Débat

Les mésaventures du sectarisme révolutionnaire

Alain Bihr *

En août 2009, Michel Dreyfus – historien et directeur de recherches au CNRS – publiait un important ouvrage: L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours (Editions La Découverte).

Michel Dreyfus est, entre autres, connu pour deux ouvrages de référence: Histoire de la CGT 1895-1995, Ed. Complexe (1995) et Histoire des assurances sociales (en collaboration) Presses universitaires de Rennes (2006).

Les analyses portant sur le négationnisme propre à une fraction de l’ultra-gauche ne sont pas monnaie courante. D’où l’utilité de la contribution faite par Alain Bihr, datant de 1997.

Pour mettre en mettre en perspective ce texte, il est utile de citer l’ouvrage de Michel Dreyfus. L’auteur indique qu’au début des années 1970: les «animateurs de la Vieille Taupe [un lieu de rencontre d’une ultra-gauche hostile au stalinisme»] découvrent un texte, Auschwitz ou le grand alibi, écrit en 1960 par Amadeo Bordiga (1899-1970).» Ce texte a été publié en français dans Programme communiste, avril-juin 1960.

M. Dreyfus rappelle qu’Amadeo Bordiga a été l’un des principaux fondateurs du Parti communiste italien. «Il en a été exclu en 1926, mais à la différence des trotskistes, il réfute complètement la notion d’antifascisme dans la décennie 1930, durant la Seconde Guerre mondiale et ensuite. Il y voit un mensonge idéologique et politique qui a permis au capitalisme de se maintenir au terme du conflit. Dans ce texte qui va devenir une des références du négationnisme, Bordiga développe deux idées proches de celles avancées jusqu’alors par les antisémites anarchistes et pacifistes. Tout d’abord, il défend une conception purement matérialiste, économiciste, de l’extermination des Juifs par le capitalisme. […] Bordiga ne remet pas en cause la réalité du génocide, mais il l’explique d’une manière purement matérialiste: le capitalisme a condamné à mort des millions d’hommes en les rejetant de la production et les Juifs ont été les premiers visés parce qu’ils étaient devenus inutiles à la bourgeoisie allemande. Dès lors, le génocide ne s’explique pas par l’antisémitisme, mais par les besoins du capitalisme. […] Selon Bordiga, le capitalisme a massacré les Juifs après en avoir tiré toute la plus-value possible. […] Au début des années 1970, à partir d’une relecture schématique de l’œuvre de ce dernier [Bordiga], l’ultra-gauche s’intéresse sur les modalités de passage du capitalisme industriel à un capitalisme financier ; elle estime que cette transformation condamne la petite-bourgeoise à une disparition inéluctable. Le texte de Bordiga entre en résonance avec cette analyse et telle est la raison pour laquelle l’ultra-gauche s’en empare.»

Dreyfus souligne que ce point de vue «essentiellement économiciste» amène à «relativiser la spécificité du nazisme. En privilégiant les facteurs économiques, l’ultra-gauche de La Vieille Taupe reprend à son compte cette vision des choses.» (L’antisémitisme à gauche, p. 231)

La reémérgence, sous des formes plus ou moins déguisées ou sophistiquées, d’une approche économicite de la «destruction des Juifs d’Europe» – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Raul Hilberg (Editions Gallimard, Folio, 2006, 3 tomes) – est toujours possible. La critique radicale, justifiée, de l’Etat d’Israël – en tant que pratiquant une politique caractéristique des Etats coloniaux de peuplement – peut nourrir parfois l’antisémitisme, y compris jusqu’à son extrémisme: le révisionnisme et/ou le négationnisme.

Cela est certes tout à fait marginal au sein des mobilisations en Europe, aux Etats-Unis, etc. soutenant les droits historiques et actuels de la population palestinienne. Néanmoins, une piqûre de rappel sur les «mésaventures» d’une fraction de l’ultra-gauche n’est pas inutile.

