Palestine Entretien avec Bashir Abu-Manneh * Question: L’année 2008 est le soixantième anniversaire de la fondation d’Israël et de la Nakba, la catastrophe palestinienne. Pensez-vous que le projet israélien se soit modifié au cours des années ? Bashir Abu-Manneh: Le projet d’Israël a été constant: la souveraineté juive en Palestine. Israël a toujours cherché à exproprier autant de terres palestiniennes que possible et à régner sur le moins de Palestiniens possible. Cela a constitué le principe idéologique et politique le plus important, celui qui a inspiré les pratiques du courant dominant du sionisme, fondateur d’un Etat juif en Palestine contre la volonté de la majorité indigène arabe. 1948 incarne ce principe: 78 pourcent de la Palestine a été conquis par la force, et entre 750'000 et 840'000 Palestiniens ont été chassés systématiquement, puis empêchés de retourner vers leurs villes et villages (parmi lesquels des centaines ont été complètement anéantis), et cela en violation du droit international et de la résolution 194 de l’Assemblée Générale des Nations Unies qui garantit le droit au retour pour les réfugiés. Israël porte l’entière responsabilité d’avoir détruit la société palestinienne et d’avoir fait de la plupart des Palestiniens des réfugiés apatrides. Aucun démenti israélien ni aucune contorsion diplomatique américaine ne peut effacer ce fait non résolu et persistant. Les Palestiniens constituent encore la plus grande population de réfugiés dans le monde aujourd’hui: 70 pourcent des Palestiniens, sur 10 millions au total, sont des réfugiés (l’occupation américaine de l’Irak a produit environ 4 millions de réfugiés et de déplacés intérieurs irakiens). Pour la plupart des Palestiniens et des Arabes, la question palestinienne est une question de réfugiés et 1948 reste au cœur du conflit israélo-arabe. Si Israël veut une paix véritable, alors il doit rectifier les erreurs commises volontairement en 1948, et faire cela d’une manière qui soit démocratiquement acceptable pour la majorité des Palestiniens (c’est-à-dire sujette à un référendum populaire). Il n’y a pas de réconciliation historique ou de paix durable sans justice et droits nationaux pour les Palestiniens. Soixante ans après la Catastrophe Palestinienne (Nakba), c'est exactement le contraire qui est en train de se produire: Israël est en train d’étendre et d’approfondir la spoliation et la souffrance des Palestiniens plutôt que de la soulager. Les droits des réfugiés sont ignorés et marginalisés et les Palestiniens sont poussés à accepter pour Etat des Bantoustans assiégés. Après la destruction politique du nationalisme arabe en 1967 et la capitulation du nationalisme palestinien laïque à Oslo (Accords d’Oslo) en 1993, les réfugiés palestiniens ont fondamentalement été abandonnés à eux-mêmes, avec peu de protection et de soutien de la part de l’Organisation de Libération de la Palestine ou de l’Autorité Palestinienne (OLP/AP). Nous pouvons voir les conséquences de cet abandon dans des événements tels que le dépeuplement et la destruction du camp de réfugiés de Naher il-Bared au Liban (où ont vécu à une époque jusqu’à 31'000 réfugiés) pendant à la fin du printemps et en été 2007 et dans l’expulsion de milliers de Palestiniens d’Irak. Bien que les deux cas soient très différents et que les Irakiens eux-mêmes aient eu un destin catastrophique, en raison de l’occupation américaine, les Palestiniens, eux, sont toujours profondément affectés et durement touchés par les développements régionaux et les insécurités imposés de l’extérieur. Ainsi, ils souffrent toujours doublement: en tant que Palestiniens dépossédés et en tant qu’Arabes opprimés: aucune autre nation arabe n’est placée dans cette situation ni ne porte un tel fardeau. 1991 est un bon indicateur de ce que signifie le fait d’être un réfugié: 350'000 Palestiniens ont été chassés injustement du Koweït parce qu’Arafat a soutenu stupidement l’aventurisme de Saddam et son occupation du Koweït. Le Nouvel Ordre Mondial a été proclamé sur le dos des Irakiens, qui ont été tués par centaines et par milliers, ainsi que sur celui des Palestiniens qui ont eu à subir un nouvel exil. Le fait d’être sans Etat signifie être vulnérable à ce type de ravages et être complètement dépendant des caprices et des intérêts des autres. Et cela n’est qu’une partie de l’histoire. En plus de l’insécurité politique, il y a une discrimination et un appauvrissement voulus. Prenez pour exemple le Liban. Etre un réfugié palestinien au Liban signifie vivre sans aucun droit ni politique ni civil, être légalement interdit d’accès à 73 professions et être victime d’un taux de pauvreté et de chômage extrêmement élevé. 