Histoire

Rio de la Plata: la révolution politique de l’indépendance, mai 1810. La fin du régime colonial…

Mário Maestri * 

Le bicentenaire des «indépendances» de divers pays de ladite Amérique latine donne lieu à des articles qui, avec un soin particulier, camouflent les conflits sociaux à l’œuvre dans ce début du XIXe siècle. De plus, ils font tout pour dissimuler le fait que cette indépendance, pour l’essentiel, remplaça, selon les termes de Mario Maestri «le vieux joug colonial espagnol par une nouvelle dictature libérale, portenha [dans le cas de Buenos Aires] cette fois, représentant les intérêts commerciaux anglais dans la région. L'effort centraliste des oligarchies de Buenos Aires déterminerait fortement l'histoire du Rio de la Plata au cours des décennies suivantes.» Nous tenons à remercier, ici, Mario Maestri qui nous à communiquer cet essai historique remarquable et Florence Carboni qui en a fait la traduction.

La bibliographie annexée fournira à celles et à ceux qui s’intéressent aux luttes sociales et politiques en Amérique latine des éléments fort utiles. La «construction historique» du passé est fortement liée à des débats politiques du présent (cau).

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1. Le vice-royaume du Rio de la Plata et la lutte pour l’hégémonie

La subordination au capital commercial européen, espagnol d’abord, anglais par la suite, détermina fortement l’histoire et la conformation des nations indépendantes qui surgirent dans le bassin du Rio de la Plata. Le vice-royaume du Rio de la Plata lui-même fut fondé en 1776 afin de faciliter la gestion et surtout le recouvrement de la part de la métropole ibérique des rentes et des impôts dans les immenses territoires correspondant aux actuelles nations å, uruguayenne, paraguayenne et bolivienne.

Au début du XIXe siècle, lors de la crise du régime colonial, l’Amérique espagnole ne possédait aucune base matérielle pour réaliser une révolution nationale unitaire. Les aspirations américanistes de Simon Bolivar [1783-1830] et José de San Martin [1778-1850] n'avaient aucune chance de se concrétiser. Ce furent les tendances centrifuges de ses diverses régions géo-économiques, autour desquelles allaient naître les républiques hispano-américaines modernes, qui désintégrèrent l’empire colonial espagnol.

Par nécessité ou par intérêt, les classes dominantes de certaines régions de la colonie hispano-américaine s’efforcèrent d’annexer d’importants territoires périphériques. Ce fut le cas des oligarchies foncières et surtout commerciales de Buenos Aires, qui s’évertuèrent à préserver l’unité territoriale et politique de l’ancien vice-royaume du Rio de la Plata et par la même occasion les privilèges de la ville portuaire, désormais sous l’autorité des classes dominantes créoles locales, qui en tiraient leurs richesses.

La côte et l’arrière-pays

Lors du soulèvement pour l’indépendance de 1810, le cuir constituait le principal produit d’exportation du vice-royaume du Rio de la Plata. Expédiés à partir du port de Buenos Aires et, accessoirement, de celui de Montevideo, ils étaient produits dans la Bande Orientale (correspondant approximativement à l'actuel Uruguay), de même que sur l’autre rive du Plata, dans les provinces de Buenos Aires et sur la côte.

Les provinces de l’arrière-pays possédaient une production domestique, artisanale et de petite manufacture, relativement protégée par les rigides impositions douanières ibériques. Les principales fabrications étaient les tissus au Nord, les semelles à Salta, les bateaux à Corriente, l’eau-de-vie à Cuyo, le vin à Mendoza, les charrettes dans le Sud. Une grande partie de ces produits était envoyée à Buenos Aires, où elle était consommée et redistribuée.

Au cours de la période coloniale, l’oligarchie commerciale de Buenos Aires était dominée par des Epagnols-nés liés au capital commercial de leur métropole. Cette classe s’était enrichie grâce à l’intermédiation de l’exportation-importation du vice-royaume, sur lesquelles elle possédait des droits monopolistiques, qu’elle partageait avec le port de Montevideo. Dans sa lutte pour la sauvegarde et l’expansion de cette exclusivité, l’oligarchie commerciale créole de Buenos Aires défendait avec ardeur le libre-échange. Au contraire, les propriétaires et le peuple de l’arrière-pays étaient, en général, plutôt protectionnistes, défendant la production artisanale et la petite manufacture contre les importations, même si meilleures et plus accessibles. L’expansion du commerce du cuir et de la viande représentait une menace pour les formes traditionnelles de vie de ces secteurs sociaux.

En brisant la dépendance à l’autorité métropolitaine et instaurant le libre commerce, la Révolution de Mai 1810 frappa durement les liens fragiles qui existaient pendant la période coloniale entre les provinces de Buenos Aires, de la côte et de l’arrière-pays.

L’Angleterre profita de l’indépendance de cette région, qui lui permit de se servir du grand port comme fer de lance pour son projet d’utilisation du Rio de la Plata comme débouché pour ses marchandises, sans même avoir besoin d’y imposer une domination territoriale, déjà tentée en vain quelques années auparavant.

Plus tard, la France allait s’appuyer sur le port de Montevideo, afin de tenter une action semblable de pénétration et contrôle commercial de cette région. Dans son livre José Hernandez y la Guerra del Paraguay, de 1954, l’historien marxiste argentin Enrique Rivera rappelle que: « La séparation de l’Espagne (...) brisa l’espace national dans lequel ce commerce se réalisait, impliquant que sa place soit occupée surtout par l’Angleterre, dont l’industrie, déjà beaucoup plus développée, exigeait l’ouverture de toutes les zones précapitalistes pour (y vendre) ses articles et pour s’approvisionner em matières premières.»