Le texte d’Alain Bihr retrace un débat qui, pour l’essentiel, est ignoré, par les nouvelles générations. D’où son utilité et son actualité. (Réd.)

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Une étonnante alliance contre-nature

Pour qui tente aujourd'hui de se faire l'historien du révisionnisme et du négationnisme [1], la moindre des surprises n'est sans doute pas de constater le rôle décisif qu'y ont joué certains groupes se réclament de l'ultra-gauche en France [2]. C'est même la spécificité du négationnisme français: dans d'autres pays comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, le négationnisme est essentiellement défendu par des individus, des groupes, des organisations qui se situent dans une filiation ouvertement fasciste.

Au centre de ce dispositif spécifique, Pierre Guillaume, ancien du groupe «Socialisme ou Barbarie» puis de «Pouvoir ouvrier», propriétaire pendant quelques années (1965-1972) d'une librairie du Quartier Latin, La Vieille Taupe, spécialisée dans la littérature révolutionnaire, issue de groupes minoritaires et peu connus. Fondant pour l'occasion une maison d'édition reprenant le nom de son ancienne librairie, ce qui entretiendra une confusion propice à bien des dérives, il va se faire l'infatigable propagandiste des thèses négationnistes défendues par Robert Faurisson, dès qu'elles ont été publiques, notamment après sa tribune dans Le Monde du 28 décembre 1978, intitulée «Le problème des chambres à gaz ou la rumeur d’Auschwitz». Lui seul fera écho aux thèses de Faurisson lorsque celui-ci sera attaqué, en publiant son Mémoire en défense contre ceux qui m'accusent de falsifier l'histoire, au nom de la défense de la liberté d'expression. De même éditera-t-il l'ouvrage de Serge Thion, autre «historien» négationniste, Vérité historique ou vérité politique ?, sans doute la plus importante défense et illustration des thèses faurissonniennes menée à ce jour par un de ses disciples.

A partir du milieu des années 1980, Guillaume va étendre son activité d'éditeur à l'ensemble de la littérature révisionniste et négationniste. Ainsi republiera-t-il certains écrits de Rassinier (Le Mensonge d'Ulysse et Ulysse trahi par les siens), le précurseur direct de Faurisson, jusqu'alors édités par Maurice Bardèche [1907-1998, beau-frère du collaborationniste Robert Brasillach], lequel s'est toujours défini comme un intellectuel fasciste [3]. Il éditera également la traduction d'un grand classique de cette littérature, Le Mythe d'Auschwitz de Wilhelm Stäglich. Entre 1987 et 1990, il publiera même une revue intitulé Annales d'histoire révisionniste, dont la couverture imitera la célèbre revue des Annales de Marc Bloch, dans le but de donner une apparence académique au négationnisme. Au sommaire des huit numéros de cette revue défileront tous les plumitifs du négationnisme français et quelquefois étranger. En 1990-1991, Guillaume tint à nouveau librairie au Quartier Latin, toujours à l'enseigne de La Vieille Taupe, mais il dut fermer boutique face aux protestations du voisinage. Une partie de ses publications finiront ainsi par être diffusées par la libraire Ogmios, spécialisée dans la littérature néo-nazie. La boucle s'est ainsi bouclée et l'âme damnée du révisionnisme d'ultra-gauche a fini par rejoindre ses compagnons de lutte naturels. Rappelons enfin que Guillaume vient de se signaler en publiant, en primeur, le dernier ouvrage négationniste de Roger Garaudy [1913- , une figure prééminente du PCF, expulsé en 1970 ; ce protestant se convertira à l’islam en 1982 et publiera, en 1996, l’ouvrage portant comme titre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne].

