Travail et santé

Repères pour une clinique médicale du travail

Philippe Davezies, Annie Deveaux, Christian Torres *

«Nul ne pourra comprendre l’Esprit humain lui-même de manière adéquate, autrement dit distincte, s’il ne connaît d’abord la nature de notre Corps» (Spinoza, L’Ethique).

Les transformations en cours dans le champ de la santé au travail nous imposent une réflexion sur le point de vue spécifique et la contribution que le médecin peut apporter dans le cadre de la pluridisciplinarité.

Le travail est communément envisagé comme un lieu dans lequel les individus sont menacés par deux types de risques: des risques physico-chimiques, vis-à-vis desquels le salarié doit être protégé par l’interposition d’écrans, et des risques sociaux (exploitation, harcèlement, etc.) qui appellent un cadrage juridique. Les moyens à mettre en œuvre découlent directement d’une telle conception: l’épidémiologie pour le repérage des facteurs, l’hygiène industrielle pour la transformation, l’expertise médico-administrative et le juge pour le cadrage juridique.

A partir d’une telle vision, on ne voit pas bien l’intérêt d’une consultation médicale. Seulement cette conception repose sur une simplification majeure: elle véhicule une vision essentiellement passive du travailleur.

Or, pour comprendre les enjeux du travail en matière de santé, il ne suffit pas de considérer les causes de la pathologie, il faut prendre en compte les réponses que le travailleur déploie face aux sollicitations de son environnement. Le déplacement est de taille: les causes sont données, mais les réponses sont activement produites. Et, si nous disposons bien de modèles de compréhension dans le domaine des relations causales, notre équipement pour comprendre les réponses reste peu professionnel. Dans la mesure où il n’est pas de clinique qui ne soit appuyée sur un modèle hypothétique du fonctionnement humain, nous devons donc nous doter d’un modèle qui rende compte du travail du point de vue de l’engagement actif du sujet et de ses enjeux de santé.

Le corps machine ou le corps en acte ?

Les modèles du fonctionnement humain mobilisés en médecine du travail sont en grande partie fondés sur une physiologie du moteur humain héritée de Jules Amar. L’exécution est vue comme un processus efférent d’origine centrale caractérisé par une chaîne d’instructions: de la hiérarchie au travailleur, puis du cerveau aux muscles.

Ce schéma descendant accorde le primat au conscient: la tâche définie par la hiérarchie, le but poursuivi par le travailleur. Dans cette perspective, le travail est une affaire assez simple. Pourtant, l’ergonomie, comme la psychologie et la sociologie du travail, se sont construites sur le constat inverse: la mobilisation du corps est en avance sur la conscience. Le travailleur en fait beaucoup plus qu’il n’est capable d’en dire. «On ne sait pas de quoi un corps est capable» écrivait Spinoza (1). Ce point de vue ascendant est largement développé, étayé, par la neurophysiologie. Les travaux de Berthoz sur la physiologie de la perception et de l’action dessinent non pas un corps réagissant aux instructions et signaux qu’il reçoit passivement mais un corps engagé dans un mouvement actif de construction du monde: «un corps en acte» (2 et 3). Il nous faut donc mettre à jour nos conceptions du fonctionnement du corps, de la place de la conscience et des enjeux de santé qui y sont liés.

Du collectif à l’individu et de l’individu au collectif

Si le rapport individualisé au corps et à la pathologie nous distingue des autres approches cliniques du travail (ergonomie, psychologie du travail), nous différons aussi des autres approches médicales dans la mesure où notre clinique ne vise pas l’individu isolé mais la relation qu’il entretient avec son environnement. Or, cet environnement est le produit d’une construction à la fois individuelle et collective. La dimension sociale de l’activité de travail désigne donc l’autre pôle de la clinique: le collectif. C’est sur ce deuxième versant, à l’articulation de l’individu et du collectif que nous rencontrons les psychologies du travail: psychodynamique du travail (4) et clinique de l’activité (5).

L’ensemble de ces éléments délimite ce qui nous semble être l’espace de la clinique médicale du travail. Une clinique qui se déploie entre corps et collectif afin de rendre compte de l’articulation entre ces deux pôles et des enjeux de santé qu’elle comporte pour le sujet.

Un point de passage obligé: le rapport aux objets

Nous avons antérieurement souligné la nécessité de ne pas nous en tenir aux discours généraux grâce auxquels le salarié exprime sa souffrance dans la mesure où ces discours socialement calibrés ne rendent pas réellement compte de la singularité de son expérience (6). Nous avons insisté sur l’importance de la mise en récit des événements concrets qui l’amènent à la consultation. Pour souligner la nécessité d’une attention à la logique du sens qui structure ces récits, nous avions fait référence à la sémiotique, c’est-à-dire aux techniques qui permettent d’approfondir la lecture ou l’écoute d’un récit. Cette orientation nous conduit aujourd’hui à accorder une importance particulière à la question du rapport aux objets du travail.

En effet, le plus souvent, la souffrance au travail est exprimée sur le mode du conflit interpersonnel: le chef qui ne fait que., le collègue qui n’arrête pas de

Cependant l’expérience montre vite les limites d’une telle approche. Les relations de travail ne sont pas les relations familiales. Au travail, les relations entre humains sont médiatisées par les relations aux objets travaillés. Et, dès que l’on cherche de ce côté, apparaissent les désaccords sur la façon de se comporter vis-à-vis de ces objets (7). Ce sont eux qui constituent la base des affrontements. Il faut donc se tourner vers le type de rapport que les individus entretiennent avec les objets qu’ils travaillent et tenter de comprendre comment des divergences en matière d’orientation peuvent parfois se traduire par des atteintes graves à la santé.

