Russie

Le mouvement du logement en Russie:
état des lieux

Carine Clément *

Il y a un an, le 1er janvier 2006, entrait en vigueur le nouveau Code du logement de la Fédération de Russie, qu'en est-il un an après du droit au logement et des luttes pour le respect de ce droit?

Les conditions de la réforme

En Union Soviétique, le niveau de paiement des charges liées au logement était d'environ 5% de leur coût réel. En 1994 le Président Eltsine a engagé une réforme visant à faire payer 100% du coût réel des charges communales et du logement par la population. Depuis, les prix flambent dans le secteur du logement, grevant le budget des ménages dont les revenus sont loin d'augmenter en conséquence. Si l'on ajoute à ce problème le déficit de logements, en particulier sociaux, et la détérioration de l'état des habitations, nous comprenons que les sondages indiquent tous le problème du logement comme le premier motif de mécontentement de la population (pour plus de 70% des sondés en moyenne).

Si une réforme de la politique du logement s'avère indispensable étant donné l'accumulation des dettes par les entreprises municipales de gestion des logements et des infrastructures communales, le vieillissement des immeubles et des infrastructures, la détérioration des services de maintenance et le manque aigu de logements, il est permis de critiquer le cours des réformes entreprises par le gouvernement russe, sous l'influence d'organisations ultra-libérales russes (en particulier, l'Institut des problèmes de la ville, inspirateur du nouveau Code du logement) et internationales (en particulier la Banque Mondiale et l'OMC). Le cours choisi par le gouvernement tient en trois mots-clés: libération des prix, privatisation et marché. En gros, sont reproduites les recettes des réformes économiques du début des années 90, à la chute de l'Union soviétique: d'abord le choc, ensuite (peut-être) la réforme des institutions. Nous savons déjà le désastre auquel ces réformes ont conduit: massif non-paiement des salaires, création de monopoles oligarchiques, vente à prix soldé d'une multitude d'entreprises, chute radicale de la production. Et l'on nous propose aujourd'hui d'emprunter la même voie pour réformer le secteur du logement... Soit dit en passant, si les conséquences de la "thérapie de choc" furent désastreuses pour la majorité de la population, un étroit groupe de dirigeants et de businessmen en a énormément profité. Il y a tout lieu de supposer que la réforme de la sphère du logement s'inscrit dans la même logique et devrait permettre le triomphe de groupes d'intérêts économiques liés aux pouvoirs locaux. Leur enrichissement se fera, bien sûr, au détriment de la majorité de la population.

Car le monde des affaires cherche actuellement d'autres sources d'argent facile. Le partage de la propriété est à peu près achevé dans la sphère de la production, et si les OPA et raids agressifs se multiplient ces derniers temps, ils témoignent surtout du rétrécissement des possibilités dans cette sphère. C'est donc au tour de la sphère des services, qui plus est des services publics, le logement, l'éducation, la médecine, les transports publics. Le logement et la sphère des services communaux constituent un morceau de choix. D'après les estimations du député d'opposition à la Douma d'Etat Oleg Shein, les flux financiers transitant dans ce secteur se montent à environ 3 trillions de roubles (8,5 milliards d'Euros) l'année, que cherchent à capter les nouveaux opérateurs privés. Fait aggravant, les habitants sont presque "habitués" à payer (au risque de se voir couper l'électricité ou d'être expulsés) alors qu'ils ne bénéficient généralement pas de services à la hauteur de leur paiement. Notamment en ce qui concerne les prestations d'entretien et de réfection des immeubles, ceux-ci sont la plupart du temps superficiels. Pire encore, la manne ne concerne pas seulement les services communaux liés au logement, la question se pose également de la gestion des immeubles et des terrains attenants, et sans doute à terme de la possibilité de les "privatiser" à la russe, de manière plus ou moins légale. Les enjeux étant élevés, la pression sur les habitants est très forte, à des fins de manipulations, en provenance de structures mi-privées, mi-étatiques. Or, malheureusement, malgré une montée du mouvement pour la défense du droit au logement, la majorité des habitants de Russie restent passifs, peu habitués à s'organiser pour la défense de leurs appartements et immeubles, encore moins à autogérer leurs habitations. Jusqu'à présent on peut trouver des gens croyant fermement que s'ils se conduisent "bien" (loyalement), l'Etat s'occupera d'eux, leur fournira un logement, améliorera leurs conditions de logement ou leur concédera des subsides. Ces illusions paternalistes sont soigneusement entretenues par le pouvoir en place et les médias fédéraux. En fait, se prépare une vaste opération de hold-up immobilier. Faisons le point sur les grandes lignes de cette opération et sur les possibilités de résister.

