Mexique

Retour à Oaxaca

Gennaro Caro Tenuto *

Déjà sur la route qui va de l’aéroport de Oaxaca – capitale de l’Etat du même nom – jusqu’au centre de la ville, des tonnes de peintures dans chaque coin effacent les slogans qui proclamaient: «Uro va-t’en !»  [voir sur la Commune de Oaxaca les divers articles publiés sur ce site].

Uro est le diminutif de Ulises Ruiz, le gouverneur dont l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO) exigeait la démission comme point central de son programme. Face au refus du gouverneur, l’Etat (fédéral et celui de Oaxaca) a choisi la répression en fin novembre 2006.

C’est comme si six mois d’histoire [le mouvement d’Oaxaca a commencé en juin 2006] avaient disparu sous une couche de peinture. La ville apparaît toute nouvelle, toute fraîche dans sa nouvelle splendeur. Oaxaca est magnifique, quand bien même elle a été envahie, violée et occupée militairement [la ville historique est un site touristique].

Dans d’autres lieux, spécialement dans les quartiers populaires, ils n’ont recouvert les slogans sur les murs qu’avec quelques coups de pinceau. En s’approchant du centre, là où se trouvaient les barricades, la circulation apparaît comme celle d’une ville normale qui, en incluant sa périphérie, compte à peu près un million d’habitants. La Police fédérale préventive (PFP) s’est repliée partiellement, mais sa présence continue avec 4000 hommes. Les régions de la périphérie urbaine sont patrouillées de manière systématique. Des camionnettes avec huit hommes armés à l’arrière multiplient les rondes. Ce sont les agents de la police locale, contrôlés par Ruiz, qui ont repris le contrôle. Ils circulent sans matricule, sans identification et ce sont les mêmes sicaires responsables de vingt assassinats au cours des derniers mois.

Ils ne passeront pas ! Mais ils ont passé

La Commune de Oaxaca, comme l’a décrite avec un peu d’imagination le quotidien mexicain La Jornada, a ramené ses drapeaux. Deux engins blindés sont placés à l’angle des rues conduisant à la place centrale. Toutefois, le climat apparaît détendu. C’est Valence le premier avril 1939 [depuis novembre 1936, Valence devint la nouvelle capitale de la République espagnole ; la ville tombe aux mains des franquistes le 28 mars 1939 ; le 1er avril Franco annonce que la «guerre est terminée»].

C’est Naples et Paris à la Libération: cigarettes, chocolats, envie d’oublier. Les soldats [la PFP est une force police militarisée], suivant l’heure du jour, sont prêts pour affronter une émeute qui n’arrivera pas. Ils passent leur temps à flirter avec les jeunes filles au centre de la ville. De nombreuses fiançailles et amours sont nés entre ces petits soldats et les jeunes filles de Oaxaca. Les commerçants, les «gamines», les jeunes gens racontent une autre histoire, incroyable, et très différente que celle que l’on connaît: l’APPO c’est terminé ; il ne s’est rien passé ; c’était des guérilleros d’Amérique Centrale ; ce n’était pas des gens de Oaxaca. Mais, il y a de nombreux prisonniers: «ils ne sont pas d’ici». Ou encore la formule qui fait frissonner et bien connue: «ils ne doivent pas y être pour rien».

Les jeunes filles, les commerçants, Oaxaca a une mémoire divisée et irréconciliable. Ils ont acheté l’idée de la normalité dont l’industrie touristique a besoin et que Uro leur a vendue. Dans de nombreux carrefours apparaissent des pancartes surréalistes: «Les habitants du quartier remercient le gouverneur pour les améliorations dans les conditions de vie». Le nouveau Mexique symbolisé par Uro (du Parti révolutionnaire institutionnel - PRI) et Fecal (le nouveau président Felipe Calderon du Parti d’action nationale – PAN),  fait montre de sa sinistre normalité, pour l’exportation.

