Etats-Unis et Droits humains «Faut-il combattre la tyrannie avec les instruments des tyrans ?» Dick Marty *, entretien Sylvia Cattori ** Docteur en droit, Dick Marty, est membre du Conseil des Etats de la Confédération helvétique, membre de l’Assemblé parlementaire du Conseil de l’Europe, dont il préside la Commission des Affaires juridiques et des Droits de l’Homme, chargé par cette dernière d’établir un rapport au sujet des allégations concernant l’existence de prisons secrètes de la CIA en Europe. Elu personnalité politique suisse de l’année 2006, il était invité, le 1er février 2007, à l’Université de Neuchâtel, où il a présenté un exposé sous le titre:«A la recherche d’avions fantômes et de prisons secrètes, faut-il combattre la tyrannie avec les instruments des tyrans ?» Nous remercions M. Marty de nous avoir autorisé à porter cette conférence à la connaissance du public. L’enregistrement et la réécriture de cet exposé ont été réalisés par Silvia Cattori, en accord avec M. Dick Marty. Quand, en novembre 2005, le quotidien Washington Post a révélé que des agents de la Central Intelligence Agency (CIA) avaient enlevé des présumés terroristes musulmans et les avaient internés dans des centres secrets illégaux, j’étais loin d’imaginer alors ce qui allait m’arriver dans les mois qui suivraient. Le même jour, l’ONG américaine Human Rights Watch publiait un rapport qui donnait une information similaire et, au surplus, précisait que ces centres de détention se trouvaient en Pologne, en Roumanie ainsi que dans d’autres pays de l’Europe orientale. Leurs sources, avons-nous appris par la suite, provenaient, entre autres, des milieux mêmes de la CIA. Parallèlement, la chaîne de radio [américaine] ABC publiait sur son site Internet une information analogue. Celle-ci n’est restée qu’une demi-heure en ligne car le propriétaire de cette radio est intervenu pour interdire sa diffusion. Dès qu’il a eu vent de cette interdiction, le journaliste s’est empressé de prévenir ses amis afin qu’ils enregistrent cette nouvelle, pour la postérité, avant qu’elle ne disparaisse. Les révélations du Washington Post et de l’ONG Human Rights Watch n’étaient pas une nouveauté. Le journaliste Stephen Grey, pour ne citer qu’un exemple, avait déjà publié des articles qui parlaient des «restitutions extraordinaires» et de «délocalisation de la torture» mais, à ce moment-là, l’opinion publique n’en avait pas pris vraiment conscience. Tout cela pour dire que, certes, il y a eu une presse qui a parlé des enlèvements de la CIA et de ses prisons secrètes mais, qu’en même temps, on a pu vite constater que des pressions intenses s’étaient exercées pour la faire taire. On a découvert par la suite qu’il y avait eu une réunion à la Maison Blanche, avec les rédacteurs en chef des principaux journaux; elle avait eu vraisemblablement pour but de leur indiquer qu’il était mal venu de diffuser des informations qui avaient trait à la lutte contre le terrorisme. Dès l’instant où ces indices sur la présence de prisons secrètes en Europe ont été connus, le Conseil de l’Europe a immédiatement réagi: l’Assemblée parlementaire a demandé à ce que l’on fasse un rapport sur ces enlèvements, dont l’existence, si avérée, aurait été manifestement contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme. Je tiens à rappeler qu’il n’y a aucune organisation intergouvernementale, qui connaît une dimension parlementaire aussi prononcée et forte qu’au Conseil de l’Europe. L’Assemblée parlementaire est composée des délégations des différents parlements des 46 pays membres. Ces délégations représentent les parlements nationaux, les différents partis, et doivent représenter les deux sexes et, proportionnellement, toutes les minorités de leur pays. Le hasard a voulu que, deux jours après les révélations du Washington Post et de l’ONG Human Rights Watch, la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire siégeait à Paris pour, notamment, élire son nouveau président. J’ai été proposé; c’est ainsi que je me suis trouvé à la tête de la Commission. Le premier objet que j’ai eu à affronter était donc celui des enlèvements et des prisons secrètes. Je me suis aperçu de ce que cela pouvait signifier comme charge quelques semaines plus tard, quand, le 25 novembre 2005, à Bucarest, l’Assemblée parlementaire devait confirmer le mandat que m’avait confié la Commission. La conférence de presse qui annonçait ma nomination comme rapporteur avait failli tourner à l’émeute tellement il y avait de journalistes. Ce n’est que là que j’ai pleinement perçu le caractère explosif de cette affaire et que mon travail a vraiment commencé. La presse me désigne habituellement comme «l’enquêteur» du Conseil de l’Europe. En fait, je n’étais et je ne suis pas un véritable enquêteur. Car un enquêteur a la possibilité de citer des personnes, de saisir des documents, d’arrêter des personnes. Pouvoirs que j’avais eus pendant quinze ans comme procureur mais qui m’ont cruellement manqué dans cette action-ci ! J’ai alors décidé de me battre sur le même terrain que ceux que l’on soupçonnait d’avoir entretenu les prisons secrètes, et d’essayer de faire un travail d’«intelligence». Mais, là aussi, je me trouvais pratiquement sans moyens: j’avais à ma disposition le secrétariat de la Commission mais il était totalement surchargé de travail. J’ai finalement pu obtenir l’aide d’un jeune collaborateur écossais de 28 ans. Ensemble, nous avons établi des contacts avec des journalistes d’investigations indépendants, avec des organisations non gouvernementales, avec des