Les charges et le mouvement de protestation contre la hausse des tarifs

La loi fédérale ‡‚210 sur la régulation des tarifs communaux, avec les amendements de la loi ‡‚184, entrée en vigueur au 1 janvier 2006, établit des niveaux de hausse de tarifs maximaux par régions. Cependant, la pratique de l'année passée montre que le Service fédéral chargé de la régulation des tarifs "adapte" (évidemment dans le sens de la hausse) facilement les taux maximaux aux desiderata des pouvoirs régionaux et locaux. De plus, la loi en question ne régule que temporairement les tarifs. Concernant les services communaux (gaz, électricité, eau), les tarifs seront complètement libérés en 2009, et en ce qui concerne les services du logement (entretien et réfection), ils deviennent libres dès lors que l'immeuble passe sous une autre gestion que celle de l'Etat (la date butoir étant juillet 2007 pour toutes les habitations). Le gouvernement cherchant à se décharger de toute responsabilité en la matière, la seule manière de résister est d'organiser un contrôle par les citoyens. Et la seule arme légale dont ils disposent désormais est l'accord de gestion de l'immeuble. Si cet accord est négocié par des habitants organisés en collectifs, il y a moyen d'imposer ses conditions à la société de gestion ou de services d'entretien. Si l'accord est imposé par le pouvoir municipal et la société de gestion privée qu'il aura choisie, il y a toutes les chances pour que les termes en soient plus que défavorables aux habitants.

Un autre problème est celui de l'insuffisance de la concurrence dans le secteur. Pour négocier des tarifs corrects, il faut qu'il y ait un minimum de concurrence entre les opérateurs. Or les services communaux font l'objet d'un quasi-monopole et la sphère du logement est dominée par les anciennes sociétés de gestion communales (les célèbres JEK en russe) privatisées ou en voie de privatisation et bénéficiant de leurs liens préférentiels avec les pouvoirs locaux. Et, cette fois encore, nos réformateurs libéraux ne se sont absolument pas souciés de concurrence, selon leur principe favori: d'abord la privatisation, et on verra après pour la concurrence. Dans la pratique cela donnera des monopoles privés étroitement liés aux pouvoirs locaux, voire fédéraux. Dès à présent le caractère monopolistique du secteur, ainsi que l'absence de transparence financière, alliés à la corruption du pouvoir, sont les facteurs essentiels expliquant un niveau de tarifs bien supérieur au coût de revient. Demain la hausse des tarifs devrait donc être exponentielle.

Les tarifs sont déjà d'un poids trop lourd à supporter pour une grande partie de la population, en particulier les retraités, les habitants de petites villes ainsi que les habitants déjà passés entre les mains des sociétés de gestion. Aussi assiste-t-on depuis déjà quelques années à la multiplication des actions de protestations contre la hausse démesurée des tarifs, surtout en début d'année, lorsque les habitants reçoivent leurs nouvelles factures .