L’autre réalité

On m’avait averti que je ne rencontrerai personne. Le jeune du petit local internet où se réunissaient les gens d’Indymedia et d’autres médias alternatifs tuent quelques martiens sur l’écran de son jeu vidéo: «Cela fait des jours que tous sont partis». Le prix payé avec la mort de Brad Will, le cameraman américain d’Indymedia tué par la police, est énorme. Mais, la logique d’information des médias commerciaux a suivi son cours. Ils sont arrivés avec la marée montante et ils sont repartis lors de son reflux, laissant les gens de Oaxaca face aux intempéries.

Flavio Sosa était l’un des 260 «dirigeants» [élus en novembre 2006] de l’APPO, une assemblée qui ne reconnaît pas de leadership hiérarchisé. Sosa a une histoire politique controversée. Il aurait vécu toute sa vie dans cette zone grise entre la politique et le clientélisme ; et à certains moments, il a travaillé pour Vicente Fox [ex-président du Mexique, membre du PAN].

D’allure indigène – ce qui dans ce pays ne lui est pas favorable – il ressemblait à Abimael Guzman, le chef de Sendero Luminoso [1]. Beaucoup affirment que Sosa était le dirigeant parfait afin que les ennemis de l’APPO puissent dénigrer cette assemblée. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, après être tombé dans le piège, il est la figure publique d’un mouvement qui, avec l’arrestation du leader, est considéré comme battu.

Bertha Munoz, médecin et professeure à l’université Benito Juarez  de Oaxaca a été l’une des porte-parole de la Radio Universidad [qui a émis durant toute la période de résistance]. Elle est prisonnière, mais personne ne peut le confirmer. J’ai tenté de rejoindre la prison où elle serait détenue, sur la route Panaméricaine, à trente kilomètres de Oaxaca. Le chauffeur de taxi m’a expliqué combien était dangereuse cette femme. Durant des semaines, la presse locale et la rumeur l’a présentée ainsi: «Elle a été partie prenante de 1968» [manifestation massive d’étudiants à Mexico-City, durement réprimée].

Un déploiement démesuré d’une dizaine d’engins blindés, des herses cloutées pour couper la route la plus importante de l’Amérique et une patrouille militaire m’ont empêché de photographier et de me rapprocher de la prison. Avec un air de triomphe, le chauffeur de taxi me dit: «Je vous l’avais dit, cette femme est vraiment dangereuse !» Que l’on considère Bertha Munoz quasi comme une Oussama ben Laden reflète le degré de crainte que la droite manifeste face au pluralisme de l’information. La radio fermée, l’APPO dorénavant n’a plus de voix. Faire passer pour une délinquante de droit commun fort dangereuse une dame bourgeoise de quelque soixante ans est l’un des miracles obtenus grâce au déraillement imposé à un mouvement pacifique.

Les accrochages du 25 novembre – au cours desquels ont joué un rôle important des infiltrés du PRI et des secteurs ultras – ont porté atteinte à l’image de l’APPO. Luiz Hernandez Navaro, dans La Jornada du mardi 12 décembre 2006, a indiqué combien les violences attribuées à l’APPO coïncidaient avec les intérêts du gouverneur Ruiz. Comment expliquer d’une autre façon l’incendie mystérieux du bâtiment de l’Administration des impôts – attribué à l’APPO ; incendie grâce auquel ont été éliminées les preuves de nombreuses manipulations perpétrées par Uro et les siens au cours des dernières années ?