L’activité comme enracinement

Cela a été beaucoup répété: au travail, les gens sont nécessairement confrontés à des aspects de la situation que la consigne n’a pas prévus. Etre un bon professionnel consiste à aborder la situation dans ce qu’elle a de particulier. Il faut alors mobiliser d’autres ressources que les savoirs techniques communs. Sur la nature de ces ressources, dans des milieux très différents, les travailleurs apportent des éléments convergents. Une femme, scientifique dirigeant une équipe d’ingénieurs de conception, me disait un jour où nous travaillions ensemble sur son activité: «Là, ce que je vais vous dire va vous paraître bien peu scientifique mais, là, il faut sentir». Et ces autres femmes, travaillant sur des dossiers d’assurance, qui utilisaient de façon synonyme pour rendre compte de leur travail: «sentir», «être dans le dossier», «entrer dans le dossier» (8). Cette question du sentir a été travaillée par Böhle et Milkau au sujet de la conduite de machines-outils: on ne travaille correctement que si l’on «sent la machine», que si l’on «entre dans la machine» (9). Et l’on ressent la douleur dans le ventre quand l’outil grippe sur le métal.

Il faut donc sentir la machine, sentir le dossier, sentir la demande. Ce sentir n’est pas réductible à un traitement des informations en provenance des organes sensoriels. Le sentir mobilise non seulement la mémoire des expériences antérieures de rapport à l’objet mais, plus globalement, l’ensemble de la sensibilité. C’est l’écho de ses propres particularités, les résonances entre la situation et sa propre histoire, qui guident l’exploration du professionnel (4). C’est ce qui confère à son activité son style propre (10). Böhle et Milkau ont proposé pour exprimer ce rapport professionnel aux objets, le concept d’activité subjectivante.

Cette mémoire des expériences antérieures ainsi mobilisée est une mémoire incorporée qui échappe en majeure partie à la conscience. Ainsi, dans le domaine de la neurophysiologie, Damasio montre un rapport au monde dans lequel la réaction du corps (l’émotion objectivable dans ses composantes neurovégétatives) précède la conscience et même, dans nombre de cas, n’accède pas à la conscience (11).

Berthoz nous emmène plus loin: Le cerveau, nous dit-il, n’est pas une machine réactive, c’est une machine proactive qui anticipe les conséquences de ses mouvements et de ceux du monde. Il possède, pour cela, inscrit dans l’anatomie des connexions synaptiques, des modèles internes du corps et du monde. Et il ajuste en permanence la sensibilité de ses capteurs sensoriels en fonction de ses intentions et de ses attentes.

L’acte et l’intention qui le soutient se font «organisateur de la perception, organisateur du monde perçu». L’extériorité du monde objectif laisse ainsi la place à un monde structuré par la mémoire du passé, par l’émotion et par la tension vers un devenir (2, 3, 12). Et cette mémoire du corps, ces émotions et cette tension sont inscrites dans l’organisation biologique et dans les montages neuronaux qui gardent la trace des expériences du monde.

Tout cela rejoint les constats quotidiens: il n’est pas possible de travailler correctement si l’on n’a pas mis de soi dans le travail. L’activité brouille les frontières entre le sujet et l’objet. Travailler implique de donner chair à la relation, de construire une situation où sujet et objet sont ressentis comme la même chair. Pour exprimer ce rapport émotionnel direct aux objets, Damasio utilise une notion qui exprime ce brouillage des frontières: la notion d’«objets émotionnellement compétents».

C’est là le premier point sur lequel nous souhaitons insister: il y a quelque chose de mutilant à penser une subjectivité hors de son enracinement particulier dans le monde. Les individus sont constitués par le réseau de relations qui les relient aux humains et aux non humains (13). C’est l’enracinement, le point de vue, qui constituent le sujet et non l’inverse (14).

En consultation, l’attention aux objets mis en scène par le récit permet pratiquement de dresser la topographie du réseau qui constitue l’identité professionnelle du salarié. Cela constitue une approche très simple de la dimension narrative de l’identité (15, 16) et une première approche de la façon dont les transformations introduites dans l’organisation du travail peuvent constituer une menace ou une amputation de cette identité.

Une telle approche peut aussi susciter des interrogations. En effet, il peut apparaître que des éléments pourtant majeurs de la situation, par exemple des difficultés ou des risques notoires, sont totalement absents de l’évocation des enjeux du travail. Ce type de constat doit alerter. L’absence de discours sur des dimensions pourtant évidemment problématiques de l’activité témoigne du fait que les salariés sont confrontés à des questions vis-à-vis desquelles ils sont désarmés au point de préférer les laisser hors du champ de la discussion. La psychopathologie du travail a souligné la nécessité de prêter attention à ces dimensions de la situation qui, justement parce qu’elles ne trouvent pas à s’exprimer, peuvent s’avérer très coûteuses (17). Il n’est pourtant pas possible de s’en tenir là. L’approche de l’identité en terme de réseau de relation ne vaut que comme une photographie à un moment donné. Il faut la réinscrire dans une dynamique, dans une trajectoire.

Un modèle d’activit&eacu