1948 est loin d’être du passé: l’expulsion hors d’Israël est vécue au quotidien comme une misère – qui ne connaît même pas d’Etat – par les Palestiniens. L’année 2007 a été marquée le 40e anniversaire de la guerre de 1967. Quelle est l’importance de 1967 dans cette histoire ? BAM: 1967 a constitué un traumatisme historique additionnel. L'occupation de la Cisjordanie et Gaza a réalisé l’impératif colonial d’Israël d’exproprier ce qui restait du souvenir de la Palestine. Si avant la guerre de juin 1967 Israël contrôlait le 78 pourcent de la Palestine, après la guerre, il l’a contrôlée en entier, en occupant illégalement le 22 pourcent qui restait. L’année 1967 devrait vraiment être considérée comme l’étape numéro 2 de 1948, comme le prévoyait le business sioniste exceptionnel, mais qui a dû être ajourné pour des raisons tactiques et non pour des raisons fondamentales. 1967 fut ainsi partie intégrante du modèle toujours en vigueur de l’expropriation et de la spoliation de la Palestine par Israël: mais cette fois Israël n’a réussi à expulser qu’une minorité de Palestiniens, 320'000. La majorité n’a pas pu être chassée. Israël a donc été mis en face de ce que des gens appellent aujourd'hui ouvertement un «problème démographique», une désignation raciste qui signifie fondamentalement qu’Israël a été forcé d’administrer des Arabes parce qu’il n’a pas réussi à les expulser en masse comme auparavant. Pour un état colonialiste basé sur l’exclusion et non sur l’exploitation, l'intégration d'autochtones non désirés est en effet un problème. Depuis le plan Allon (Ygal Allon, a proposé, en 1968, le plan portant son nom, alors qu’il était vice-premier ministre) qui prévoyait le contrôle territorial et des enclaves jusqu’au bouclement incarné par le mur de Sharon et son «désengagement» [de Gaza] – tous les plans d’Israël sont fondamentalement basés sur le fait qu’un Israël sioniste ne peut ni intégrer les Palestiniens comme des citoyens égaux, faisant ainsi d’Israël un état binational, ni les expulser tous d’un coup (en raison de ce que beaucoup de sionistes considèrent comme des «circonstances internationales défavorables», à savoir la réprobation internationale). Et maintenant, Israël veut encore plus de terre palestinienne. La situation est donc la suivante: pas d’expulsion, pas d’intégration, et pas de retrait. Ce qui laisse Israël dans une situation de profonde contradiction interne. Une expansion territoriale convoitée lui a apporté un fardeau démographique non désiré. Cette contradiction datant de 1967 a explosé à la figure d'Israël avec la première Intifada en 1987. Ayant sévèrement affaibli l’OLP (Organisation de libération la Palestine) et l’ayant chassée du Liban en 1982, Israël s'attendait à un apaisement, à une diminution drastique des revendications nationale, bref, à la soumission. Mais ce qui arriva fut une révolte de la masse populaire palestinienne auto-organisée exigeant la fin de l’occupation par Israël et l’indépendance. L’Intifada a laissé des «centres» de population importants en Cisjordanie et à Gaza complètement libres de tout contrôle israélien. C’est en partie ce qui, après l’échec de la force brute et de la répression massive, a poussé Israël à chercher à tâtons une solution politique. Oslo (1993) est devenu la réponse d’Israël à la première Intifada, censée aider Israël à sortir du bourbier dans lequel il s’était mis lui-même par l’occupation de 1967, mais sans procéder à aucun retrait. Alors, au lieu d’accorder à la Jordanie le contrôle sur les territoires palestiniens «autonomes» en Cisjordanie, comme le plan Allon original le prévoyait, Israël l’accorderait désormais à l’OLP d’Arafat. Comme l’a dit Noam Chomsky, à l'époque, l’OLP est devenu le «renforçateur colonial» d’Israël, contrôlant, démobilisant et supprimant des Palestiniens au bénéfice de leurs spoliateurs et leur occupant [1]. Ainsi, avec le consentement de l’élite palestinienne, Israël est resté souverain, a été autorisé à construire et à étendre colonies et routes juives et à contrôler toutes les frontières. Toutes les résolutions des