Travail et Santé

Activité, subjectivité, santé

Philippe Davezies *

Depuis les années 80, la question de la santé au travail avait été éclipsée par celle de l’emploi. Elle revient au premier plan sous la double poussée des associations de victimes de l’amiante et de l’harmonisation des législations européennes. L’heure est à la mobilisation et la première étape vise l’évaluation des risques.

Dans cette perspective, les connaissances de base concernent le danger potentiel lié à tel ou tel facteur présent dans la situation de travail. En matière d’exposition toxique, les fiches de données de sécurité, complétées par les informations accessibles sur Internet permettent dans de très nombreux cas de poser le problème. 

Les données disponibles montrent, par exemple, que l’exposition prolongée à tel solvant peut être la cause d’une atteinte du système nerveux. Cependant, il ne s’agit là que d’une évaluation du danger.

L’évaluation des risques impose d’y ajouter la prise en compte des conditions d’exposition et donc de l’activité dans laquelle elle survient. Ce sera plus vrai encore lorsqu’il s’agira de transformer la situation. Il est tentant de s’imaginer que l’action ne portera que sur le facteur incriminé mais, en réalité, la prévention impliquera de transformer le rapport à la situation et les façons de travailler. C’est pourquoi, la prévention ne peut pas être mise en place sans la participation des travailleurs eux-mêmes.

La question se posera d’ailleurs d’emblée lorsqu’il s’agira d’aborder les risques psychiques en lien avec l’organisation du travail puisque ceux-ci ne peuvent être explorés sans les intéressés. Dans tous les cas, mettre en place une prévention qui fonctionne implique de prendre en considération le rapport des salariés à leur propre travail. Il faut pour cela disposer d’un minimum de notions sur les enjeux de ce rapport au travail.

Le plus souvent, les questions du rapport au travail sont abordées dans le cadre d’un raisonnement de nature économique centré sur la question de l’exploitation de la force de travail. Du côté de la contribution, il s’agit de réduire la peine, d’améliorer les conditions de travail, de faciliter l’activité; du côté de la rétribution, il faut améliorer le salaire ou obtenir réparation du préjudice. Cette approche présente une forte légitimité; elle apparaît néanmoins insuffisante. Dans de très nombreuses situations, elle ne permet pas de rendre compte du rapport que les salariés entretiennent avec leur travail.

Il existe trois versions de ce texte. Celle-ci est orientée vers la discussion avec les syndicalistes, les deux  autres diffèrent légèrement dans la mesure où ils reprennent la question du point de vue de la clinique médicale du travail. Le texte «Repères pour une clinique médicale du travail», publié dans les Archives des Maladies Professionnelles, contient les références bibliographiques. Il existe enfin une version légèrement différente qui correspond à la présentation orale au 29e Congrès National de Médecine et Santé au Travail (Lyon, le 31 mai 2006)

Pour illustrer cette difficulté, nous partirons du cas de Christiane. Partir ainsi d’un cas individuel nous semble légitime. En effet, dans le contexte actuel d’individualisation du rapport au travail, le principal problème auquel nous sommes confrontés consiste à tenter de donner une issue collective à des questions de nature sociale et organisationnelle que les individus portent comme des questions personnelles.

Un cas de décompensation individuelle

Christiane est âgée de 56 ans. Elle se présente en consultation, adressée par son médecin du travail pour un syndrome anxio-dépressif en relation avec un conflit professionnel. Elle est en arrêt de travail et sous traitement antidépresseur depuis plusieurs mois.

L’entreprise dans laquelle elle travaille depuis 26 ans fabrique et vend des outils industriels particuliers. Au départ, armée de son CAP d’employée de bureau et de ses expériences professionnelles antérieures, elle a assumé, seule au côté du directeur, l’ensemble du travail administratif.

Avec le développement de l’entreprise, la charge de travail s’est considérablement accrue. Le secteur administratif s’est développé; il emploie aujourd’hui 12 personnes. L’activité de Christiane a été concentrée sur l’enregistrement des commandes mais cela représente encore une charge très importante pour une seule personne et l’activité connaît des retards. Des employées sont de temps en temps libérées pour lui prêter main-forte.

A la fin de l’année 2002, l’entreprise est vendue et une nouvelle directrice administrative arrive en 2003. Christiane espère, à ce moment, que les réorganisations prévues vont améliorer la situation et réduire sa surcharge. Effectivement, après étude des postes, la directrice administrative prend des mesures pour équilibrer les charges de travail. Une rotation sur les différents postes est instituée entre les employées afin d’aboutir, à terme, à une polyvalence de chacune. Il sera ainsi possible d’ajuster les affectations en fonction des pics d’activité.

Ces mesures doivent objectivement améliorer la situation de Christiane. Pourtant les propositions de réorganisation débouchent rapidement sur un conflit entre elle et la directrice administrative autour de la façon de traiter les commandes dans ce nouveau contexte. La relation s’envenime e à travers une série d’incompréhensions et de frottements jusqu’au jour où la situation bascule à l’occasion d’une altercation.

