Suisse

L’assurance-invalidité: un chantier en déconstruction permanente

Bernard Bovay et Charles-André Udry

En date du 14 mai 2006, un premier article concernant la 5e révision de l’assurance-invalidité (AI) a été publié sur ce site. Dans ce nouvel article, nous mettons en relief les atteintes portées à l’AI antérieurement à cette révision. De plus, nous soulignons les glissements qui s’opèrent dans la pratique comme dans la conception, avec comme résultat une mise en cause du droit à l’AI en particulier pour un secteur de salarié·e·s particulièrement fragilisés.

La mise au point du projet de 5e révision de l’assurance-invalidité (AI)­ – pratiquement sous toit – a été précédée de «réformes». Ces dernières ont multiplié les obstacles se dressant sur le parcours des personnes cherchant à obtenir des rentes d’invalidité. Ainsi, le 4 mai 2005, le Conseil fédéral a commis un message «concernant la modification de la loi fédérale sur l’assurance-invalidité (mesure de simplification de la procédure)».

L’exécutif a jugé cette «modification» urgente. Elle introduit divers mécanismes qui agiront comme des bras de levier pour renforcer les effets désirés de la 5e révision. Le Conseil fédéral a invoqué pour cela l’essor des oppositions contre les décisions des offices AI (surtout celles ayant trait aux rentes). De plus, il constatait qu’environ un tiers des litiges traités par le Tribunal fédéral des assurances (TFA) avait trait à l’assurance-invalidité. Pour en réduire le nombre, l’exécutif fédéral vise le porte-monnaie des recourants. Il met en cause le principe de la gratuité – actuellement, si l’opposition est considérée comme «abusive», cette gratuité est déjà refusée – de la procédure dans le domaine des assurances sociales. Pourtant, en 2000, cette gratuité avait été confirmée lors du débat aux Chambres concernant la Loi sur la partie générale des assurances (LPGA). La gratuité fut alors maintenue afin de garantir un droit élémentaire: réduire les difficultés d’ordre financier à l’engagement d’une opposition aux décisions prises en matière d’assurances sociales. Certes, cette «gratuité» ne concerne pas les autres frais liés à un procès, entre autres les frais d’avocat (qui peuvent parfois être couverts par une assistance juridique).

La discussion, il y a encore quelques années, indiquait qu’une majorité existait dans les deux Chambres  pour défendre un tel principe. Ainsi, le 17 juin 1999, Marc Suter, conseiller national radical bernois, rapporteur de langue française de la commission concernée, déclarait: «La proposition Bircher [1] modifie un principe fondamental du droit social, celui de la gratuité de la procédure de recours. Le droit actuel repose, en effet, sur le principe que tous les assurés doivent pouvoir faire valoir leurs droits, quelle que soit leur situation économique. Cela garantit l'égalité des assurés et renforce la confiance dans les assurances sociales.

La LPGA a repris ce principe. Résigner maintenant ce principe en suivant la proposition Bircher équivaudrait à un énorme retour en arrière. Aucun assuré ne doit être obligé de renoncer à faire valoir ses droits en raison des coûts de la procédure, alors qu'il a, en règle générale, cotisé pendant de longues années pour avoir ces droits.»

La liquidation d’un droit élémentaire

Pourtant, six ans plus tard, cette gratuité est liquidée avec l’argumentation suivante: «Si les recourants doivent s’acquitter d’une avance de frais, ils prendront mieux conscience de l’importance d’une action jusque devant la cour suprême que si elle était gratuite. Dans ces conditions ils auront tendance à renoncer à former des recours inutiles. Comme pour toutes les autres procédures de droit administratif, la personne qui envisage de recourir dans le domaine des assurances sociales doit peser mûrement le pour et le contre avant de former recours» (FF, 2005, p.2905).

Il est étonnant de justifier une telle mesure en faisant référence à l’ensemble des assurances sociales, tout en réservant la suppression de la gratuité pour la seule AI. L’objectif d’un assaut d’austérité contre les droits à l’AI n’en ressort ainsi que mieux.

En outre, les difficultés de tous ordres auxquelles se heurtent les personnes – souvent très fragilisées – qui contestent une décision des offices AI laissent peu de terrain à des recours faits à la légère, des «recours inutiles» ! D’ailleurs, le conseiller national Vert Luc Recordon soulignait lors du débat du 4 octobre 2005: «La question des coûts a véritablement […] un effet discriminatoire, et un effet discriminatoire marqué. Il faut voir qu’en matière d’AI et de demande de rente AI tout particulièrement, on a affaire à une population qui, par définition, est presque toujours dans une situation économique catastrophique.»

Pascal Couchepin radical et conseiller fédéral n’hésite pas à répliquer: «… jouer sur des sentiments humanistes justifiés à l’égard d’une petite minorité [sic !] pour rejeter cette mesure [élimination de la gratuité] est cynique, parce qu’on utilise les cas les plus difficiles pour faire croire que c’est la généralité.» Il est vrai que Pascal Couchepin divise les personnes demandant une rente AI en deux catégories: une toute petite minorité qui a droit à l’assistance judiciaire, et une seconde qui, sur le fond, n’a pas besoin de l’AI étant donné ses ressources économiques. Plus c’est gros, plus cela passe (pense-t-il): «S’il y a en effet des gens qui sont dans une situation dramatique – généralement ce sont des gens qui n’ont aucune difficulté à obtenir l’assistance judiciaire gratuite, et je trouve cela très juste – , il y en a également beaucoup d’autres qui sont dans une situation matérielle très confortable et qui demandent une rente AI parce qu’ils ont perdu une partie de leur capacité de travail, mais qui sont matériellement dans une bonne situation.» Autrement dit, il y a une petite minorité qui pourrait mériter l’AI – s’ils en font vraiment la démonstration – et le reste qui sont de potentiels profiteurs.