Nations Unies exigeant d’Israël le retrait total dans les frontières de 1967, le démantèlement des colonies illégales et l’acceptation de la souveraineté et de l’indépendance palestinienne, ont été suspendues ou écartées par Oslo. Le sionisme était victorieux et le principe de la souveraineté juive était réaffirmé. Le blason du colonialisme israélien était ainsi redoré et autorisé à encercler, étouffer et lentement déposséder encore d'avantage les Palestiniens occupés. Cependant, l’année 1967 n’est pas seulement celle du «problème démographique» d’Israël, mais aussi celle de la bombe à retardement de la population palestinienne vivant en Israël même. En effet, les quelques Palestiniens de 1948, qui au travers des méandres de l’histoire, ont réussi à rester après les expulsions de masse provoquées par la fondation d’Israël, sont graduellement devenus plus nombreux en nombre relatif. En 1948, ils étaient au nombre de 150.000. Maintenant ils sont 1.2 millions, ce qui représente environ 18 pour-cent de la population israélienne. Presque la moitié de ces Palestiniens vivent en Galilée et seulement une petite minorité dans des «villes mixtes» comme Haïfa, Lydda et Jaffa. Israël, qui les désigne comme «Arabes israéliens» ou comme «les minorités», ne les a pas seulement soumis à 18 ans de loi martiale jusqu’en 1966 et systématiquement discriminés par des lois racistes depuis 1948 jusqu’à aujourd’hui, mais les a également dépossédés de la plupart de leurs terres, les traitant exactement de la même manière qu’il a traité leurs frères réfugiés. Leur spoliation se poursuit encore chaque jour: les Bédouins du Neguev ont subi le plus gros de ces mesures au cours des derniers mois. Beaucoup de «villages non reconnus» ont été déplacés à l'intérieur et leurs terres ont été volées par l’Etat [2]. Encore pire: les Palestiniens à l’intérieur d’Israël subissent des massacres périodiques perpétrés par l’armée israélienne et la police, certains pour les pousser à fuir. Kufr Kassem, en 1956, fut l’un de ces massacres: 49 citoyens palestiniens ont été tués. Le 30 mars 1976, six autres ont été tués parce qu’ils protestaient contre les expropriations de terres en Galilée à l’occasion d’une journée nationale de manifestations de masse et de grèves, commémorée maintenant chaque année sous le nom de Jour de la Terre. En 2000, 13 Palestiniens ont été tués et des centaines blessés lorsque des Palestiniens de l’intérieur ont protesté contre la répression massive d’Israël contre la seconde Intifada. Spoliation et tueries occasionnelles sont aggravées par la discrimination politique et la répression sans fin, de même que par l’étouffement économique et l’appauvrissement. Israël produit intentionnellement des taux de chômage et de pauvreté élevés parmi les citoyens palestiniens afin d’encourager leur émigration et de réduire leur nombre, qui est en augmentation. De récents chiffres fournis par l’Assurance Nationale Israélienne montrent, comme le rapporte Ynet, que «le pourcentage de citoyens arabes approche des 50 pour-cent de la population la plus pauvre en Israël alors que ce chiffre était de 40 pour-cent en 2004», et que sur 550.000 enfants qui souffrent de la faim en Israël, 400.000 sont Palestiniens ! [3] De plus, un nouvel instrument de contrôle et d’exclusion a récemment été développé par l’élite israélienne: la menace d’un échange de population: des citoyens palestiniens d’Israël contre des colons de Cisjordanie. Cette option est devenue l’objet de discussion et de débats croissants en Israël, autant dans les médias que dans les cercles stratégiques. Cela a également été évoqué récemment dans des discussions diplomatiques avec Abbas et son équipe. Israël la présente comme un «échange de terre» ou un «échange de population»: des colons israéliens feraient désormais partie d’Israël de jure (et pas seulement de facto), alors que certains citoyens palestiniens d’Israël tomberaient sous l’Autorité palestinienne. Un ajustement de frontière minime dans la région du Triangle qui ferait perdre à Israël miraculeusement environ 200.000 citoyens palestiniens… S’il devait avoir lieu, ce transfert-expulsion «sur place». «immobile» représenterait encore une menace pour la présence palestinienne à l’intérieur d’Israël. Israël a-t-il donc réussi à obtenir une Palestine sans Arabes ? Non, pas encore, et espérons que cela ne se produira jamais. Mais il a