Le scénario est malheureusement courant: Christiane quitte son poste de travail et arrive en pleurs chez son médecin traitant. Celui-ci l’arrête pour quelques jours. La direction réagit à l’incident par une lettre recommandée avec accusé de réception dans laquelle Christiane se voit reprocher son comportement. Un essai de reprise du travail montre rapidement qu’elle est émotionnellement incapable de supporter la relation avec la directrice. Elle est arrêtée à nouveau pour décompensation anxio-dépressive…

Le plus souvent, ce type d’histoire est interprété en termes de harcèlement moral. Les ingrédients traditionnels sont en effet présents: rachat de l’entreprise et arrivée d’une nouvelle direction, «rationalisation» de l’organisation, conflit et pression sur un salarié jusqu’à la décompensation. L’interprétation en termes de harcèlement véhicule alors son cortège d’interprétations psychologiques sur la nature des personnes.

Cependant, comme chaque fois, le fait de prêter attention aux questions du travail révèle rapidement un autre scénario. Si les deux femmes se sont affrontées, c’est parce qu’elles ont une représentation très différente de l’activité d’enregistrement des commandes. Pour la directrice, il s’agit d’un simple poste de saisie et elle s’irrite de voir qu’un enregistrement puisse parfois prendre plus d’une demi-heure. Pour madame X., l’enregistrement impose une série de contrôles. L’entreprise fabrique sur mesure, à la demande, du matériel non-standard. La commande doit donc comporter un descriptif précis et la codification doit prendre en compte ces particularités ce qui suppose une utilisation fine des nomenclatures. Il arrive aussi de façon courante que la commande du client diffère plus ou moins du devis préalablement réalisé par l’entreprise (délais, spécifications, prix, conditions de paiement, etc…). Il s’agit en général de différences portant sur des points de détail, mais qui vont se révéler facteurs de litige au moment du règlement.

De plus, Christiane possède la mémoire de l’entreprise; face à une commande, elle est en mesure de se représenter l’outil, de repérer des incohérences dans la proposition du service commercial, d’anticiper des difficultés qui vont se présenter à la production et d’intervenir pour les éviter. Enfin, elle connaît les clients. Elle sait que certains sont plus exigeants, par exemple en matière de délai, et qu’il faut en tenir compte dans la planification de la mise en fabrication. Elle considère que le traitement de la commande est une étape décisive pour le bon fonctionnement de l’ensemble de l’entreprise et elle est très engagée dans son travail.

Comme c’est très généralement le cas, le conflit ne trouve donc pas son origine dans telle ou telle particularité psychologique des participantes mais dans une différence d’appréciation sur la façon de traiter un objet du travail, ici la commande.

Au plan de l’action, le repérage de l’objet du conflit et des divergences de perception est un élément décisif dans la perspective d’une reprise de la discussion et de la recherche d’un compromis acceptable. Une telle orientation pose cependant de sérieux problèmes en termes de compréhension des impacts en  matière de santé.

En effet, l’approche traditionnelle appelle des interprétations du genre «les moyens mis à disposition ne permettent pas de répondre aux exigences du travail sans risque pour la santé». Or, dans le cas présent, les  mesures prises par la directrice impliquent justement une diminution du niveau d’exigence dans l’activité d’enregistrement des commandes. Elles conduisent objectivement à une réduction de la surcharge; elles devraient donc se traduire par une diminution de l’insatisfaction. C’est pourtant le contraire qui se produit jusqu’à déboucher sur une décompensation dépressive.

En pareil cas, les explications psychologiques en terme de harcèlement pervers ne sont que des tentatives pour sortir de l’impasse d’une approche qui ne permet pas de comprendre les enjeux de l’affrontement. Il y a incompréhension parce que la situation n’est envisagée qu’en termes de relations entre les protagonistes et que ce qui se joue dans le rapport aux objets du travail n’est pas pris au sérieux.

Rapport aux objets et aliénation

Comprendre le travail impliquerait d’accorder un intérêt à l’activité et à la façon dont s’y construit le rapport aux objets. Or, il faut bien constater qu’une telle orientation se heurte à des obstacles extrêmement puissants. A la différence des pensées animistes ou de la pensée chinoise, la pensée occidentale a construit sa dynamique et sa capacité d’emprise sur le monde sur la séparation stricte entre sujet et objet. Il y a d’un côté le monde spécifiquement humain, limité aux relations entre sujets, de l’autre, bien séparé, le monde des choses.

Les relations entre humains sont valorisées alors que le rapport aux objets, considéré sous un jour purement instrumental, est dévalorisé. C’est, a fortiori, le cas dans le travail: le rapport à l’objet est imposé de l’extérieur au salarié, il s’agit donc d’un rapport aliéné.

C’est cette dimension de soumission à la prescription d’autrui, cette dimension d’hétéronomie, qui conduisait Aristote à considérer le travail comme naturellement destiné à l’esclave. Dans la mesure où le sujet se trouve dans une position d’extériorité par rapport au travail qui est attendu de lui; il ne peut exister pleinement qu’hors de son activité productive. Ces conceptions anciennes demeurent très présentes dans la philosophie politique contem- poraine. Hannah Arendt exalte l’action: «La seule activité hum aine qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière».

Pour elle l’homme ne se manifeste comme spécifiquement humain que dans ce domaine des relations non médiatisées par les objets. Jurgen Habermas témoigne de la même méfiance: il distingue et oppose la rationalité instrumentale et rationalité communicationnelle, la première relevant du domaine de l’aliénation et la seconde de l’émancipation.

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