Entre-temps, sa renommée avait entraîné d'autres éléments de la mouvance ultra-gauche dans son soutien au négationnisme. A commencer par le groupe publiant la revue La Guerre Sociale, dont le n°3, paru en juin 1979, publie un long article intitulé «De l'exploitation dans les camps à l'exploitation des camps»: si on y lit notamment que «notre souci n'est pas de démontrer l'inexistence des ‘chambres à gaz’, mais de voir comment s'est établie une vérité officielle et comment elle est défendue» (page 24), la conclusion de l'article, s'appuyant essentiellement sur Rassinier, n'en est pas moins que cette «vérité officielle» n'est en fait qu'un mensonge reprenant et accréditant une rumeur née dans les camps de concentration nazis (cf. pages 29 et 31). A la même époque, ce groupe diffusera sur Lyon un tract prenant la défense de Robert Faurisson, sous le titre provocateur Qui est le Juif ? (sous-entendu: c'est aujourd'hui Faurisson qu'on persécute, mettant sur le même plan les victimes de la Shoah et celui qui nie cette dernière), reproduisant d'importants passages de l'article précédent. En 1981, ce groupe récidive en publiant, sous le même titre De l'exploitation dans les camps à l'exploitation des camps, une brochure qui s'en prend notamment à Pierre Vidal-Naquet, le qualifiant de «Klarsfeld de papier» à la suite de sa critique de Faurisson dans un numéro de la revue Esprit; ainsi qu'une très longue réponse de Pierre Guillaume à la lettre que lui avait adressée un de ses anciens compagnons politiques, lui-même déporté, qui avait rompu avec lui à la suite de son engagement négationniste. Preuve que tous les militants d'ultra-gauche n'ont pas connu la dérive négationniste dont il est question ici, et que celle-ci n'était donc pas fatale.

Parmi les relais ultra-gauches de l'entreprise révisionniste, on comptera également le groupe «Pour une intervention communiste». Dans plusieurs numéros de sa revue Jeune Taupe, il tiendra lui aussi à apporter sa contribution «à la dénonciation générale des mystifications capitalistes, y compris de l'antifascisme en particulier» (n°27, juillet-septembre 1979, page 5), en se faisant le propagandiste des thèses de Rassinier et de Faurisson. Dans un premier temps, son rôle se limitera à citer et commenter les publications de La Vieille Taupe ou La Guerre Sociale. Ainsi publiera-t-elle dans son numéro 31 (avril-mai 1980) le tract Qui est le Juif ? Son originalité se marquera davantage à partir du n°34 (novembre-décembre 1980) qui republiera un article paru avant guerre dans une revue américaine, intitulé «Les chemises brunes du sionisme»; cet article dénonçait la nature fascisante d'une certaine tendance du sionisme de l'époque, regroupée autour d'un certain Jabotinsky, tendance alors qualifiée de «révisionniste» au sein même du mouvement sioniste ! La volonté d'amalgame est manifeste et Jeune Taupe ne s'en cache pas qui déclare à propos de cet article: «Sa publication ne peut pas être séparée de la polémique actuelle sur le phénomène concentrationnaire et la ‘religion de l’holocauste’ et des réactions que celle-ci a provoquées. Toute la presse sioniste (c'est-à-dire à peu près toute la presse !) s'est à l'occasion sentie mobilisée pour se mettre au service de la pire censure au nom des ‘six millions de mort’(!? )» (page 4). L'antisémitisme transparaît clairement dans la reprise de cette vieille lune de l'extrême-droite d'une presse aux mains des Juifs (rebaptisés pour l'occasion «sionistes»). Bien que déclarant ne pas vouloir «prendre formellement parti» sur la question de l'existence d'un génocide, Jeune Taupe affirme que «ce chiffre de six millions n'est certainement qu'une pure fantaisie (et qu'il constitue même une quasi impossibilité matérielle) et que la volonté d’’extermination’qu'il recouvre est très discutable» (page 5).