certainement travaillé dur pour cela. Vous avez cité le jugement d’Edward Saïd concernant l’élite de l’OLP qui «ne s’est vendue à l’ennemi comme aucun autre groupe de libération dans l’histoire» [4]. Mais pourquoi est-ce comme cela ? Certainement que d’autres mouvements de libération ont eu des leaders avec des origines sociales semblables, avec des amis douteux et des ennemis impitoyables. Beaucoup de leaders de libération se sont montrés insensibles et autocratiques – mais finalement, une fois la journée finie, ils se sont engagés fanatiquement pour leur cause nationale. Que pouvez-vous dire de l’unicité du leadership palestinien dans sa manière de trahir une cause ? BAM: La formulation d’Edward Saïd est une description correcte d’Oslo: aucun droit national Palestinien n’a été élaboré à Oslo, aucune souveraineté ni autodétermination. L’Etat que l’OLP disait vouloir créer depuis 1975 en Cisjordanie et à Gaza ne s’est jamais matérialisé. Si ce qu’Israël offrait ne correspondait pas aux revendications nationales palestiniennes, pourquoi alors Arafat l’a-t-il accepté ? Une auto-préservation opportuniste, je pense, était sa plus forte motivation. Arafat a choisi d’exploiter l’Intifada dans le but de regagner une hégémonie politique et organisationnelle sur les Palestiniens pour les monnayer ensuite avec les Israéliens. Après Beyrouth [intervention de l’armée israélienne au Liban], en 1982, l’OLP était sévèrement affaiblie et ses cadres dispersés et fragmentés. Elle avait perdu sa cohérence organisationnelle. Edward Saïd a alors parlé de la «fin de la narration palestinienne», voyant dans la chute Beyrouth la destruction du nationalisme palestinien. Avec le Nouvel Ordre Mondial et la décision sans principe et désastreuse d’Arafat de se ranger du côté de Saddam Hussein [lors de la première guerre contre l’Irak], l’OLP a perdu le soutien financier substantiel des Etats du Golfe, ce qui l’a encore plus affaiblie. Ainsi, au début des années 1990, Arafat était désespéré et prêt à vendre sa nation en échange d’une reconnaissance internationale et d’un maigre poste. Il y a eu alors une combinaison de facteurs qui ont poussé vers la capitulation et l’opportunisme . Il y a d’abord, l’existence d’une brutalité et d’une force israéliennes très dures et implacables qui empêchent la paix et tout accord équitable. On ne peut que souligner encore et encore cela: Israël a toujours été incommensurablement plus fort que les Palestiniens. Il n’a donc pas seulement cherché à débarrasser la Palestine de sa population indigène, mais il a aussi voulu détruire tout mouvement national que celle-ci aurait organisé dans le but de récupérer la patrie perdue. Ainsi, en plus de l’expulsion, c’est la «dénationalisation» politique des Palestiniens qui était programmée, ce qui constitue d’ailleurs un projet sioniste permanent. Les Palestiniens ne sont pas considérés comme un groupe possédant des droits nationaux collectifs, mais comme un ensemble de communautés fragmentées avec des désirs particuliers, locaux ou religieux. Par exemple, vous commencez à parler de choses comme l’accès aux sites religieux à Jérusalem Est (qui a de toute façon toujours été sévèrement limité, en violation du principe de liberté de culte) plutôt que de revendications nationales palestiniennes sur Jérusalem. Ou bien vous parlez des quartiers arabes plutôt que de la souveraineté palestinienne sur la terre. Ou encore, vous cherchez à alléger la souffrance palestinienne à travers l’aide humanitaire plutôt qu’à mettre fin à l’occupation. Ce qu’Israël rejette toujours, c’est la notion selon laquelle les Palestiniens ont des droits nationaux et qu’il porte la responsabilité de les avoir violés. La position d’Israël est une position extrémiste et de rejet. Deuxièmement, il y a un environnement politique arabe inhospitalier. Cela constitue une nouvelle contrainte structurelle décisive pour une nation en exil comme le sont les Palestiniens. Le mouvement national palestinien a été l’objet d’une répression et d’une mise au pas sévère de la part d’acteurs arabes étatiques. La Jordanie des années 1970-71 en est le meilleur exemple: un régime autoritaire tourné vers l’Ouest liquide la résistance palestinienne pendant que d’autres états arabes la regardent faire [septembre noir]. La volonté passée ou présente des Etats arabes de libérer la Palestine n’est qu’un mythe. 