Uruguay

La victoire du Frente Amplio…
… version social-démocrate

Ernesto Herrera *

C’est la campagne électorale la plus plate de ces dernières années, dépolitisée et négative. Riche en expédients démagogiques et en colères théâtrales, elle était totalement dépourvue de contrastes programmatiques. La mobilisation a été limitée et l’enthousiasme populaire ne s’est manifesté qu’au compte-gouttes.

Cependant, il vaudrait la peine d’identifier le dénominateur commun des discours. En songeant sans doute au « jour d’après», les uns et les autres ont fait appel au mythe de «l’unité nationale», soucieux de prévoir des «ponts » permettant de négocier des «politiques d’Etat». Car dans «un pays de consensus» les accords sont des accords de fond, alors que les divergences portent sur la forme. C’est ce qu’a affirmé – avant le ballotage suite au premier tour du 25 octobre 2009 – l’autorité suprême de l’Etat, le Président Tabaré Vazquez: plutôt que de les voir comme un «conflit de modèles» ou de «projets pour le pays», il fallait comprendre les divergences entre Mujica (le candidat du Front ample) et Lacalle (le candidat de la droite) comme «deux manières d’envisager un gouvernement.» [1]

Renouvellement de mandat

Les pronostics se sont vérifiés. Le Frente Amplio a gagné le vote du 29 novembre pour la présidence, avec un avantage plus important que prévu par les sondages. La formule Mujica-Astori (Frente Amplio – Astori était le ministre de l’économie du gouvernement de Tabaré Vazquez) a obtenu le 52,6% des votes, alors que celle de Lacalle-Larrañaga (Parti National) a obtenu 43,3%. Le nombre de votes blancs ou nuls a été de 4,08%.

Presque cinq ans après avoir assumé le gouvernement (le 1er mars 2005), le «progressisme» n’a pas essuyé l’habituel vote de «sanction» des gouvernements en fin de mandat. Il a au contraire bénéficié d’un vote de récompense qui lui permet de renouveler le mandat. La majorité de l’électorat a ratifié sans appel l’orientation proposée par le Frente Amplio: «changement possible», «gradualisme», «modération», «gouvernabilité démocratique» – tout ce qui renforce l’ambiance de collaboration de classe.

La droite a de nouveau subi une écrasante défaite électorale. A aucun moment elle n’a pu réellement rivaliser avec le Frente Amplio. Même sur le terrain programmatique, elle n’a pas réussi à se distancer du gouvernement. Elle est même allée jusqu’à proposer d’ «améliorer» ce qui a été accompli par le Frente Amplio. C’est seulement durant les derniers jours de la campagne que la droite a lancé une série de propositions désespérées telles que la baisse générale des impôts et la promesse de «davantage de répression» pour combattre «l’insécurité». Elles sont restées sans effet. Et, à la différence de ce qui s’était passé il y a quelques années, la droite n’a pas non plus réussi à manipuler en sa faveur l’axe ordre–chaos et étatisme–libre marché. En ayant été à la tête de l’Etat, le Frente Amplio a mis fin à ce genre de dichotomies: avec l’autorité que lui donne son histoire de gauche, il a garanti l’ordre social et le libre marché, sans autoritarisme, proche d’une «droite modérée». Alors, pourquoi changer ?

D’après la perception majoritaire, le pays va «un peu mieux». Il n’y a pas eu de «réformes structurelles» (comme celles proposées autrefois par le Frente Amplio, telles la réforme agraire, l’étatisation des banques, le monopole du commerce extérieur, un système national de la santé, etc.), ni de «salariazo» [augmentation massive des salaires] comme le réclamaient autrefois les syndicats.

Il n’y a pas non plus eu de progression substantielle dans la justice sociale. Les riches sont toujours plus riches, au point que le gouvernement reconnaît que la «redistribution de la richesse» reste à faire. Entre 2005 et 2009, d’après les organismes officiels, les «salaires réels» ont augmenté de 22%. Néanmoins ce n’est que récemment qu’ils ont approché le niveau de 1998, et le pouvoir d’achat pour les biens alimentaires est 20% plus bas que son niveau d’avant la crise de 2002. Le chômage est descendu en dessous de la barre de 8%, mais le 40% des 200'000 nouveaux emplois créés se trouvent dans la catégorie de «mauvaise qualité» parce qu’ils sont en sous-emploi et sans couverture sociale. Et malgré toutes «les avancées», il y a la pauvreté: 640'000 pauvres l’étaient déjà en 2005 et continuent à l’être, soit 140'000 pauvres de plus que dans la période entre 1996 et 2001.

Malgré tout, le «bilan est favorable» si on le compare à «l’héritage maudit» laissé par les gouvernements de droite. Différentes mesures et politiques d’atténuation de la crise sociale ont eu leur impact: des conventions salariales et des rapports de travail plus favorables, une augmentation des retraites et des allocations familiales, l’Hôpital des Yeux (10'000 opérations gratuites avec l’aide des médecins cubains), la réforme de la santé (qui ne couvre pas les couches sociales exclues de l’économie «formelle»), etc. Et surtout les programmes d’assistance focalisés comme Panes, Trabajo por Uruguay, Plan Equidad.

