Uruguay
MLN Tupamaros… L’adieu aux armes
Ernesto Herrera *
Ils n’ont pas pris le pouvoir, mais ils sont au gouvernement. Mieux que cela, le Mouvement de Participation Populaire (MPP) [1] est devenu le courant hégémonique de l’Encuentro Progresista – Frente Amplio, [2] devenant ainsi le principal soutien politique du gouvernement de Tabaré Vázquez [qui a obtenu 51,68 des suffrages lors de l'élection présidentielle d'octobre 2004; le Frente Amplio dipose de 17 des 30 sénateurs et de 52 des 99 députés; population de l'uruguay: 3,5 millions d'habitants]
Ils sont à la tête de deux ministères clé, celui de l’Agriculture et de la pêche (José Mujica) et celui du Travail et de la Sécurité Sociale (Eduardo Bonomi). Un de ses dirigeants historiques du MPP-MLN, Eleuterio Fernández Huidobro, préside la Commission de la Défense du Sénat et l’ancienne syndicaliste, Nora Castro, la Chambre des députés. Depuis juillet 2005, un des leurs (Ricardo Erlich) est le maire de la capitale, Montevideo. [3]
Nul ne le met en cause. Les Tupamaros sont devenus une force décisive… de gouvernement. Des centaines de leurs militants et de leurs cadres sont impliqués dans la gestion de l’appareil central de l’État. Ils disposent d’une force parlementaire [4] qui fait pencher la balance, d’un côté ou d’un autre, au sein d’un regroupement progressiste [le Frente amplio] qui détient la majorité absolue dans les deux chambres. Les Tupamaros sont les concepteurs du fameux projet d’un «pays productif», qui prône une large alliance avec des secteurs des entrepreneurs afin de construire «un vrai capitalisme». Sur beaucoup d’aspects, les Tupamaros constituent le facteur politique fondamental garantissant l’équilibre d’un gouvernement qui doit contenir l’énergie sociale et administrer les revendications populaires, en même temps qu’il applique un programme clairement libéral.
Il reste peu de chose de l’expérience de guerrilla et de l’horizon anticapitaliste du MLN des années 60 et 70, si ce n’est des meetings rituels qui rappellent le passé révolutionnaire. En particulier quand c’est son fondateur, Raúl Sendic, qui est évoqué, ou alors Che Guevara, voire la «prise de Pando» [ville proche de Montevideo, l'opération se déroula 1969]), une de leurs actions les plus spectaculaires. Ce discours de fidélité «héroïque» a deux destinataires principaux: d’une part, les vieux militants et, d’autre part, les jeunes qui s’incorporent attirés par la «mystique», mais dont il est nécessaire de consolider l’adhésion. Pendant ce temps, les vedettes de la direction actuelle exercent leur rôle d’hommes d’État.
Les revendications traditionnelles de la gauche révolutionnaire ont été abandonnées l’une après l’autre. Il ne reste plus de traces de la rupture avec le FMI, du non paiement de la dette extérieure, de la réforme agraire ou de l’étatisation de la banque et du commerce extérieur. Il reste encore moins de traces de l’exigence d’annulation de la Ley de Caducidad (loi d’impunité des crimes commis pendant la dictature) et du démantèlement de l’appareil répressif. Ces revendications étaient pourtant défendues par le MPP depuis sa fondation en 1989 [5] et jusqu’au milieu des années 90, aussi bien à l’intérieur du Frente Amplio que des organisations ouvrières et populaires. En 1999, déjà, le principal porte-drapeau du tournant «réaliste», José Mujica, annonçait que «changer le système est actuellement une utopie». [6]
Le IV Congrès du MPP (2004) a officialisé la nouvelle stratégie des tupamaros et l’entrée de plein pied dans le projet progressiste du «changement possible». La vision «pragmatique» adoptée implique la reconnaissance du «dialogue comme une façon de résoudre les conflits», ainsi que «la reconnaissance de toutes les parties: gouvernement, syndicats et organisations des patrons, dans la mesure où il faut entamer «la reconstruction nationale» et «reconstruire l’appareil productif». Cette refondation nationale nécessite «à n’en pas douter, de l’existence de forces armées imbues du projet stratégique national (…) et, dans un même temps de la défense de nos richesses naturelles» [7]
La réalisation récente du VII Congrès (octobre 2005) a entériné les options prises et a approuvé à une large majorité la politique de la direction, aussi bien en termes d’alliances que pour ce qui a trait au soutien inconditionnel au gouvernement de Tabaré Vázquez (membre du Parti socialiste), y compris à sa politique économique, bien qu’il y ait eu quelques grondements à propos de la politique du taux de change et du refus persistant de l’équipe économique de promulguer une loi favorable aux débiteurs de la Banque de la République, pour la plupart des producteurs ruraux devenus, aujourd’hui, des alliés de Mujica.