1948 est un parfait exemple de comment de petits Etats arabes ont fait pour aider à sauver des Palestiniens d’une catastrophe nationale [5]. Ce que cela signifiait pour l’OLP, c’est que cette dernière n’a jamais été complètement sponsorisée ou aidée suffisamment par des Etats arabes pour devenir assez puissante pour miner le projet sioniste. Cela contraste avec le Hezbollah [au Liban] d’aujourd’hui. Parce que celui-ci est une organisation enracinée dans son propre peuple et dans son territoire (avec des leaders forts et doctrinaires), et parce qu’il reçoit d’énormes montants d’aide extérieure, de l’entraînement et du soutien, il a fait ce qu’aucun pays arabe n’a jamais réussi à faire: battre Israël militairement. Les Palestiniens n’ont jamais fait cela. Ils ont subi le contraire, à savoir le bannissement, la persécution et la destruction. Bien sûr, ils étaient aussi corrompus et dé-radicalisés par la monnaie du pétrole: ce n’est pas une plaisanterie de dire que l’OLP était le plus riche mouvement de libération dans le Tiers-monde. Son incapacité à libérer les Palestiniens devrait aussi être considérée comme faisant partie de ce que Abd al-Rahman Munif appelle la «culture du pétrole». [6] Troisièmement, il existe un facteur subjectif. Malgré le fait que les conditions structurelles aient accentué la propension à l’opportunisme et au défaitisme, vous aviez besoin d’un agent bénéficiant d’une légitimité nationale suffisante pour être capable à la fois de contenir les aspirations des Palestiniens et de préparer ceux-ci à un «accord». L’élite politique du Fatah a réussi cette tâche, particulièrement après le Septembre Noir de 1970 [en Jordanie]. Beaucoup de leaders du Fatah croyaient que la Révolution palestinienne était unique dans l’histoire mondiale puisqu’elle était, comme l’un d’eux l’a dit: «la révolution de l’impossible» [7]. Comme Abu Iyad [de son nom Salah Mesbah Khalaf, durant longtemps le numéro deux, après Arafat] l’a reconnu un peu plus tard, les leaders du Fatah savaient qu’ils ne pouvaient offrir la libération: ils attendaient seulement que le peuple palestinien en vienne par lui-même à cette conclusion, afin qu’ils puissent conclure en sécurité un accord avec les Israéliens et obtenir un Etat. Pendant ce temps, ils se sont assurés, à travers des moyens bureaucratiques et autoritaires, qu’ils restaient hégémoniques à l’intérieur de l’OLP et que leurs rivaux politiques étaient cooptés ou affaiblis. Donc, ce que le Fatah n’a pas réussi à faire, c’est de donner la force et l’énergie aux Palestiniens d’agir en tant que des agents indépendants, auto-organisés et auto-libérateurs, sachant tourner leur situation de réfugié à leur avantage et utiliser celle-ci pour améliorer leurs propres conditions et celles de l’ensemble du monde arabe. Une révolution arabe était nécessaire pour que les Palestiniens aient la capacité de soulèvement nécessaire à libérer la Palestine. Mais le Fatah n’a jamais été révolutionnaire dans ce sens. Idéologiquement et politiquement conservateur, il n’avait aucun intérêt à organiser et à mobiliser les masses arabes et palestiniennes dans leur lutte pour la démocratie et la justice sociale contre des régimes autoritaires arabes. La lutte armée palestinienne n’a ainsi jamais été tournée vers la révolution sociale: le fusil fétichisé laissait croire à une organisation et une mobilisation politique et sociale sérieuse. Alors le Fatah a fini par succomber en raison des conditions mêmes qu’il avait auparavant refusé de renverser. A un certain moment de son histoire, lorsque le double fardeau du rejet Israélien et des contraintes de son environnement arabe est devenu insupportable, alors son élite s’est soumise. Et c’est la raison pour laquelle le Hamas dit constamment au Fatah: «Partez si vous êtes fatigués, nous prendrons le relais.» Par ailleurs, il y a vraiment beaucoup de choses en commun entre le Hamas et le Fatah d’avant 1982. Les deux sont socialement conservateurs [le Hamas est au plan socio-économique idéologiquement libéral] ; ils sont très méfiants face à la mobilisation populaire auto-organisée et jouissent de vastes réseaux philanthropiques et sociaux. Les deux se concentrent sur le fait de mettre fin à l’occupation et de créer un Etat souverain en Cisjordanie et à Gaza, tout en étant des petits-bourgeois anti-colonialistes pragmatiques. Les deux partagent la même conception de la libération