Europe

Ces Roms qui font peur à l’Europe

Jean-Baptiste Duez *

Face aux mesures discriminatoire et racistes prises contre les Roms – en France, en Suisse et dans toute l’Europe – il nous paraît fort utile de republier cet article de Jean-Baptiste Duez, qui date de 2008. Il anticipe la politique actuelle de Sarkozy et d’autres gouvernements, qui font moins de «bruit».

A l’occasion de la publication de cet article sur notre site, nous rappelons l’importance de l’ouvrage publié par les Editions page deux : Roms, Sintis et Yéniches. La «politique tsigane» suisse à l’époque du national-socialisme. (2009) de Thomas Huonker. (Réd)

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Depuis les années 1990 et l’effondrement du bloc communiste, quelques milliers de Roms ont quitté l’Europe de l’Est. Leur arrivée à l’Ouest, notamment en France et en Italie, a suscité de vives réactions de rejet – et cela n’est pas simplement lié à leur pauvreté ou à leur mode de vie. Non sans rapport avec les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, la « question rom» est aujourd’hui au cœur des politiques européennes et nationales.

Différentes contraintes ont été instaurées à l’encontre des flux migratoires vers l’Europe et en Europe. Elles contribuent à modifier le statut des étrangers, ainsi que la notion même d’étranger qui a toujours fait l’objet d’un questionnement identitaire. Dans un tel contexte, la question rom occupe une place importante au sein des débats publics en Europe de l’Ouest comme en Europe de l’Est. En France, celle-ci n’est pourtant pas nouvelle. En 1912, une loi fut votée qui réglementait la circulation des nomades. La question a été soulevée à nouveau il y a quelques années, alors que des bidonvilles avaient réapparu dans le Sud parisien et que la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003 avait considéré comme indésirables les gens du voyage. Une partie de ces populations avait alors fait l’objet de mobilisations citoyennes et des Roms avaient été intégrés en Seine-et-Marne et dans le Val-de-Marne. Il n’en va plus de même aujourd’hui et les Roms restent au cœur des préoccupations européennes.

Au delà de la similitude des situations de rejet, il existe plus particulièrement en France (et en Belgique) une double question en ce qui concerne les Roms. Il y a, d’une part, les personnes assimilées depuis la loi du 12 décembre 1969 aux gens du voyage, détentrices d’un carnet de circulation, qui sont un peu moins de 200 000 et possèdent la nationalité française. À celles-ci s’ajoutent ceux qui ont un domicile fixe, et il y a donc en tout entre 300 000 et 400 000 Tziganes vivant en France [1]. Les deux tiers d’entre eux sont sédentaires mais n’en possèdent pas moins, selon l’expression de Jean-Pierre Dacheux, « une certaine culture du voyage» [2], c’est-à-dire l’habitude de se déplacer à l’intérieur du territoire national. Cette situation est une spécificité de l’Europe de l’Ouest, quand aujourd’hui les Roms en Europe sont considérés comme sédentaires à 97 %. Au nombre de dix à douze millions en Europe, ces Roms sont citoyens européens et, s’ils ne gagnent que de faibles revenus, ils possèdent dans une certaine mesure le droit à la liberté de circulation.

Depuis les années 1990 et la chute du bloc communiste, on assiste à l’arrivée de Roms dits orientaux, venus de l’Europe de l’Est [3]. Au nombre de quelques milliers en Île-de-France, ces Roms viennent s’ajouter aux autres Parizosqe Roma (les « Roms parisiens» en romani). Ce flux migratoire restreint soulève la question d’un lien entre Manouches et Sintis, les Roms de nationalité française et les Roms orientaux, puisque, si ces populations s’inscrivent dans une réalité sociale différente, il existe entre eux des liens historiques. La peur d’un « appel d’air» a été mobilisée à l’encontre des Roms orientaux, alors que ce ne sont que quelques milliers de personnes qui cherchent à s’installer en Europe occidentale.

Un climat de violence et de xénophobie

Après un long silence dans la presse (celle-ci, hormis Le Monde qui publie régulièrement des articles sur la question, n’a pas vraiment suivi les expulsions de Roms en 2007), un très grand nombre d’articles ont été publiés au cours de l’été 2008. La situation précaire des Roms et le traitement particulièrement répressif de la part des Italiens ont été mis en évidence à la suite de plusieurs événements. Après la réélection de Silvio Berlusconi, qui a usé de xénophobie à l’égard des Roms et n’a pas oublié que le fait de parler des Roms en bien ou en mal offrait une occasion de se mettre en scène, et après la proposition subséquente de ficher les ressortissants de ces communautés par le biais des empreintes digitales, un mouvement de protestation s’est mis en place qui a assimilé ces méthodes à celles du nazisme et du fascisme.