Terrorisme d’Etat

Sara Mendez, secrétaire technique de la Red Oaxacuena Derechos Humanos (Réseau d’Oaxaca des droits humains, RODH), est fort préoccupée par le déchaînement de la répression: «Il y a des cas d’enseignants [2] sorti de leurs écoles alors qu’ils donnaient leurs cours. Entre le 28 et le 30 novembre, a été mis en œuvre une claire stratégie de terreur afin de déclencher la panique.» Les présidents des municipalités membres du PRI ont établi des listes «d’ennemis». Dans ces listes et parmi les prisonniers, on trouve des personnes de toutes les classes sociales, de toutes les conditions et de tout âge, y compris des mineurs. Des personnes qui n’ont pas participé aux marches et qui ont seulement apporté des aliments aux barricades. Les femmes arrêtées, une quarantaine, ont été tondues de façon humiliante et quelques-unes ont été violées. A Oaxaca, les viols ne sont pas dénoncés. A cause de la crainte et, avant tout, à cause de la honte ancestrale. Depuis le début du conflit, les hommes de main, les policiers, les paramilitaires ont assassiné plus de vingt personnes. Il y aura des dizaines de disparus.

Joël Aquino, chercheur et représentant des communautés amérindiennes, rappelle que les méthodes utilisées par Ruiz et le tout récent président Felipe Calderon sont les mêmes qu’ont utilisés les diverses dictatures militaires et, ici au Mexique, la longue dictature de José de la Cruz Porfirio Diaz [3]: éloignement du domicile, impossibilité de communication, traquenard empêchant la défense.

La question la plus grave a trait à Nayarit, la localité frontière entre les Etats de Jalisco et Sinaloa, à plus de seize heures d’autobus de Oaxaca. C’est dans la prison de San José del Rincon de cette localité qu’ont été envoyés 140 détenus. L’objectif est tout à fait connu: éloigner les prisonniers de leurs communautés, au moyen d’un voyage épuisant et traumatisant, rendre très difficile la défense et faire que le problème des prisonniers devienne le seul élément des négociations, repoussant une quelconque plate-forme programmatique pour le mouvement. Le dimanche 17 décembre 2006, bien qu’Uro lui-même ait admis que 80% des détenus n’étaient impliqués dans aucun acte de violence, les premiers 43 prisonniers sont sortis de la prison, presque un mois après leur détention.

Néanmoins l’APPO vit

Mi-décembre, sur un mur de la ville d’Oaxaca on pouvait lire ce slogan peint: «Lle fascisme c’est la répression contre la lutte du peuple et ses organisations ; c’est le contrôle des moyens de communication ; c’est favoriser les grands monopoles exploiteurs ; c’est la discrimination raciale et sexuelle, c’est l’usage permanent du mensonge, de la haine, de beaucoup de haine.»

Les historiens ne seront pas d’accord avec cette définition, du moins en référence avec le fascisme classique. Mais, elle pourrait être une définition précoce pour «le fascisme du XXIe siècle» dont le gouvernement de Calderon – avec comme ministre de l’Intérieur un tortionnaire tel que Francisco Ramirez Acuna [4] – cherche à être l’archétype.

Le dimanche 10 décembre, la ville de Oaxaca s’est réveillée avec une marche organisée par l’APPO qui devait sortir du coin où les autorités l’avaient mis le 25 novembre. Une nouveauté éclatait: mille parois jusqu’alors immaculées étaient recouvertes du slogan: «l’APPO vit, la lutte continue

A partir de la revendication de libération des prisonniers, la base populaire liée à l’APPO est sortie une nouvelle fois dans les rues. Ce fut une manifestation d’importance moyenne, regroupant quelques 15'000 participants. Le mouvement connaît un affaiblissement évident, accru parce que, durant sa phase finale, il a été représenté par les médias au travers d’un leadership tel que celui de Flavio Sosa, facile à criminaliser. L’apparition tardive d’une direction personnalisée modifiait les caractéristiques communautaires d’origine indigène qui ont configuré l’APPO.

J’ai rencontré Sara Mendez au cours de la marche. La question des clandestins la préoccupait: «il y a beaucoup de gens cachés et y compris qui ont quitté l’Etat. J’en estime le nombre entre mille et quatre mille personnes. S’il n’y a pas une solution politique pour que ces personnes puissent retourner dans leurs foyers, le