en tant que lutte armée, poursuivant une politique de non-interférence et d’accommodement avec certains régimes et recevant en échange de l’argent, en provenance du Golfe notamment. Cependant, il est important de rappeler que le Hamas est un mouvement post-Fatah, né sous l’occupation. Alors il considère qu’il a tiré les leçons de ce qui est communément considéré comme étant des erreurs du Fatah, à savoir: Il existe également des différences politiques significatives dans l’idéologie sociale et la conception d’un futur Etat entre un mouvement laïque et un mouvement fondamentaliste islamique. Il n’y a pas de doute sur le fait que, fondamentalement, c’est pour la restauration islamique que le Hamas se bat. Sa conception du futur est une utopie réactionnaire et son idéologie sociale est régressive: la limitation de la liberté d’association et de la liberté d’expression; la religion en tant que discours social dominant ; la suppression des libertés individuelles ; et, finalement, le recours à la force dans les affaires palestiniennes internes. Seule une petite minorité parmi les Palestiniens soutient ce programme dans sa totalité ; alors qu’autrefois une majorité soutenait le programme laïque du Fatah. C’est important de garder cela en tête. Beaucoup des Palestiniens qui soutiennent le Hamas et votent pour lui, aujourd’hui, le font parce que ce dernier se bat contre l’occupation israélienne, et non pas en raison de son projet religieux. Qu’en est-il de la gauche palestinienne ? Reste-t-il une gauche ? Qu’est-ce donc qui explique sa faiblesse ? BAM: La gauche a été soumise aux mêmes contraintes structurelles d’exil et de spoliation que les autres groupes palestiniens. Elle était bien trop liée avec des régimes autoritaires arabes et trop dépendante d’eux (à certains moments elle a même été considérée comme étant un larbin de la Syrie d’Assad, de l’Irak de Saddam ou de la Libye de Khadafi). Et elle a souffert d’un manque d’indépendance et de radicalisme. Cependant, il faut nuancer: l’expérience de la gauche palestinienne a également comporté des dimensions positives importantes. Idéologiquement, la gauche a eu des positions progressistes significatives. Elle voyait la question de la Palestine comme étant intrinsèquement liée au problème du sous-développement dans l'Orient Arabe. La perte de la Palestine était une indication que les classes dirigeantes arabes traditionnelles étaient complices avec l’impérialisme occidental ; la Palestine était leur honte. Ces gens devaient donc être écartés en tant que leaders du projet national palestinien. A la fin des années cinquante et au début des années soixante, ils ont été remplacés par des dirigeants nationalistes petit-bourgeois, à l’époque en ascension dans tout le monde arabe. Lorsque le projet national arabe a subi le vent fatal de 1967, les Palestiniens sont devenus une «force révolutionnaire» majeure et l’emblème des espérances d’un nationalisme arabe défait. C’est là que la gauche palestinienne a apporté sa plus importante contribution. La gauche a alors compris que 1967 signifiait la faillite du nationalisme petit-bourgeois en tant que leader de la révolution arabe. L’anti-impérialisme d’un Nasser était insuffisant en tant que force révolutionnaire et était incapable de libérer le potentiel des masses arabes et de remplir les tâches nationales de démocratie et d’indépendance. La gauche palestinienne croyait également fermement que les Palestiniens étaient incapables de décoloniser la Palestine par eux-mêmes et qu’ils avaient besoin d’une aide populaire arabe. Mais elle disait que les régimes petit-bourgeois arabes étaient trop faibles et trop peu intéressés à accomplir cela. Alors son innovation théorique et politique principale fut de brandir le spectre d’une alliance révolutionnaire depuis en-bas: les Palestiniens feraient la révolution par eux-mêmes et ils aideraient à révolutionner les masses arabes. En tant que révolutionnaires palestiniens, ils considéraient que leur tâche était d’aider les masses arabes à se libérer elles-mêmes du joug oppressif de la réaction arabe. Cela signifiait que la gauche comprenait clairement (ce qui n’était pas le cas du Fatah) que les régimes autoritaires arabes soutenus par les Occidentaux étaient en fait leurs pires ennemis et que ceux-ci ne pouvaient être ignorés ou décrits comme étant une simple «contradiction secondaire». Alors