Malgré la séparation des communautés et leur répartition dans les différents territoires européens entre le XIVe et le XVe siècle [4], les populations roms (ou tziganes) disséminées en Europe sont liées par une histoire commune, qui a notamment été marquée le servage ou l’esclavage, puis par le génocide de la Seconde Guerre mondiale et par les méthodes spécifiques utilisées à leur encontre par les SS dans les camps d’extermination [5]. C’est pourquoi une telle association d’idées permet de dénoncer aujourd’hui la politique répressive à leur encontre. L’Association nationale des ex-déportés s’est en particulier élevée contre le fichage et la collecte d’empreintes digitales des enfants roms. Pupa Garribba, une femme juive qui avait subi le recensement sous les fascistes en 1938, a demandé une mobilisation en proposant que tous ceux, non Roms, qui contestent cette démarche viennent également donner leurs empreintes digitales lors des recensements [6].

Le Parlement européen a adopté le 10 juillet 2008, par 336 voix contre 220 et 77 abstentions, une motion visant à abandonner la collecte des empreintes digitales, considérée comme « un acte de discrimination directe» fondé sur la race et l’origine ethnique (la collecte a cependant été appuyée par le président de la République française) [7]. La dernière occurrence en Europe occidentale de recensement ethnique remonte effectivement à la période de la Seconde Guerre mondiale, hormis dans le cas français. Depuis 1912, un carnet anthropométrique d’environ 200 pages, appelé « carnet de nomade», a été appliqué aux Manouches ; il a été remplacé en 1969 par les livrets ou carnets de circulation. Dans ce carnet qui devait être présenté aux gendarmes à l’arrivée et au départ d’une ville, afin qu’ils apposent le sceau de la commune, figuraient les empreintes digitales, les photos de face et de profil, les caractéristiques physiques et les condamnations éventuelles du chef de famille. Il était assorti d’un livret collectif, équivalent du livret de famille, qui détaillait l’état civil de tous les membres de la famille [8].

D’autres événements, comme la noyade de deux jeunes filles roms le 19 juillet 2008, et la question du comportement des baigneurs à leur égard, sont venus s’ajouter aux polémiques qui se sont enchaînées et qui, en 2007, avaient déjà suscité de nombreuses réactions. Ainsi une pétition d’artistes et d’intellectuels rappelait, en décembre 2007, le déclenchement de mouvements xénophobes après l’assassinat de Giovanna Reggiani :

Une femme a été violée et tuée à Rome. Le meurtrier est certainement un homme, peut-être un Roumain. Roumaine est la femme qui, en se couchant sur la route pour arrêter un autobus qui ne ralentissait pas, a essayé de sauver cette vie. Le crime odieux secoue l’Italie, le geste d’altruisme est oublié. La veille, toujours à Rome, une femme roumaine a été violée et presque tuée par un homme. Deux victimes d’égale dignité ? Non : de la seconde, on ne sait rien, rien n’est publié dans les journaux ; de la première, on doit seulement savoir qu’elle est italienne, et que l’assassin n’est pas un homme, mais un Roumain ou un Rom. [9]

Le gouvernement Prodi avait alors adopté un décret favorisant l’expulsion d’étrangers membres de l’Union européenne pour des motifs de sécurité publique [10]. Mais la réprobation de l’Italie, en lien avec son passé fasciste, masque le traitement contraignant auquel font face les Roms en France et la xénophobie qu’ils doivent parfois affronter. Elle s’y exprime comme en Italie, c’est-à-dire avec violence. Cela a été le cas à plusieurs reprises à Marseille, le 21 juin 2008 avec la tentative de lynchage de trois Roms, suivie au cours de l’été par des menaces ou des brutalités [11].

En Europe de l’Est, la situation est encore plus grave. En Roumanie, le 3 juin 2003, trois Roms ont été assassinés par une foule déchaînée ; en 2001, en Slovaquie, des maisons construites par les Roms ont été détruites [12]. On songe aussi aux déclarations anti-Tziganes d’hommes politiques comme le ministre des Affaires étrangères roumain Adrian Cioroianu, qui a proposé à la fin de l’année 2007 de faire acheter par l’État roumain un terrain dans le désert en Égypte afin de placer dans des « bataillons disciplinaires» ceux qui commettent des infractions (probablement l’assassin de Giovanna Reggiani). Le groupe d’extrême droite « Identité, tradition, souveraineté», dirigé par Bruno Gollnish au Parlement européen, a cessé d’exister le 8 novembre 2007 à la suite des déclarations de la néo-fasciste italienne Alessandra Mussolini sur ce sujet, tandis que le ministre de l’Intérieur italien Giuliano Amato parlait de « chasse aux délinquants roumains».

Cet ensemble de réactions entre en écho avec la politique de rejet des Roms qui s’est mise en place à l’Ouest comme à l’Est. En Europe, le traitement de la question rom franchit aussi bien les frontières que les époques.

Hospitalité européenne, duretés nationales

En Europe, comme le remarque Jean-Pierre Marguenaud, « la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est riche d’une poignée d’arrêts qui concernent directement le respect du mode de vie itinérant d’une minorité, en l’occurrence la minorité tzigane» (il s’agit principalement de l’arrêt Buckley contre le Ro