De fait, on retrouve ici une posture politique générale dans le domaine desdites assurances sociales: ces dernières ne relèvent pas de la catégorie des droits que doivent avoir des personnes, mais de concessions faites par l’autorité publique. Elles relèvent de la compassion (que Bush saura invoquer aux Etats-Unis). Pascal Couchepin enfonce le clou lors du débat au Conseil des Etats, le 6 décembre 2005: «Ce que nous voulons, nous, c’est qu’il ne soit pas facile d’obtenir une rente [parce que cela l’est ?], mais que tous ceux qui en ont besoin en obtiennent une.» Autrement dit, la petite minorité… de ceux qui la «méritent». Couchepin ajoute: «Ce n’est qu’un élément de la révision partielle que nous vous présentons aujourd’hui ; le plus gros élément viendra plus tard.» Pascal Couchepin pointait du doigt la 5e révision de l’AI.

Dans le même élan, afin de préparer cette révision, le Conseil national n’a pas hésité à tenter de supprimer les féries, en suivant la proposition du Conseil fédéral. Dans les procédures de recours existe une prolongation des délais fixés par la loi, appelés féries. Or, selon l’article 38 de la LPGA, alinéa 4: «Les délais en jours ou en mois fixés par la loi ou par l’autorité ne courent pas: a. du 7e jour avant Pâques au 7e après Pâques inclusivement ; b. du 15 juillet au 15 août inclusivement ; c du 18 décembre au 1er janvier inclusivement.» Cela empêche que des périodes peu propices à la défense des droits ou à interjeter une opposition à une décision puissent être mises à profit pour porter atteinte aux intérêts d’une personne. Or, le 4 octobre 2005, le Conseil national s’est partagé en deux: 88 voix pour, 88 voix contre. Il a fallu la voix de la présidente du Conseil national, Thérèse Meyer, PDC de Fribourg, pour constituer une majorité en faveur du maintien des féries. A coup sûr, cette remise en cause des féries reviendra à l’ordre du jour.

Les intentions proclamées de Couchepin du type «que tous ceux qui en ont besoin obtiennent une rente» relèvent d’une démagogie traditionnelle. En réalité, dans la pratique en cours, comme dans la révision qui la prolonge sont et seront touchés de plein fouet des travailleurs et travailleuses ayant des revenus bas, effectuant des travaux pénibles, usant, de force. A cela s’ajoute une révision systématique des rentes qui met dans des situations impossibles, invivables au sens strict du terme, des salarié·e·s touchant une rente depuis de nombreuses années. Ces derniers ne pourront retrouver un travail, alors que leurs rentes AI et LPP – fort basses, de plus – sont supprimées.

Des employeurs AI compatibles ?

Si la 5e révision – comme nous l’avons déjà montré dans l’article mentionné – va péjorer encore plus la situation des personnes devant recevoir une rente invalidité, le mécanisme à l'œuvre actuellement pour la détermination du degré d'invalidité relève déjà du scandale, en particulier pour les salarié·e·s dits modestes.

Prenons un exemple concret concernant un ouvrier agricole du Valais [2]. Il illustre le problème que rencontrent des milliers d'autres salarié·e·s. L'Office cantonal AI du Valais a fait parvenir à Giovanni la décision suivante:

«Pour l'évaluation de l'invalidité, le revenu du travail que la personne invalide pourra obtenir en exerçant l'activité que l'on peut raisonnablement attendre d'elle est comparé au revenu qu'elle aurait pu obtenir si elle n'était pas invalide. Il est sans importance pour l'évaluation du degré d'invalidité qu'une activité raisonnablement exigible soit effectivement exercée ou non. Pour déterminer le revenu d'invalidité, la jurisprudence admet la possibilité de se référer à des salaires ressortant des tableaux statistiques (Enquête suisse sur la structure des salaires – ESS).

Il ressort des renseignements médicaux en notre possession que votre état de santé actuel est compatible avec l'exercice d'une activité adaptée à plein temps en position alternée assis debout, sans travaux lourd. sans port de charge de plus de 5 kilos, sans exposition aux intempéries, à l'humidité et au froid, et sans mouvement répétitif avec les épaules.

Selon le tableau de l'ESS, le revenu exigible de votre part pour une activité légère et adaptée à plein temps, avec un rendement normal, est de 52 441,75 francs. Dès lors, l'invalidité de votre activité lucrative s'établit comme suit:

Revenu annuel professionnel raisonnablement exigible:
- sans invalidité: CHF 45 135, comme ouvrier agricole
- avec invalidité: CHF 52 441,75 selon ESS
- la perte de gain s'élève à CHF 0,00 = invalidité de zéro.

Votre inactivité ressortit donc à l'assurance-chômage, auprès de qui vous avez tout loisir de vous annoncer.»

L’inhumanité administrative qui ressort de ce texte ne peut que frapper le lecteur ; et encore plus celui qui a reçu cette décision de l'office AI. Toutefois, quelques commentaires sont nécessaires.

1. Avec les restrictions énumérées (pas de port de charge de plus 5 kg, etc.) pour exercer une activité professionnelle, comment est-il possible que le salaire censé être exigé par cette personne de son futur employeur soit supérieur de 608 francs par mois au revenu qu’elle touchait pour un travail alors qu’elle ne souffrait d’aucun handicap? La réponse à cette question ré