Paraguay

Entretien avec Fernando Lugo

Par César Sanson *

Le Paraguay est un pays qui compte quelque 7,5 millions d’habitants. Sa participation au PIB (Produit intérieur brut) latino-américain est de 0,35% en 2003; en recul depuis 1990. Ce qui indique sa marginalité en termes économiques et fournit une donnée générale sur la régression sociale qui le frappe. L’essentiel de ses exportations est composé de produits primaires (86,3% en 2003). Le pays est sous la pression d’une dette extérieure qui a explosé. Elle s’élevait à 1,69 milliard de dollars en 1990 – pour un PIB de  6,2 milliards de dollars – et a passé à 2,9 milliards en 2003 pour un PIB évalué  à cette date à 7,3 milliards de dollars.

En 1954, le Parti Colorado, dirigé par Alfredo Stroessner, prit le pouvoir par un coup d’Etat et installa une fort longue dictature. Il a fallu attendre février 1989 pour qu’un autre coup d’Etat monté par Andrès Rodriguez ouvre ce qu’il convenait d’appeler en Amérique latine «une transition vers la démocratie». Ce coup d’Etat intervient après une période considérée de boom économique à la suite des relations établies avec le Brésil dans le cadre de la construction du gigantesque barrage électrique d’Itaipu. Le Paraguay devint aussi une plate-forme de «services», ce qui, en clair, implique pour l’essentiel des activités bancaires de recyclage d’argent, de provenances plus que douteuses, et des activités de contrebande, quasi officielles.  A cela se sont ajoutées des opérations spéculatives immobilières.  

Depuis 1981, le régime dictatorial faisait face à des difficultés croissantes pour reproduire son système de domination qu’il avait quasiment légalisé. L’élection, la septième de Stroessner, a eu lieu en février 1988, avec 88,6% des votes. Toutefois, les tensions sociales et politiques ne cessaient de croître. Cela se traduisit, entre autres, par des luttes de clans au sein même des forces «stroessneristes». C’est ce qui a suscité le coup d’Etat de Rodriguez en 1989.  

Au-delà des changements politico-électoraux, les fondements structurels de cet Etat oligarchique dépendant n’ont pas changé. La corruption, le pillage du pays, l’insertion de l´économie et de l´Etat dans les trafics continentaux en tout genre, l’impunité des dominants sont restés les caractéristiques de cet Etat et de ce régime qui est demeuré, en quelque sorte, sous l´emprise du Parti-Etat Colorado.

Après les élections de février 1988, les fractions les plus conservatrices rassemblées autour de Stroessner voulurent réorganiser leur dispositif et se sont affrontées à des secteurs du Parti Colorado. Ainsi surgit d'un côté un nouveau leadership avec Rodriguez et de l'autre côté une opposition dans des rangs de la bourgeoisie exclus de cette réorganisation. En outre, dès 1988-1989, le mouvement paysan revendiquant une réforme agraire prit un essor. En outre, les premiers éléments d’un mouvement ouvrier revendicatif se manifestèrent. La lutte pour les droits démocratiques, après autant d'années de dictature, s’amplifia. Une "unité" s'opéra entre secteurs bourgeois, une partie de la hiérarchie catholique et des organismes représentant la «société civile».  C'est dans ce nouveau contexte que se produisit le renversement militaire de Stroessner. Le dictateur demanda alors l'asile au Brésil, et l’obtint.

En réalité, du point de vue de Rodriguez et des secteurs militaires le souci principal était de maintenir la continuité des rapports assurant aux militaires leurs privilèges. Cela nécessitait une relation étroite et stable entre l’État oligarchique, l’armée et le Parti Colorado. Donc le coup n'était pas le fruit d'une "avancée démocratique". Mais le résultat d'une compréhension de la part de Rodriguez du degré de crise de l'ancien dispositif et de la nécessité de relooker les rapports gouvernement-parti-forces armées.

Toutefois, le coup de février 1989 a ouvert un certain espace démocratique. Face aux difficultés des gestion politique fut effectué le choix d'opérer des élections pour le Congrès et pour le poste de président. Cela représentait une solution assez «continuiste» afin de ne pas susciter trop de réactions parmi ceux qui avaient durant plus de 35 ans touché les dividendes du "stroessnerisme" et permettre d’endiguer une montée politique et sociale. L'opposition donna une certaine légitimité à cette manœuvre affirmant que les élections avaient été démocratiques et pluralistes.

Durant toute la période de la présidence de Rodriguez, la «transition démocratique» s'effectua plus que lentement et fut placée sous contrôle étroit. La répression des mouvements paysans a été permanente. Une loi électorale et une Constitution furent adoptées. Jusqu'en 2005, le Parti Colorado persista dans ses positions dominantes. Mais l'armée ne cessa de négocier avec les forces politiques pour garantir ses positions et privilèges. Pour preuve, au général Rodriguez succéda le général Oviedo, et les milieux les plus riches des classes dominantes – appelés les «barons d'Itaipu» (le barrage monumental) – mirent au pouvoir Juan Carlos Wasmosy. Ce dernier était, de fait, le représentant civil des militaires. Ce qui n'empêcha pas, au cours des années, que des tensions apparaissent entre les fractions économiques et politiques, d'un côté, et les militaires, de l'autre.  

L'ensemble de ce fonctionnement politico-étatique, avec un fort clientélisme, aboutit à une distribution des terres aux membres du Parti, de l'appareil d'Etat et de l'armé qui fait du Paraguay un des pays où la propriété terrienne est parmi la plus concentrée en Amérique latine.