professionnels de l’«intelligence» de différents pays. Et nous avons commencé à rechercher et à assembler les pièces du puzzle. De son côté, début 2006, le Parlement de l’Union européenne a également décidé d’ouvrir une enquête parlementaire sur les vols et les prisons secrètes de la CIA en Europe. La Pologne étant membre de l’Union européenne et la Roumanie étant candidate, le Parlement voulait vérifier ce qu’il en était. Une commission ad hoc de quarante-six députés a été constituée. Dotée de grands moyens – treize personnes du secrétariat travaillaient uniquement sur cette affaire – cette commission se réunissait chaque semaine et procédait surtout à des auditions. Bien que les auditions de cette commission eussent lieu à huis clos, il n’était pas possible de leur garantir le moindre secret. Tandis que, travaillant seul, j’étais, moi, à même de pouvoir garantir le secret des sources. Nous avions donc une méthodologie et une approche complètement différentes. J’ai présenté le premier rapport en janvier 2006 et le rapport principal début juin 2006. J’ai pu obtenir une aide importante auprès du Ministère public de Milan. Je connaissais personnellement ces magistrats qui étaient en train d’enquêter sur la disparition d’Abou Omar, un ex-Imam de la mosquée de Milan d’origine égyptienne, qui avait obtenu l’asile politique en Italie depuis plusieurs années. Ces magistrats ont réussi à prouver qu’Abou Omar avait été enlevé en février 2003 par des agents des services secrets américains, et que ces derniers l’avaient transporté dans une camionnette à Aviano, à la base italienne de l’OTAN. Et d’Aviano ils l’avaient transporté à Ramstein en survolant la Suisse. Puis, de Ramstein, ils l’ont transporté au Caire où il fut remis aux autorités égyptiennes qui l’ont torturé. Je tiens à souligner ici l’importance de l’indépendance de la justice; le Ministère public milanais a agi malgré l’hostilité manifeste du gouvernement Berlusconi qui a tout tenté pour saboter cette enquête. C’est grâce à l’excellent travail des magistrats et de certains services de la police milanaise – ils ont fait une enquête d’une qualité absolument remarquable – que vingt-cinq agents de la CIA impliqués dans le rapt de l’Imam ont été identifiés, et que le Parquet de Milan a pu émettre un mandat d’arrêt international contre vingt-deux d’entre eux. Les magistrats milanais ont mis à ma disposition tous les actes de l’enquête. Je les ai examinés pendant une semaine. Et là, j’ai acquis la certitude morale que j’étais sur la bonne piste, que nous étions en présence d’un système, d’une logistique sophistiquée, qu’il était impossible que tout cela puisse se passer sans la collaboration, à un niveau ou l’autre, des autorités locales, et que le Pentagone et la CIA ne pouvaient pas être les seuls services impliqués dans ces «restitutions extraordinaires». Que signifie le terme de «restitutions extraordinaires» employé officiellement par la CIA ? En pratique, cela consiste à séquestrer des personnessoupçonnées d’avoir un lien avec le terrorisme, sans que cette accusation ait pu être vérifiée par l’autorité judiciaire, et à les transféreraux autorités de leur pays d’origine où elles sont soumises à des interrogatoires brutaux. L’objectif de ces «restitutions» secrètes est d’extorquer, par des actes de torture, des renseignements aux personnes séquestrées, et d’obtenir d’elles, sous la pression de menaces, qu’elles collaborent avec les services secrets et qu’elles agissent pratiquement comme agents infiltrés. C’est sur la base de ce concept de «restitutions» que les agents de la CIA ont séquestré probablement plus de cent personnes. Nous n’avons pas de données précises à ce stade. Quand ce système de «restitutions extraordinaires» a été connu de l’opinion publique, cela a soulevé de vifs débats aux Etats-Unis. On a alors tenté de justifier juridiquement ces «restitutions extraordinaires». Le juriste qui a fait la théorie de ce système est l’actuel ministre de la justice, Alberto Gonzales [en poste depuis janvier 2005], qui est aussi, dans le système américain, le procureur général des Etats-Unis. Ces «restitutions», et cela m’avait paru clair dès le début, supposaient une logistique, donc l’existence de centres de détention intermédiaires. Il est apparu par la suite que nombre de ces personnes séquestrées qui n’avaient pas été remises à leurs pays d’origine avaient été internées dans des prisons secrètes, soit à Bagram en Afghanistan, soit à Abou Ghraib à Bagdad, soit à Guantanamo Bay. Le 5 décembre 2005, Mme Rice – tout en justifiant les «restituions extraordinaires» et l’existence de Guantanamo – nous a donné une importante indication quand elle a déclaré que «les Etats-Unis n’avaient pas violé la souveraineté des états européens». Je pense que Mme Rice disait, pour une fois, la vérité. Elle révélait, en disant cela, que ce qui avait été découvert dans divers pays européens, au sujet des prisons secrètes, avait été fait avec la collaboration des services des Etats concernés; par conséquent il n’y avait pas eu de violation de la souveraineté de la part des Etats-Unis. En s’exprimant ainsi, Mme Rice a voulu signifier aux Européens qui critiquaient les Etats-Unis: «Ne faites pas les malins, vous avez vous-mêmes en d’autres temps, employé le système des restitutions». Mme Rice se référait ici au cas du terroriste Carlos, enlevé au Soudan par les services secrets français. Or, la grande différence dans ce cas-ci, et qu’elle a ignorée, est le fait que Carlos avait é |
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