Le «progressisme» a de nouveau réussi à obtenir la représentation des couches sociales les plus pauvres. L’annonce de Lacalle qu’en cas de victoire il passerait à la tronçonneuse les dépenses sociales et que le Plan d’Urgence Sociale n’avait servi qu’à payer 80'000 feignants, tout cela a fini par faire pencher de manière décisive la balance électorale en faveur du Frente Amplio. Le «bon sens» populaire s’est imposé. Même s’il faut signaler que Mujica n’a pas seulement obtenu les votes de la classe travailleuse et des plus pauvres, et que dans certains quartiers de «la classe moyenne élevée», y compris de bourgeois, il a eu davantage de votes que Lacalle.

C’est peu, mais suffisant pour revalider la légitimité: celle du Frente Amplio en tant que force politique; celle du gouvernement en tant que «dirigeant» de la société. La popularité de Tabaré Vazquez (le grand vainqueur de ce processus) compte avec un soutien de 71%; dans la région, seuls Lula (Brésil), Uribe (Colombie) et Bachelet (Chili) bénéficient d’un soutien comparable. Cet appui à Tabaré Vazquez synthétise cette hégémonie «progressiste», actuellement incontestable, dans la société.

Ces réussites modérées ont été célébrées avec effusion par certains médias alternatifs de l’étranger, et par une gauche «campiste» qui situe le Frente Amplio dans le «camp anti-impérialiste» – qui s’étend d’un extrême à l’autre, depuis Fidel Castro jusqu’à Lula da Silva. Mais elles se produisent évidemment dans le cadre d’un «modèle de développement» en accord avec le schéma néolibéral et avec les programmes d’austérité qu’imposent les institutions financières internationales.

Un horizon dégagé

Le climat politique est à «l’unité nationale». Mais cela ne doit pas tromper. Le Frente Amplio compte une majorité parlementaire propre (dans les deux chambres législatives). Il peut pratiquement tout faire sans négocier avec quiconque, et en évitant même la censure de ses ministres. Il y aura certainement des accords. Il y a déjà des «commissions de travail» sur la sécurité, sur l’éducation, sur l’environnement, sur l’énergie. La constitution d’un gouvernement de coalition «avec des ministres de tous les partis» tels que le préféreraient «le 74% des Uruguayens» et le 70% «des électeurs du Frente» [2] est peu probable. En tout cas, les amples convergences programmatiques s’exprimeront dans de «politiques d’Etat» et dans la coparticipation dans les entreprises et les banques publiques.

Le gouvernement présidé par Mujica va démarrer avec un horizon économique dégagé. Selon le gouvernement et les économistes libéraux, les «effets de la récession internationale ont été évités». D’après le Colombien Luis Alberto Moreno, président de la BID (Banque Interaméricaine de Développement): «En Uruguay l’économie s’est décélérée au cours du dernier trimestre de l’année passée, mais le véritable trimestre négatif a été le premier de 2009. Cela signifie que l’économie uruguayenne a été la dernière à sentir la crise et la première à sortir de la crise, car il y a déjà eu une reprise de la croissance au deuxième trimestre».[3]

Le PIB va croître entre 2.4% et 3%, les recettes fiscales sont «équilibrées» et les paiements extérieurs sont «gérables», du moins jusqu’en 2011. Avec l’inflation «contrôlée» (8% par année) et un record historique en ce qui concerne aussi bien les «investissements étrangers» (1500 millions de dollars) que les réserves dans la Banque Centrale (8043 millions de dollars), le gouvernement se sent en bonne position, en désaveu des scénarios «catastrophistes» que certains prédisaient (à la légère).

Le nouveau gouvernement pourra compter sur un large consensus politique et un soutien considérable des masses. Il pourra également compter sur la bienveillance de la direction du PIT-CNT [Intersyndicale plénière des travailleurs - Convention nationale des travailleurs], pièce maîtresse permettant d’imposer les politiques de «compromis social» avec le patronat et pour démobiliser les syndicats, tout comme l’a fait le gouvernement de Tabaré Vazquez, ce qui a entraîné la plus basse «conflictualité du travail» des 25 dernières années.

Enfin, ce gouvernement n’est pas menacé par la gauche. Les forces anticapitalistes se trouvent fragmentées et en plein repli. Elles sont restées en marge le processus électoral. Pendant ces élections, elles ne se sont exprimées que par quelques milliers de votes annulés. Ceux-ci ont toutefois leur importance puisqu’ils traduisent la volonté de ne pas céder au chantage de devoir choisir entre le «moins pire» et le «pire», et en définitive de se dresser dans la résistance.

Le plus à droite possible

Quelques croque-mitaines se sont agités – sans trop insister, il faut le dire – en faveur des momies de la droite réactionnaire tels les ex-présidents Sanguinetti et Batlle. Les exposants politiques les plus lucides de la classe dominante, les corporations patronales, les puissances médiatiques, savent bien que le Frente Amplio est une pièce maîtresse de la «loyauté institutionnelle», car son adhésion à l