Ultérieurement, une partie du groupe devait publier une nouvelle revue, Révolution sociale, dans laquelle une rubrique intitulée «Nouvelles du diable» devait revenir régulièrement sur «l'affaire Faurisson» et témoigner d'un engagement toujours plus net à ses côtés. Ainsi lira-t-on dans son premier numéro le sophisme suivant: «même si Faurisson était antisémite, on ne saurait rejeter son travail au nom de cet unique argument. Si Pasteur avait été antisémite, aurait-on pour autant rejeté ses découvertes ?» (page 5). La comparaison de Faurisson à Pasteur donne une idée de la haute considération dans lequel cette «jeune garde» de l'ultra-gauche tenait désormais le premier. Ce qu'un numéro ultérieur de cette même revue, daté de janvier 1983, attestera encore, sous la forme d'un long entretien avec le «professeur accusé de ‘falsification’» (Faurisson n'avait jamais eu le titre de professeur, il était maître-assistant). Dans cet entretien, ses jeunes admirateurs s'inquiéteront même des moyens de l'«aider pour faire face à tous les frais de justice et d'abord pour ceux nécessaires aux recours en cassation» (page 2).

Ces différents groupes, pourtant souvent jaloux l'un de l'autre, ont pour collaboré pour la diffusion des thèses négationnistes. Ainsi les équipes publiant La Guerre Sociale et Jeune Taupe, renforcés pour l'occasion par d'autres groupes de l'ultra-gauche (Le Frondeur, le groupe «Commune de Cronstadt», le «Groupe de Travailleurs pour l'Autonomie Ouvrière », «Les amis du Potlatch»), ont-ils signé et diffusé en commun, à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires, lors des manifestations qui ont suivi l'attentat antisémite de la rue Copernic (octobre 1980), un tract intitulé Notre royaume est une prison où l'on pouvait notamment lire: «La rumeur des chambres à gaz, rumeur officialisée par le Tribunal de Nuremberg, a permis d'éviter une critique réelle, profonde du nazisme. C'est cette horreur mythique qui a permis de masquer les causes réelles et banales des camps et de la guerre.» Une véritable injure faite à la mémoire des victimes de la Shoah sur les lieux d'un attentat qui annonçait, pourtant, que d'aucuns étaient prêts à rééditer l'entreprise génocidaire nazie.

En définitive, ces groupes ne furent sans doute pas les initiateurs de l'entreprise révisionniste ou négationniste, mais il est incontestable qu'ils en ont été la médiation la plus active, en dépit du fait qu'ils n'ont jamais réuni à eux tous plus de quelques dizaines de personnes. Ils ont assuré à ces thèses une publicité, non pas tant par leurs revues, à l'audience relativement confidentielle, que par leur tactique de provocation par distribution de tracts. Ces différents groupes ultra-gauches se sont ainsi faits les principaux propagandistes des thèses faurisonniennes, en leur permettant de sortir de la marginalité et de la confidentialité dans lesquelles elles étaient contenues jusqu'alors. D'autre part, ils se sont fait les principaux soutiens de Faurisson lorsque celui-ci a commencé à avoir affaire à la justice. Enfin ils ont apporté à cette entreprise d'extrême-droite qu'est le négationnisme une caution de «gauche», voire une caution «révolutionnaire», en la rendant du coup apparemment présentable, contribuant ainsi à brouiller les cartes, à embrouiller les esprits et à en perdre plus d'un. Jetant par là même la suspicion sur les références révolutionnaires dont ils ont toujours été friands, ils ont contribué ainsi à leur discrédit dans une époque qui aura vu triompher une contre-révolution idéologique aux multiples facettes. Les noms de Marx et de Rosa Luxemburg, les évocations des grands moments de la lutte révolutionnaire du prolétariat (la Commune de Paris, la révolution soviétique, la Catalogne de 1936-37) vont ainsi être mêlés, suprême déshonneur, à cette entreprise de falsification de l'Histoire !

Par quelle perversion politique et intellectuelle des militants de l'ultra-gauche, certains enfants de Mai 68 et des «luttes anti-impérialistes», ont-ils fini par se retrouver au coude à coude avec des vieux routiers de l'extrême-droite ? Comment expliquer une pareille alliance contre-nature ? Commençons par écouter à ce sujet certains des principaux intéressés eux-mêmes [4].

Ecoutons les «repentis» nous interpréter la blague du chaudron !

