Révision, Rectification et Re-impulsion), comme des mesures immédiates et indispensables pour renflouer le processus. Ou en sont ces projets ? Le problème fondamental est de comprendre pourquoi on n’a pas gagné de manière aussi incisive ce que l’on espérait et visait. Et cette question en entraîne d’autres, primordiales. On peut répéter inlassablement que la droite – nationale et internationale – fait l’impossible pour freiner le processus bolivarien. Et cela est parfaitement vrai ! Mais cela ne suffit pas à expliquer le résultat. L’ennemi de classe fera bien entendu tout ce qui sera en son pouvoir dans cette lutte sans merci, car nous sommes dans le domaine politique. Peut-on continuer à espérer que les luttes de classe puissent s’effacer dans des élections «propres et transparentes» dans lesquelles «le pays gagne» ? Peut-on vraiment croire que l’empire [les Etats-Unis, en particulier] va renoncer aux réserves pétrolières vénézuéliennes simplement par bonne volonté ? Ce qu’il est important de comprendre après les résultats d’hier sont les causes structurelles qui sont à l’œuvre. Comme le dit bien Martin Guédez [historien qui soutient le gouvernement Chavez et le processus bolivarien] : «En matière de Révolution, le fait de ne pas pouvoir atteindre le soutien fluide et serein d’au moins 80% de nos compatriotes – tous ceux qui ne sont pas des bourgeois et pour lesquels c’est la Révolution – devrait être un sévère avertissement. Ne pas réagir face à cet avertissement pourrait être suicidaire. Nous ne pouvons pas nous contenter de «triomphes» qui ne garantissent qu’une certaine hégémonie, mais qui peuvent à tout moment se retourner. Il faut garantir la Révolution Socialiste jusqu’à ce qu’elle soit à l’abri des frayeurs propres au jeu électoral bourgeois.» Autrement dit, ce qu’il faut reconsidérer très à fond c’est de savoir ce qui est en train d’être construit au Venezuela. C’est là que prend tout son sens l’épigraphe (une citation de l’Evangile, justement !) : soit on construit le socialisme (quel que soit son siècle) ; soit on continue avec un «capitalisme à visage humain» (comme si cela était possible...). Mais on ne peut pas avoir les deux choses en même temps. Ou alors on fabrique des produits hybrides qui, aux moments critiques, montrent leur vrai visage. Si la population a été aussi nombreuse à voter pour la proposition de la droite traditionnelle, empêchant ainsi le triomphe majoritaire du Parti Socialiste Uni du Venezuela – PSUV [parti du gouvernement, contrôlé par ce dernier] – cela ne s’explique pas par l’«arriération» politique des masses. Mais, clairement, cela peut l’être par deux autres facteurs : d’une part, l’officialisme [le gouvernement et ses adeptes dans les structures étatiques] a fait les frais de la détérioration réelle de la qualité de la vie ; d’autre part le fait qu’on n’est pas en train de construire une véritable culture socialiste dans le pays, lequel continue à «servir deux maîtres». Soit on est socialiste, soit on ne l’est pas ; les positions intermédiaires sont irrémédiablement vouées à l’échec. Voilà ce qui ressort des élections d’hier. La classe travailleuse, celle qui a véritablement fait les frais de tout le processus de la crise capitaliste internationale, qui frappe également le Venezuela, s’est trouvée dans la situation de devoir élire selon le modèle des démocraties représentatives, alors que le pays ne prend pas l’orientation d’un approfondissement d’un réel pouvoir populaire depuis en bas. C’est cela, en définitive, qui entraîne le fait que le parlement est actuellement en train de préparer la possibilité d’un «bipartisme» où tout devra se négocier dans le style classique des démocraties dites représentatives. Autrement dit : la droite politique est en train de prendre de l’avance sur les conquêtes de la révolution. Les lois qui peuvent être traitées maintenant n’assurent pas l’avancement du socialisme En définitive tout cela débouche sur des questions de fond. Est-il possible de construire le socialisme avec les moules du capitalisme ? La figure charismatique du guide du processus, Hugo Chavez, a jusqu’à maintenant fonctionné comme réassurance de cette proposition, en équilibrant les forces contraires. Ce qui s’est passé hier devrait poser la question de savoir s’il est possible de construire le socialisme en s’abritant derrière le personnage omniprésent du président ou s’il s’agit d’une limite insurmontable ? Si l’économie vénézuélienne doit subir de nouveaux ajustements, est-ce que ce sera à nouveau au peuple travailleur d’en faire les frais, comme cela s’est passé récemment ? Si c’est le cas, qui peut assurer que lors des élections présidentielles de 2012, et malgré tout son charisme, Chavez pourra encore l’emporter ? En fin de compte, qu’est-ce qu’on est en train de construire pour l’avenir ? Le socialisme est davantage qu’une somme de consignes ou de chemises rouges [le signe de l’appartenance politique au PSUV et à Chavez] pour une manifestation de grande ampleur. Peut-il y avoir un socialisme «pétrolier», selon une expression qu’on a commencé à utiliser ? Que se passera-t-il si Hugo Chavez ne gagne pas dans les élections dans deux ans : est-ce que le processus révolutionnaire se terminera ? Toutes ces questions montrent qu’il faudrait prendre au sérieux cette histoire des trois R, qui sont peu à peu tombées dans l’oubli. Ce serait un premier pas immédiat à prendre après les élections de dimanche. La droite pourra y voir un signe de faiblesse, des fissures dans le processus révolutionnaire. Mais sans une réelle autocritique il ne peut pas y avoir de révolution socialiste. Ce qui s’est passé hier doit constituer un signal d’alarme urgent. En Argentine, il y a bien de décennies, le mouvement péroniste, aussi populaire et massif que le chavisme et avec un dirigeant tout aussi charismatique, a eu la possibilité de construire des vraies alternatives au capitalisme, mais cette histoire de «servir deux maîtres» a fonctionné comme un frein, et pour finir, c’est un hybride qui a été produit. Des années plus tard, c’est le parti de l’héritier de ce mouvement historique qui a fini par achever le pays en privatisant tout ce qui était imaginable. Et des idéaux populaires il n’est resté que le souvenir. Nous espérons que cette histoire ne se répétera pas. (Traduction A l’Encontre) (1er octobre 2010) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 |
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