Turquie Plus de deux mois de grève chez Tekel. Une lutte exemplaire. Rédaction La brèche Depuis le 15 décembre 2009, des milliers de travailleuses et travailleurs du groupe Tekel sont en grève. Ils manifestent en permanence, sous diverses formes, à Ankara. Le groupe Tekel est la compagnie qui a eu le monopole d’Etat de toutes les entreprises de production d’alcool et de tabac. Dans le cadre de la politique de privatisation du gouvernement de l’AKP (Parti de la justice et du développement, parti islamique) et de son premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le secteur du tabac a été vendu à la deuxième transnationale de la branche, British American Tobacco (BAT), pour 1,72 milliard d’euros. La branche alcool avait déjà été cédée à une entreprise française en 2003. D’autres entreprises sont sur la liste des privatisations, qui se sont accélérées depuis 2002: les centrales électriques, les usines de sucre, la loterie nationale. Il est prévu par le gouvernement de fermer tous les magasins du groupe Tekel en 2010. C’est dans ce contexte, entre autres, que prend toute son importance la lutte des travailleuses et travailleurs de Tekel, qui dure depuis plus de deux mois et qui rassemble des salarié·e·s turques, kurdes et autres, à partir de leur intérêt de classe. C’est un mouvement qui entre en écho avec les préoccupations de l’ensemble de la classe ouvrière dans toute la Turquie. Le 14 décembre 2009, des milliers de travailleuses et de travailleurs des entreprises de Tekel partent depuis de très nombreuses villes pour se rendre à Ankara et initier leur longue lutte. Dans les mêmes jours, des pompiers manifestaient contre la perte de leur emploi prévue pour début 2010. De même, des cheminots partaient en lutte pour protester contre le licenciement de leurs collègues pour cause de participation à une grève de divers secteurs le 25 novembre 2009. C’est dans ce climat que la lutte des travailleurs de Tekel doit être replacée. Ces derniers, comme les cheminots et les pompiers, ont dû faire face à des attaques brutales de la police anti-émeute. Contre les «mesures 4-C» Les travailleuses et travailleurs de Tekel, qui avaient un statut de fonctionnaire, ont comme première revendication la suppression de ladite «politique du 4-C». Dans le contexte des privatisations, des milliers d’ouvriers, en plus de ceux de Tekel et de ceux des secteurs qui seront privatisés, sont déjà placés sous le régime des «4-C» de la loi 657 ou de mesures similaires. Qu’est-ce que ce «4-C» ? C’est une mesure qui implique tout d’abord une forte baisse du salaire. Ensuite, une mutation dans des secteurs ayant des conditions de travail fortement péjorées. Le salaire indiqué par l’Etat est un maximum, il peut être réduit par le nouveau patron. Les heures de travail sont complètement déréglementées, selon le bon vouloir des directeurs d’usine, sans paiement des heures supplémentaires. Pouvoir est donné aux patrons de licencier de manière arbitraire et le temps de travail annuel peut varier de 3 à 11 mois, la période non travaillée n’étant pas payée. Cette politique du «4-C» ne vise pas que les travailleuses et travailleurs qui subissent les conséquences de la privatisation, mais introduit des normes qui permettent la surexploitation par le capital de l’ensemble des salarié·e·s du pays. C’est aussi à partir de ce constat qu’il faut saisir l’importance et l’écho de la lutte des travailleuses et travailleurs de Tekel. Echec aux divisions Le 5 décembre 2009, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan traite les ouvriers de Tekel de «fainéants qui veulent gagner de l’argent sans faire aucun travail», parce qu’ils refusent la mesure «4-C». Puis Erdogan ajoute: «Si vous n’êtes pas d’accord pour accepter les règles du 4-C, vous êtes libres de créer votre propre entreprise.» Il se revendique aussi d’un accord avec le syndicat Türk-Is, qui est en fait un prolongement du pouvoir gouvernemental. Face à cette provocation, le mouvement d’opposition et la mobilisation s’aiguisèrent et les discussions sur les formes d’une riposte se sont accélérées. Un ouvrier d’Adiyaman (ville du Kurdistan turc) explique ainsi ce qui se passe dans la tête de ses collègues: «Les discussions et la politique du gouvernement ont stimulé les collègues… Ils ont commencé à voir le vrai visage du Parti de la justice et du développement (AKP) à cause des mots d’insulte prononcés par le premier ministre. La première chose que certains firent a été de cesser d’être membres de l’AKP. Dans les discussions qui ont démarré sur le lieu de travail, nous avons décidé de protéger notre travail tous ensemble.» Autrement dit, l’AKP échouait dans sa volonté de diviser les travailleuses et les travailleurs selon les différentes régions et origines. D’ailleurs, la police anti-émeute ne réussit pas à empêcher les ouvriers des villes kurdes, où se trouvent de nombreuses usines de Tekel, d’entrer à Ankara pour la manifestation du 15 décembre. Les travailleurs des régions de l’ouest, de la Méditerranée, de la mer Noire refusèrent cette manœuvre. Et l’on vit des ouvriers de Tokat, une ville à tradition «nationaliste» et liée au pouvoir, prendre la tête de la mobilisation pour que tous puissent entrer ensemble à Ankara et mettre en échec la manœuvre de la police. Un