Suisse A propos du «droit de réserve» Dario Lopreno * «Lorsque Marguerite Duras sera exclue Danielle Laurin, «L'impossible vérité sur Marguerite Duras» L’article que nous publions ci-dessous a trait à un thème qui prend une importance croissante face à la normalisation que «l’autorité politique» tend à imposer de concert avec ses mesures d’austérité et de précarisation des statuts des employé·e·s de la fonction publique. Réd. Qu'est-ce que le «devoir de réserve»? Le devoir de réserve est une chose aussi éminemment moraliste qu'indéfinie, consistant dans «l'obligation morale particulière de se garder de tout excès dans ses propos et de se montrer discret, retenu (...). Il prend une dimension autre quand [le] sujet, du fait de sa position politique ou professionnelle, risquerait de compromettre par son indiscrétion l'aboutissement du projet auquel il participe. Mais il peut arriver, dans des circonstances particulières, que ce même sujet, du fait même de sa position, estime devoir sortir de son devoir de réserve, l'histoire nous en a fourni des exemples"[1]. Qu'est-ce que la violation du «devoir de fidélité»? L'adultère est la violation du devoir de fidélité que les époux se doivent mutuellement pendant le mariage, disent les trois principales religions européennes. «Le devoir de fidélité impose à l'agent public de se comporter de manière conforme à l'intérêt de l'Etat et de s'abstenir en conséquence de tout ce qui est contraire à cet intérêt», affirme de son côté le Conseil d'Etat (gouvernement cantonal) genevois via son ex-procureur[2]... Ainsi, le Conseil d'Etat genevois et l'ex-procureur général Bernard Bertossa - qui ont condamné tous deux l'enseignant genevois Hani Ramadan à perdre son emploi au nom du sacro-saint devoir de fidélité - ont sur le fond la même conception de la chose qu'Hani Ramadan, sauf que les deux premiers la conçoivent par rapport à l'Etat, le second par rapport à l'épouse. Intégrisme de la Raison d'Etat contre intégrisme d'Allah... Fidélité et réserve dans les rapports de travail Pour fidélité, le dictionnaire Robert nous indique: «qui ne manque pas à la foi donnée à quelqu'un, aux engagements pris, dont les affections, les sentiments ne changent pas, c'est-à-dire qui ne trahit pas, qui est conforme à la vérité», avec l'idée de constance, de dévouement, d'allégeance, d'attachement. A l'opposé, nous avons l'inconstance, le mensonge, voire l'erreur et même la trahison. Quant à la réserve, le dictionnaire la qualifie «d'attitude consistant à ne pas se livrer indiscrètement, à se garder de tout excès, à user de propos prudents». Ill'assimile à «la dignité» et à «la discrétion». A l'opposé nous avons la familiarité, l'audace, la hardiesse et aussi l'impudence. D'entrée de jeu ces deux termes, appliqués au domaine des rapports de travail, nous promènent sur les sables mouvants de la soumission et de l'autoritarisme. Étymologiquement, la fidélité (du latin fides accompagné du suffixe -ité qui donne un sens abstrait, générique) nous renvoie aux significations de «confiance, croyance en quelque chose ou en quelqu'un» et «loyauté»; le terme induit également une idée «d'engagement personnel, de promesse à maintenir, d'obligations à honorer». Tandis que la réserve (du latin re- préfixe qui appuie le sens du mot et servare) nous renvoie aux significations de «conserver, avoir des égards, manifester de la circonspection» et, enfin, «manifester ses propres pensées avec mesure et précaution». Ici les deux termes en question nous transportent vers les eaux troubles du respect et de la pensée hiérarchique. La raison généralement invoquée pour justifier la soumission à ce double régime - réserve et fidélité - des salariés du secteur public tient à la nature spécifique de la relation qui les lie avec leur employeur: «le fonctionnaire est réputé dépositaire d’une parcelle de la puissance publique. Il est, en conséquence, soumis à des devoirs et des obligations particuliers qui ne se résument pas aux aspects d’un contrat de travail de droit privé»[3]. Justification d'autant plus discutable que les rapports de travail dans le secteur privé impliquent également de telles allégeances[4]. Pour les «membres de la fonction publique» (l'expression parle de soi: les salariés considérés comme les "membres" d'un corps, l'Etat!) la réserve comme la fidélité n'ont pas uniquement trait à l'expression des opinions. En effet, elles imposent «au fonctionnaire d'éviter en toutes circonstances les comportements portant atteinte à la considération du service public à l'égard des administrés et des usagers»[5]. Les deux devoirs consistent donc dans la préoccupation d’éviter que les comportements et l'expression des opinions des salarié.e.s du secteur public - même lorsqu'ils ne sont pas en service - portent atteinte à l’intérêt de l'administration publique-employeur comprise comme l'administration publique-pouvoir-étatique. Devoirs de réserve et de fidélité désignent, en fin de compte, la soumission due à la réserve et l'obéissance due à la fidélité. Ce sont des devoirs à géométrie très variable et à très large spectre. En outre, «ici réapparaît le délicat problème du rapport entre fidélité et liberté: comment s’engager à être fidèle, d’une quelconque manière, sans abdiquer sa liberté ?»