L'année 2006 s'est ainsi ouverte sur de nombreuses manifestations relativement massives (rassemblant quelques milliers de personnes) contre la hausse des tarifs, souvent accompagnées de blocages spontanés de grands axes routiers (par exemple, à Blagovechensk, Lipetsk ou Oulianovsk). Dans les grandes agglomérations ces actions sont souvent organisées par les forces politiques d'opposition, en premier lieu par le Parti communiste (KPRF), dans les plus petites villes, elles éclatent le plus souvent de façon spontanée. Cependant, en règle générale, elles ne donnent pas de résultats, les tarifs n'étant pas révisés à la baisse. Les autres moyens de lutte, comme les procès intentés pour tarifs économiquement infondés, que beaucoup d'habitants avaient gagnés les années précédentes, ont perdu leur efficacité du fait des réformes législatives ayant, entre autres, abrogé l'obligation de l'expertise indépendante du bien-fondé économique des tarifs.

Une hausse importante des tarifs dans des conditions de stagnations des salaires et des retraites risque de conduire à une vague d'expulsions pour non-paiement des charges et du loyer (l'expulsion est légale sur décision de justice après 6 mois de non-paiement consécutifs, en l'absence de "raisons valables"). Or la pratique de l'année passée indique déjà que les tribunaux interprètent de façon très "souple" l'existence de "raisons valables", ignorant par exemple les cas de chômage ou d'isolement social. Les expulsions ont déjà commencé, sans prendre pour le moment de caractère massif (bien qu'il soit difficile de juger étant donné l'absence de statistiques dans ce domaine). Dans certains cas, en particulier lorsqu'il s'agit d'expulsions des foyers de travailleurs, l'intervention solidaire des voisins ou militants a permis d'éviter des expulsions, mais il n'y a pas pour le moment en Russie de réel mouvement de masse d'opposition aux expulsions, sans doute parce que les expulsions touchent pour l'instant surtout des catégories de personnes déclassées ou en situation d'exclusion sociale. Cependant, de même que dans les pays d'Europe de l'Est ayant connu plus précocement la libération des tarifs et des loyers, il faut s'attendre à une aggravation du risque d'expulsion. Or comme les locataires sont les plus menacés par ce risque, il faudrait penser à développer un mouvement de défense des droits des locataires, pour l'instant presque inexistant en Russie (la stratégie privilégiée par ceux qui le peuvent est la privatisation gratuite de leur logement d'Etat, possible jusqu'à la date butoir, repoussée une fois suite aux mouvements de protestation, du 1er mars 2010).

La gestion des immeubles et le mouvement des habitants

Se débarrasser de toute responsabilité concernant l'état des immeubles, transférer le coût de leur entretien et de leur réfection aux habitants et orienter les profits de l'exploitation des richesses immobilières et communales à des sociétés privées de gestion, telles sont les lignes principales de la nouvelle politique du logement. Les arguments avancés sont, premièrement, que l'Etat n'a plus les moyens financiers de supporter cette charge et, deuxièmement, que dans tout le monde "civilisé", les propriétaires de logements sont organisés en coopératives ou autres collectifs et gèrent eux-mêmes leurs habitations.

Cependant, s'il est question de règles "civilisées", il faudrait peut-être que l'Etat se les applique à lui-même. Ainsi que le revendiquent depuis des mois une multitude de manifestants, dans leurs résolutions ou pétitions, il faudrait en particulier que l'Etat reconnaisse la dette qu'il a accumulée à l'égard des habitants qui ont régulièrement payé les charges d'entretien des immeubles aux sociétés étatiques ou communales, alors que dans la majorité des cas cet entretien s'est réduit à un coup de peinture cosmétique dans les entrées d'immeubles, voire s'est traduit par le délabrement du bâtiment. Au premier rang des revendications du mouvement des habitants il y a donc la reconnaissance par l'Etat de sa dette intérieure accumulée durant les années post-soviétiques et la réfection des bâtiments en état de délabrement avancé aux frais de l'Etat. Puisque l'Etat russe trouve les moyens de rembourser sa dette extérieure, il devrait également pouvoir rembourser sa dette intérieure, en tout cas s'il assume ses responsabilités