En 1999, à l'occasion de l'assassinat du vice-président de la République et leader historique du Parti Colorado, le docteur Argana, la population descendit dans la rue pour manifester son opposition à tout retour à la dictature. Cet assassinat du mois de mars est connu comme le «mars paraguayen». Un changement de président fut nécessaire: Raul Cubas Grau a dû laisser son poste à Luiz Gonzalez Macchi, toujours du Parti Colorao. En août 2003, le président Nicanor Duarte Frutos arriva au pouvoir. L’élection présidentielle d’avril 2008 peut représenter une phase nouvelle dans cette longue transition. C’est dans ce contexte rapidement décrit qu’il nous semble utile de prendre connaissance des positions d’un candidat qui marque un changement dans la tradition politique paraguayenne, Fernando Lugo **, qui se revendique de la théologie de la libération. La candidature de Fernando Lugo ne représente pas une rupture «radicale», mais doit être saisie dans le contexte d’un pays marqué par une inégalité sociale extrême, frappant en particulier la population paysanne autochtone, et un système politique marqué du sceau du pouvoir oligarchique. La candidature de Fernando Lugo doit être située dans ce cadre. (réd.)

Qui êtes-vous,  Fernando Lugo ?

Fernando Lugo: Je suis né dans une très petite localité, San Solano, un lieu où ne vivaient alors pas plus d’une soixantaine de familles. L’année de ma naissance, toute ma famille a dû déménager vers une ville plus grande, afin que mes frères puissent continuer leurs études. Nous sommes six frères et sœurs – cinq frères et une sœur –, et je suis le dernier. Mon éducation primaire s’est faite dans une école religieuse. En parallèle, je travaillais dans les rues d’Encarnación où je vendais différentes choses, des «empanadas», diverse nourriture, du café Cabral – un café qui vient du Brésil – bref, le travail a constitué l’une des caractéristiques de ma famille. Quand est venu pour moi le moment de m’inscrire à l’université, mon père voulu que je devienne avocat. Celui-ci a toujours désiré que l’un de ses fils devienne avocat, il a essayé avec les aînés, il n’a pas réussi, puis il n’a pas réussi avec moi non plus. Moi je désirais être enseignant et je suis donc entré à l’Ecole normale. A 17, 18 ans je donnais déjà des cours dans une localité, Hohenau 5, à plus de 100 élèves, cinquante le matin et cinquante l’après-midi, et je crois que c’est là au cœur de cette expérience d’enseignant à Hohenau 5 que Dieu m’a appelé. En 1971, j’ai donc décidé d’entrer au Séminaire de la Congrégation de la Parole Divine.

Vos parents ont-ils accueilli favorablement votre décision ?

Fernando Lugo: Non, ils ne l’ont même pas acceptée. Ma famille n’est pas une famille religieuse. Je n’ai jamais vu mon père entrer dans une église, cependant ma  famille a toujours été très juste, très généreuse, très solidaire. Mais ils n’étaient pas pratiquants et ma décision d’entrer au séminaire a représenté un coup pour eux. J’aimerais également insister sur le fait que ma famille a toujours été persécutée par le régime de Stroessner. Mon père a été vingt fois en prison…

Vingt fois ?

Fernando Lugo: Exactement. Et trois de mes frères ont été arrêtés, puis torturés, avant d’être expulsés du pays parce qu’ils étaient contre Stroessner. Ils faisaient partie d’une dissidence du Partido Colorado qui n’acceptait pas la dictature. Mes frères ont été expulsés en 1960, et ce n’est que 23 ans plus tard que je les ai revus, à Noël de l’année 1983. Je dis cela pour montrer qu’en moi coule le sang de la politique et que celui-ci a été  canalisé vers la vie de missionnaire.

Quand vous vous êtes décidé pour le séminaire, quel âge aviez-vous ?

Fernando Lugo: 19 ans. Avec le temps, je me suis réconcilié avec mon père, un homme au caractère très fort, alors que ma mère est au contraire une femme affectueuse au caractère gentil et doux.

Mais votre motivation pour la vie religieuse, d’où vient-elle, si l’on considère le fait que votre famille n’était pas religieuse ?

Fernando Lugo: Elle vient de Hohenau 5 où j’ai commencé à  donner des cours et à organiser des lectures des Evangiles en 1970. La population de cette ville était très religieuse et n’avait pas de curé. Le curé ne venait qu’une fois par mois, parfois tous les deux ou trois mois seulement, alors les personnes se réunissaient entre elles tous les dimanches et je participais avec eux à des célébrations dominicales, à la lecture de la parole de Dieu, aux commentaires, prières et chants et c’est de là qu’est née ma motivation pour la vie religieuse. C’est dans ma vie à Hohenau 5 que Dieu m’a  interpellé et qu’une série de grandes questions ont alors surgi, jusqu’à ce que je me décide, à la fin de la même année, à entrer au Séminaire.

Comment votre vie d’étudiant s’est-elle passée, à l’université, en Faculté de théologie ?

Fernando Lugo: Ma vie universitaire a été caractérisée par ma participation au mouvement étudiant. J’ai été plusieurs fois président du centre académique de Théologie et j’étais ainsi en lien avec d’autres facultés, de droit ou d’ingénierie, où il y avait, à Assunción notamment, des groupes d’étudiants aguerris. Après avoir terminé la Théologie, je suis allé en Equateur où je suis resté pendant cinq ans.

En quelle année avez-vous été ordonnée prêtre ?

Fernando Lugo: En 1977. Cette même année, je vais en Equateur, pour travailler avec des personnes de la campagne dans des paroisses, des collèges et des prisons. Je crois que c’est là qu’a commencé la seconde étape de ma formation, parce qu&r