Unitaristes et Fédéralistes

En peu de temps, la production artisanale et la petite manufacture de la province de Buenos Aires allaient être anéanties, excluant toute possibilité pour la petite bourgeoisie et pour le peuple de devenir des forces politiques effectives, un tant soit peu autonomes.

Il faudra attendre plus longtemps pour que la domination commerciale de l’arrière-pays soit complète, en raison des résistances qu’elle engendra. Enrique Rivera rappelle que: «En quelques années, le libre commerce implanté par le gouvernement de Buenos Aires provoqua la disparition des industries des provinces de l’arrière-pays; les nécessités de la lutte contre les royalistes obligèrent également les provinces à sacrifier une grande partie de leurs biens, de même qu’à renoncer à la main-d’œuvre dans les activités productives pour la destiner aux armées révolutionnaires.»

Les commerçants anglais achetaient à Buenos Aires les produits du Rio de la Plata susceptibles d’être exportés, particulièrement les peaux, et envoyaient leurs propres marchandises dans l’arrière-pays, coupant ainsi les liens entre le centre exportateur de la côte et la production artisanale et de petite manufacture locale et régionale.

Buenos Aires et sa classe de propriétaires prospéraient. La ville grandissait comme une véritable excroissance, tournant le dos à l’arrière-pays. Pendant plusieurs décennies, le contrôle du port de Buenos Aires e de ses recettes douanières constitua la principale source des tensions régionales. Les revenus portuaires étaient pratiquement la seule garantie réelle pour l’émission de la monnaie, l’obtention d’emprunts, l’organisation de l’appareil de l’Etat, etc.

Durant de longues années, le conflit politique du Rio de la Plata ne s’organisa pratiquement qu’autour d'une plus grande ou plus petite libéralisation du commerce ; et surtout du contrôle des politiques et des revenus douaniers du port de Buenos Aires. Ces derniers étaient considérés par les unitários comme la propriété exclusive de l’oligarchie commerciale et foncière porteña et bonaerense. Les federalistas, de leur côté, défendaient au contraire que ces revenus soient distribués entre les provinces, puisque c’étaient elles qui les produisaient. Lors de la Révolution de Mai 1810, cette contradiction s’exprima à travers le projet des classes propriétaires porteñas et bonaerenses d’émanciper le vice-royaume de la domination espagnole et de le soumettre à Buenos Aires, si possible en tant que nation unie.

2.  Fernand VII et la fin de l’Empire Américain

Les révolutionnaires de Buenos Aires ne se donnèrent même pas la peine de proclamer la rupture avec Fernand VII, alors prisonnier de Napoléon, ni en 1810, ni dans les années qui suivirent. Ils se soucièrent surtout de saisir les rênes du pouvoir régional, en délogeant la bureaucratie et les commerçants espagnols. Même après avoir rompu avec l’Espagne, la Révolution de Mai ne modifia pas de manière essentielle le régime social et productif, préservant le même ordre économico-social du temps de la colonie.

Le seul segment social immédiatement aboli fut la bureaucratie ibérique, proscrite en même temps que le vice-roi Baltasar Hidalgo de Cisneros [1755-1829]. La Révolution de Mai constitua un phénomène surtout politique. Les révolutionnaires de Buenos Aires luttèrent principalement pour préserver le monopole commercial de leur ville sur le Rio de la Plata, de même que les relations sociales de production alors en vigueur.

Nommé par l’Assemblée de Séville en juin 1809, Cisneros avait concédé, au début du mois de novembre 1809, la liberté commerciale au port de Buenos Aires, pour le malheur des commerçants espagnols et le bonheur des marchands créoles, des exportateurs de cuirs et, surtout, des commerçants anglais.

Le 17 mai, à l’arrivée d’un navire anglais, le vice-roi apprit la chute de l’Assemblée de Séville et de la domination française sur la quasi-totalité de l’Espagne. Il convoqua les hommes de bien du vice-royaume, pour discuter de l'orientation à suivre et afin de s'anticiper au mouvement autonomiste. Le vice-roi n’avait cependant pas été informé de la nouvelle conformation du gouvernement de la péninsule.

Le 18 mars 1808, en effet, dans le cadre d’une profonde crise nationale dans la péninsule ibérique, due en grande part à la défaite navale espagnole à Trafalgar le 21 octobre 1805, le roi d'Espagne Charles IV abdiqua en faveur de son fils aîné Fernand, qui, un jour auparavant, avait incité le peuple à se soulever [émeute d’Aranjuez]. Fernand était le représentant du parti aristocratique, absolutiste et pro-anglais.

L’abdication de Bayonne

Fernand VII ne resta pas longtemps sur le trône qu’il avait usurpé en en chassant impitoyablement son père. Après son acclamation comme nouveau souverain par le peuple de Madrid, ville déjà contrôlée par l’allié français, il fut invité à rencontrer Napoléon dans la ville de Bayonne, près de la frontière espagnole. A l’insu de Fernand, à cette même réunion, le puissant et dangereux acolyte dans la lutte contre les Anglais avait aussi convoqué Charles, le père de Fernand, qui venait de perdre son trône en faveur de son ambitieux fils. Il s’agissait donc d’une véritable embuscade dynastique.

Le 6 mai 1808, Fernand fut ainsi poussé par l’Empereur à restituer la couronne à son père, sans savoir que ce dernier venait secrètement de céder à Napoléon ce qu’il croyait ne plus posséder, sous la promesse d’une importante récompense économique. En conclusion de cette complexe machination, l’empereur des Français s’empara de la couronne espagnole, dont il abdiqua le 6 juin de cette même année en faveur de son frère aîné, qui fut couronné sous le nom de Joseph I, roi des Espagnols.