slogan a été repris largement: «La fraternité des peuples, tel est notre combat». «Mourir dans l’honneur plutôt que de vivre dans la misère» C’est donc le 15 décembre que commence la manifestation de protestation en face du quartier général de l’AKP à Ankara. Le pouvoir espérait que le froid glacial découragerait les travailleurs. Le 17 décembre, la police les attaque. La détermination des travailleurs ne faiblit pas. Ils organisent une manifestation massive face au siège du syndicat Türk-Is, qui est proche des bâtiments du gouvernement. Dès ce moment, une partie significative de la classe ouvrière d’Ankara manifesta son soutien aux grévistes, ainsi que des secteurs d’étudiants. Cette solidarité matérielle (boissons, nourriture, tentes, etc.) a été un élément décisif pour assurer la permanence de la lutte. Cette lutte a vu, à la fois, le développement de procédures démocratiques de discussion parmi l’ensemble des travailleurs du groupe Tekel et un large front unique d’appui des organisations politiques de la gauche réelle. Sit-in, marches de protestation, grèves de la faim, organisation de campements dans des tentes ou des abris de fortune à même la rue traduisent ce qu’un ancien ouvrier de l’usine d’Istanbul formule ainsi: «C’est une lutte pour notre honneur. Nous continuerons à nous battre par tous les moyens» et qu’un autre exprime dans la formule: «Mourir dans l’honneur plutôt que de vivre dans la misère». Le quotidien français Le Monde, en date du 3 février 2010, doit constater: «Ce conflit social, qui a commencé en décembre 2009, embarrasse au plus haut point le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, dont la politique économique est contestée par les fonctionnaires et les classes populaires.» Voilà une des raisons pour lesquelles le premier ministre accuse les travailleurs d’être «instrumentalisés» et de mener «une campagne idéologique contre le gouvernement». L’échéance du 28 février Le 17 janvier 2010, une importante manifestation a rassemblé près de 100'000 personnes dans les rues d’Ankara. Dès le 15 janvier, une nouvelle vague d’ouvriers de Tekel était arrivée à Ankara pour participer au sit-in. Ils avaient pris des jours de congé maladie ou de vacances pour ce faire. De plus, des liens avaient été établis avec les travailleurs des usines du sucre qui se heurtent aux mesures du «4-C». Cela explique, entre autres, l’ampleur de la manifestation du 17 janvier. Elle commença à 10 heures, partant de la gare, pour se rendre à la place Sihhlye. De manière emblématique, sur l’estrade, prirent la parole d’abord un ouvrier de Tekel, puis un pompier, puis un ouvrier du sucre. Le désaccord des manifestants avec le dirigeant de Türk-Is, Mustafa Kumlu, s’exprima bruyamment et des mots d’ordre tels que «Türk-Is ne doit pas abuser de notre patience» furent lancés. Le 19 janvier, des centaines d’ouvriers des Tekel se joignirent à la manifestation des travailleurs du secteur de la santé qui étaient ce jour-là en grève. Les directions syndicales ont cherché à trouver un accord début février, mais cela a échoué. Une nouvelle échéance de mobilisation nationale est fixée au 28 février prochain. Une discussion sur les modalités d’action les plus efficaces, comme il est normal dans un tel conflit, se déroule dans les rangs des travailleuses et des travailleurs. Un des aspects les plus significatifs de l’action du comité de grève est l’importance donnée à l’extension de la lutte et à la solidarité ouvrière. De même, les ouvriers de Tekel font tout pour éviter que des fractions de la classe dominante, opposées au gouvernement de l’AKP, utilisent leur lutte à des fins étroitement partisanes. Un travailleur originaire de la région de la mer Noire, qui appartient à la minorité Laz, explique: «Notre lutte commune est la seule véritable ouverture démocratique en Turquie.» Il dénonce ainsi les déclarations «d’ouverture démocratique» faites par le gouvernement et qui se font toujours attendre. Les médias internationaux ont donné peu d’écho à cette importante lutte, qui chamboule la situation socio-politique en Turquie. Il en découle la nécessité d’élargir le mouvement de solidarité réclamé par les travailleurs de Tekel et que l’on retrouve dans la pétition ci-dessous. Ce d’autant plus qu’un des sièges de BAT [1] se trouve en Suisse (Lausanne) et qu’une initiative de solidarité face à cette présence serait la bienvenue. (Rédaction La brèche) [1] BAT contrôle 40 % du marché suisse des cigarettes et est un gros exportateur. Il emploie 600 salariés en Suisse, dont 400 à l’usine de Boncourt (Jura). Dans le bâtiment administratif de Lausanne, BAT emploie 120 salariés. Les marques principales vendues en Suisse et exportées sont Parisienne, Kent, Lucky Strike, Pall Mall, Select, MaryLong, Marocaine, Vogue et Dunhill. ***** Pétition des ouvriers de la compagnie Tekel 1. Les revendications des ouvriers de Tekel doivent être acceptées ! Les politiques du 4-C / 4-B doivent être annulées. 2. Toutes les lois asservissantes et porteuses de destruction sociale doivent être annulées (la loi 4857 sur le travail, et autres). 3. Emploi et sécurité au travail pour tous. 4. Arrêt immédiat des privatisations, interdiction des méthodes de production exigeant la flexibil |
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