Les «différences stratégiques» ou les préoccupations sur la «croissante institutionnalisation» du MPP (et des cadres tupamaros) ont été, pour l’heure, reléguées à un deuxième plan. Une des voix «critiques» et prétendu représentant d’une aile «plus à gauche», le dirigeant historique Julio Marenales, a réaffirmé l’avancement «par étapes», ainsi que la politique de «refonder l’appareil productif capitaliste». Marenales insiste: «Nous ne pouvons pas demander aux forces progressistes – si elles le faisaient ce serait mieux – qu’elles soient pour une accumulation stratégique vers le socialisme. (…) Nous ne sommes pas entrés dans le Frente Amplio parce qu’il était socialiste; nous en avons fait une analyse et nous avons conclu que c’était une avancée». [8] En tout cas, la nuance de Julio Marrenales apparaît lorsqu’il est question de savoir jusqu’à quand les tupamaros seront les compagnons de route du gouvernement: «j’espère que nous ferons chemin ensemble pendant un bon moment», mais si le gouvernement «ne fait pas l’effort de tenir l’engagement de donner à manger aux gens, engager un processus afin de donner du travail aux gens… et bien, les gens lui feront payer la facture.» [9]
Cependant, le désenchantement est notoire chez des groupes importants de militants tupamaros. En particulier au sein d’une base rebelle, liée aux syndicats et aux mouvements populaires. Pour ces militants sociaux, partisans de la lutte de classe et combatifs, les discours pro-patronaux de Mujica et de Bonomi sont durs à avaler, ainsi que la défense d’un budget plus important pour les forces armées, défendue par Fernández Huidobro. Pis encore, lorsque les dirigeants du MPP approuvent l’intervention à Haïti, ou lorsqu' ils votent pour la participation de l’Uruguay dans l’Opération Unitas (manœuvres navales conjointes entre les États-Unis et les pays d'Amérique latine) ou encore quand ils annoncent qu’ils soutiendront le gouvernement lors de la signature d’un Traité d’Investissements avec les États-Unis. C’est trop.
C’est trop ou alors c’est emblématique des temps qui courent. Comme dans le cas d’autres «démocraties électorales», les classes possédantes ouvrent la voie d’accès au gouvernement à des forces qui, bien que d’origine socialiste et anticapitaliste, ne constituent plus une menace. Des forces qui, auparavant, opposaient, une résistance souvent intransigeante aux desseins des classes dominantes ont été converties par ces mêmes classes dominantes en forces fonctionnelles à leurs intérêts. C’est le cas du PT (Parti des Travailleurs) au Brésil, des Sandinistes (FSLN) au Nicaragua et du Frente Amplio en Uruguay, devenus des partis de l’ordre. Se pose, de nouveau, le problème de l’impuissance politique (pratique) à produire des réformes socio-économiques radicales et des transformations démocratiques décisives depuis les institutions bourgeoises et dans le cadre de la «gouvernabilité démocratique».
Mais cette capitulation ne se fait pas sans résistances. Non seulement à travers la lutte de la classe ouvrière et les couches populaires condamnées à la faim. Elle s'exprime aussi par des forces militantes impliquées dans un processus de réorganisation de la gauche révolutionnaire. C’est dans ce cadre que la lettre de Jorge Zabalza (voir ci-dessous), signée par des dizaines de camarades (dont beaucoup n’ont jamais été membres du MLN et n’ont pas fait partie de sa périphérie) acquiert l’importance d’un témoignage politique et éthique fondamental.
* Ernesto Herrera est le responsable de Correspondencia de prensa, organe d'information sur l'Âmérique latine. Les lecteurs et lectrices intéressés peuvent y souscrire en utilisant ce site.
1. Le MPP est le groupe politico-électoral constitué par le Mouvement de Libération Nationale (MLN), Tupamaros, et ses alliés. Lors de élections nationales du 31 octobre 2004, il a obtenu plus de 320000 voix, le 29 % des voix de l’Encuentro Progresista – Frente Amplio.
2. Lors des dernières élections, la coalition s’est présentée sous la dénomination Encuentro Progresista – Frente Amplio – Nueva Mayoría (EP – FA – NM) expression de l’éventail politique d’alliances de centre gauche. Il existe actuellement une proposition qui va dans le sens d’intégrer toutes les composantes dans une même direction. Quelques organisations politiques et des Comités de base du Frente Amplio s’y opposent, car ils y voient une «perte de l’identité du Frente Amplio (frenteamplista)».
3. Au niveau municipal, le MPP compte 52 conseillers dans tout le pays. Les élections de mai 2005 ont renforcé les positions des forces du Frente Amplio, qui a obtenu une majorité dans 8 départements, sur 19; mais ces déapretments concentrent deux tiers de la population.
4. Le MPP dispose de 6 sénateurs sur un total de 31 et de 18 députés sur 99.
5. Au moment de sa fondation, le MPP avait toutes les caractéristiques de regroupement de la gauche révolutionnaire et, en plus du MLN, en faisaient partie le Partido por la Victoria del Pueblo (PVP), le Partido Socialista de los trabajadores (PST) et le Movimiento Revolucionario Oriental (MRO).
6. Entretien dans Folha de Sao Paulo, 30-10-99.
7. Nouvelles Majorités: un projet stratégique national. VI Congrès du MPP, 2004.
8. Déclarations à l’hebdomadaire uruguayen Brecha, 8-7-05.
9. Entretien publié dans l’hebdomadaire économique urguayen Búsqueda, 9-6-05.
10. Entretien publié dans Brecha, 14-10-05.
11. Discours au Parque Franzini, premier meeting public du MLN, 19-12-87.
Lettre de Jorge Zabalza12 à Eleuterio Fernández Huidobro
A quoi bon d’avoir survécu, Ñato? (Ñato: surnom de EFH)
Le Che disait que dans une révolution, si celle-ci est vraie, l’on triomphe ou l’on meurt. Et qu’est-ce qu’elle était vraie la révolution tupamara ! On y donnait la vie entière ! Mais nous n’avons pas triomphé et nous ne sommes pas morts non plus; nous aurions pu n’être qu’un cher souvenir, mais, par contre, puisque nous continuons de vivre, nous courons tous les jours le risque de faire une grosse bêtise.
Il y a de vieux tupas (diminutif de tupamaros), dont vous, qui ne faites plus de politique tupamara, c'est-à-dire, en ayant un horizon insurrectionnel, comme celui que le sole