[6] Autrement dit, la fidélité a priori à son employeur, que ce dernier soit le secteur public ou une entreprise privée, est-elle compatible avec la pratique des libertés démocratiques? N'est-ce pas là une «vertu héritée d'un modèle militaire» de l'entreprise, pour reprendre les mots de Christelle Didier[7]? Dans son Traité de droit administratif, André Grisel (juriste de l’école de droit de Lausanne) se fonde sur la Loi fixant le statut des fonctionnaires fédéraux (qui n'est plus en vigueur, mais les propos de Grisel à ce sujet restent encore aujourd'hui une référence pour les administrations publiques en Suisse) pour définir l'obligation de fidélité. En service, écrit-il, la fidélité consiste dans l'obligation de s'acquitter de sa tâche et de rendre les supérieurs attentifs aux imperfections du service, tandis que dans le temps libre, c'est l'obligation de s'imposer «la retenue que requiert l'exercice de [la] charge» et «la confiance des administrés dans l'intégrité des agents publics». Suivent des précisions floues et protéiformes concernant les engagements financiers et les dettes, les violations de la morale et l'abus d'alcool, les infractions pénales, la manifestation des opinions personnelles, les choses sur lesquelles «l'administration a intérêt à empêcher la libre discussion», la critique extra-professionnelle des supérieurs, pour aboutir aux enseignants qui doivent «faire preuve d'objectivité» (sic!) et «éviteront toute apparence [resic!] de prosélytisme»[8]. Il est enfin intéressant de mentionner que nous avons demandé, par écrit et par téléphone, à plus d'une reprise, en nous adressant aux services juridiques respectivement de l'Office du personnel de l'Etat et du Département de l'instruction publique de Genève, en quoi consistait «la définition précise des notions de fidélité et de réserve, en matière de confiance (intérêts non économiques, non calomniateurs et non diffamatoires) et au-delà des notions génériques contenues dans les lois, règlements et les jurisprudences du Tribunal administratif ou des prud'hommes». Nous n'avons obtenu aucun résultat, sinon qu’«une thèse de doctorat ne suffirait pas à les définir» (sic).[9] Allégeance politique et utilitarisme autoritaire En toute logique, le non-respect des devoirs de réserve ou de fidélité doit, fondamentalement, être assimilé à un défaut d'allégeance à l'autorité politique, à une sorte de trahison d'un serment d'allégeance qu'on lui aurait fait, souvent implicitement, pour pouvoir «entrer dans la fonction publique». Mais ce serment est aussi souvent explicite («prêté»). Par exemple, en mars 1947, Harry Truman - le président des Etats-Unis responsable du largage des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki - crée une commission pouvant enquêter sur le passé des employés fédéraux, pouvant les licencier sans devoir en exposer les motifs. Dans la foulée, il introduit un serment d'allégeance obligatoire pour tous ces mêmes employés fédéraux. Aujourd'hui, dans le Royaume-Uni, afin de pallier le «défaut de sentiment de ‘britannicité’», outre la maîtrise de l'anglais «les immigrés doivent connaître le fonctionnement des institutions et s'imprégner de la culture et du civisme britanniques. Ils sont soumis à un test de citoyenneté avant d'être intégrés. Une cérémonie de citoyenneté est désormais prévue, au cours de laquelle l'impétrant prononce un ‘serment d'allégeance à la Reine et de défense des lois du royaume et de ses valeurs démocratiques’»[10]. Rappelons que, selon les dictionnaires d’étymologie et de langue française, l'allégeance est le propre de l'homme lige, c'est-à-dire: Nous avons donc toutes les raisons du monde de nous inquiéter lorsqu'une jurisprudence, relativement récente, des autorités administratives de la Confédération spécifie que «le devoir de fidélité se rapporte en particulier au comportement en service, mais le comportement hors service ne peut être totalement ignoré, dans la mesure où il a des effets négatifs sur la fonction exercée par le fonctionnaire, spécialement sur la réputation et la crédibilité de l'administration»[11]. Au-delà de l'allégeance, de la docilité, de la servilité, de la soumission du salarié à son patron et à sa «raison», qu'elle soit d'Etat ou d'intérêts strictement sonnants et trébuchants, la réserve et la fidélité consistent dans un utilitarisme autoritaire, amplement mis à contribution par la droite institutionnelle comme par la gauche institutionnelle lorsqu'elles détiennent une autorité politique, contrôlent une administration ou une entreprise. A ce sujet, on peut mentionner deux exemples des plus significatifs. Tout d’abord, un article du quotidien Le Monde, relatant la tentative de museler deux salariés de la municipalité de Paris, au nom du «devoir de réserve», et de les sanctionner exemplairement pour avoir témoigné, archives «confidentielles» de la municipalité à l'appui, afin d'aider à |
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