sa conception de la libération signifiait de s’attaquer à trois forces très puissantes et liées entre elles: le colonialisme sioniste, l’impérialisme occidental et la réaction arabe. Les enjeux étaient énormes. Ce que la gauche a été absolument incapable de faire, c’est de se préparer à la liquidation radicale dont elle a été l’objet par le régime jordanien en 1970-71 et de s’organiser contre celle-ci: 5.000 civils palestiniens et 1300 guérilleros ont alors été tués. L’impérialisme américain et ses alliés régionaux étaient d’accord sur le fait que les Palestiniens constituaient une force en train de se radicaliser dans la région et qu’ils devaient donc être sévèrement affaiblis, si ce n’est totalement liquidés. Cela a débouché sur Septembre Noir, lorsqu'un aventurisme de gauche et des détournements d’avion ont été pris comme prétexte pour écraser la guérilla jordanienne dans son ensemble. Cela a conduit alors au renforcement du bureaucratisme et du centrisme politique à l’intérieur du mouvement de résistance et a facilité l’hégémonie croissante du conservatisme palestinien, affaiblissant la gauche encore plus. Dès lors, une critique récurrente adressée à la gauche palestinienne, c’est que même si à l’époque elle a eu une analyse correcte des développements historiques et qu’elle a effectivement formulé des positions idéologiques correctes pour s’attaquer aux problèmes, ces positions ne se sont jamais matérialisées dans une organisation et une pratique politiques. Ce n’est pas une faiblesse théorique qui est usuellement identifiée comme étant le principal échec de la gauche (même si, comme je l’ai indiqué plus haut, il en existe une), mais un manque de stratégie organisationnelle cohérente et effective. La gauche n’a jamais été assez organisée politiquement pour être capable de mener la nation palestinienne vers la victoire. Elle a échoué sous le poids de ce que Ghassan Kanafani appelait en 1971 la «contradiction entre la grandeur de la tâche [de libération] et la réalité objective des moyens disponibles» [8]. Sautons maintenant par-dessus quarante années. Dans les conditions très différentes d’aujourd’hui, cette faiblesse politique reste un problème. La gauche aujourd’hui comprend la nature de la crise palestinienne et le risque d’effondrement et de décomposition complet du nationalisme palestinien. Elle semble juste être incapable de s’organiser contre cette menace. Il y a une tendance à penser que les slogans et les discours feront le travail, mais ceux-ci ne sont évidemment pas des substituts à la construction d’une organisation. La gauche palestinienne est aujourd’hui organisationnellement faible et très éloignée des besoins des masses palestiniennes, celles sous occupation comme celles en exil. Le mouvement fondamentaliste a «détrôné» autant le Fatah que la gauche, en procurant éducation, services de santé et nourriture idéologique. La faiblesse de la gauche est aussi composée par un «factionalisme» interne ; il n’apparaît pas clairement pourquoi il devrait y avoir quatre différentes factions de gauche en Cisjordanie et à Gaza. Bien que l’on assiste à une coordination et une coopération croissantes entre celles-ci, il n’y a pas d’unité de voix, pas d’unité de stratégie, pas de mobilisation de masse combinée. En plus de cela, toutes les factions semblent uniquement préoccupées par la volonté d’en finir avec la polarisation politique entre le Hamas et le Fatah. Mettre fin aux rivalités internes est certes important: mais cela ne peut être la tâche principale à laquelle la gauche s’attelle. Que se passerait-il si les deux factions fuient l’unité ? Que se passerait-il alors ? Et que se passerait-il si l’unité réalisée ne parvenait pas à effectuer ce qui est requis aujourd’hui: une stratégie nationale de libération, comme elle a été conçue dans le document de prisonniers du printemps 2006 – soutenu par une majorité de la population – qui défend la résistance, la démocratie et la sauvegarde de tous les droits nationaux palestiniens [9]. Qu’adviendrait-il alors ? La gauche palestinienne semble aujourd’hui hésiter à faire la compétition avec les deux factions principales pour la suprématie politique, tout en acceptant que la lutte se joue uniquement entre des négociations de capitulation sans fin et le fondamentalisme islamique. Sans une mobilisation et une organisation de gauche, nous risquons de continuer soit à idéaliser le Hamas, sous prétexte que celui-ci représente la rédemption pour la nation palestinienne, soit à soutenir un xième misérable «processus de paix», alors que ce qui doit être entrepris, c’est une bataille idéologique et politique contre de telles régressions idéologiques dans la politique palestinienne et un combat pour l’émancipation sociale et pas uniquement politique. La cause de la Palestine devrait à nouveau pouvoir être associée non seulement avec des libertés nationales mais aussi avec des droits démocratiques et sociaux arabes. Le mot «Palestinien» devrait à nouveau signifier révolte arabe pour la démocratie, la justice sociale et l’unité, et non uniquement souffrance et courage. Il y a donc un besoin urgent de revigorer la gauche palestinienne et d’enseigner à une nouvelle génération d’activistes palestiniens et arabes l’histoire et les politiques des mouvements de libération nationale radicaux, leurs échecs et leurs faiblesses autant que leur universalisme et leur internationalisme. L’objectif devrait être de créer un nouveau mouvement laïque radical contre l’oppression nationale et armée à travers une stratégie pour l’émancipation palestinienne et arabe. Cela semble assez difficile actuellement, mais beaucoup de Palestiniens en ont marre autant du Hamas que du Fatah et ils ont besoin d’une alternative. Alors le champ est grand ouvert. Que pensez-vous de la gauche israélienne, et voyez-vous des perspectives de luttes communes «transfrontalières» qui incluraient des Israéliens et des Palestiniens ? BAM: L’expropriation et la conquête ont été organisées et gérées, historiquement, par des socialistes autoproclamés et par des bureaucrates du Parti Travailliste. Alors être à gauche, pour faire court, n’a jamais constitué une garantie en ce qui concerne les droits palestiniens. Le mouvement Peace Now, la formation pacifiste la plus large en Israël, a été beaucoup trop impliquée avec les valeurs et les pratiques du sionisme travailliste pour pouvoir agir en tant que force de paix indépendante à l’intérieur d’Israël ou pour présenter une réelle alternative aux politiques du gouvernement. Peace Now a non seulement applaudi Rabin et Barak, mais a aussi légitimé leurs politiques coloniales, même la séparation et l’enferment de type bantoustan. Malgré le fait que les positions de Peace Now aient évolué au cours des années, allant jusqu’à l’acceptation et la reconnaissance (rhétorique en tout cas) du droit des Palestiniens à l’autodétermination et de leur droit à un Etat (surtout après la première Intifada), le mouvement est resté beaucoup trop engagé dans une conception expansive de la sécurité nationale israélienne et dans des notions vagues et inadéquates de compromis territorial et de reconnaissance mutuelle. Résultat de cela: Peace Now n’a jamais insisté sur le fait (ni n’a fait aucune campagne là-dessus) que, par exemple, 1967 c’est la frontière d’Israël et que le retrait et l’évacuation complets de toutes les colonies est une précondition nécessaire pour la paix. Cela a fondamentalement laissé la porte grande ouverte à la conclusion de traités de paix inéquitables comme Oslo (que Peace Now a d’ailleurs célébrés), et a permis à Israël d’imposer de plus en plus de conditions aux négociateurs palestiniens. Ainsi, en soutenant des accords diplomatiques injustes, le camp de paix le plus important en Israël a fini par servir plutôt que par miner – ou seulement contrebalancer – la puissance immensément supérieure d’Israël par rapport aux Palestiniens. Cela a amené beaucoup de critiques du mouvement de la paix en Israël à soutenir que des groupes tels que Peace Now sont essentiellement nationalistes et colonialistes. En effet, non seulement sont-ils opportunistes et dépourvus de principes, mais ils considèrent en outre la politique américaine dans la région (y compris des guerres comme la première Guerre en Irak) comme le seul salut d'Israël. Sans compter que ses membres tendent à être très actifs lorsque le Likoud [la droite] est au pouvoir, réclamant des mesures de contrôle américaines sur Israël, et trop passifs lorsque les travaillistes [la “gauche“] sont au pouvoir ou dans une coalition, se contentant alors de demander des réformes mineures ou des ajustements dans la politique au lieu de mettre en avant de réelles alternatives. Sh |
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