Car, au fur et à mesure où, dans le sillage de Pierre Guillaume, le révisionnisme et négationnisme d'ultra-gauche dérivaient vers des positions ouvertement antisémites et nouaient des contacts avec la mouvance néo-nazie, certains membres des précédents groupes qui s'étaient engagés dans cette voie allaient reculer devant de pareilles extrémités et déserter le combat négationniste. Si la plupart le firent discrètement, sur la pointe des pieds, pour ne plus faire parler d'eux et tenter de se faire oublier, d'autres, peu nombreux, ont tenu au contraire à s'expliquer sur leur dérive antérieure. Ainsi en a-t-il été de quatre anciens membres de l'ex-groupe éditant Jeune Taupe. A la suite du lapsus de Jean-Marie Le Pen sur le «point de détail» que constituerait l'existence des chambres à gaz dans les camps d'extermination nazie (septembre 1987), ils ont réagi par la diffusion d'un texte d'une douzaine de pages intitulé «Trop, c'est trop !», soi-disant destiné à prendre leur distance avec leur passé négationniste [5]. De manière plus récente, les contributions de Serge Quadruppani et Gilles Dauvé à l'ouvrage collectif Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme6], constituent une tentative du même genre.

Se présentant comme des auto-critiques courageuses et lucides, ces textes s'avèrent à l'examen, pour l'essentiel, des plaidoyers pro domo dont l'incohérence de l'argumentation évoque immanquablement la célèbre histoire juive du chaudron [7]. Ainsi ces soi-disant ex-révisionnistes ou négationnistes nous expliquent-ils simultanément qu'ils n'ont rien fait; mais qu'ils ont eu raison de le faire; et que, pour autant qu'ils aient eu tort, du moins les principes qui les ont inspirés dans cette affaire ont été et restent excellents.

«Nous n'avons rien fait ! Ou alors si peu que cela ne vaut pas la peine d'en parler.» Tel est le leitmotiv de ces différents textes: à les en croire, ces «repentis» n'ont jamais été ni négationnistes, ni même révisionnistes. C'est à se demander alors pourquoi ils éprouvent tant le besoin de s'expliquer et de se justifier à ce sujet... Comme le dit François-Georges Lavacquerie, qui semble parler en connaisseur: «Ce qui rend les ‘révisonnistes’ odieux, c'est tout autant leurs thèses antisémites et mensongères niant le génocide que leur malhonnêteté dialectoc qui va jusqu'à leur faire nier leur négation.» [8] En somme, ils appliquent à leurs propres positions antérieures le même traitement négationniste qu'ils ont précédemment fait subir au génocide juif. Comme si le négationnisme était devenu chez eux une seconde nature...

C'est ainsi que les quatre anciens membres de Jeune Taupe, dont nous venons de voir combien ils s'étaient soucié quelques années auparavant de défendre Faurisson, affirment avec aplomb: « En ce qui nous concerne, nous n'avons jamais été ni révisionnistes, ni compagnons de route du révisionnisme... même si nous sommes contre le lynchage, les interdictions quelles qu'elles soient, les mensonges de toute nature et les amalgames tous azimuts ! » (pages 3-4). C'est donc uniquement pour défendre la liberté d'expression du pauvre «professeur Faurisson» qu'ils se seraient portés à son secours, entérinant du même coup son immense et crapuleux mensonge et quelques stupéfiants amalgames.

C'est au même procédé que recourt Serge Quadruppani dans son texte intitulé «Quelques éclaircissements sur La Banquise», la revue dont il fit paraître, avec Gilles Dauvé, quatre numéros entre 1983 et 1986. Il commence par faire remarquer que, sur les 279 pages que comprirent en tout ces quatre numéros, seules «26 pages concernaient de près ou de loin (parfois de très loin) le génocide et les faurissonneries» (page 71). Comme si la teneur d'une publication se mesurait au nombre de ses pages, au fil desquelles on pouvait lire des propos aussi peu suspects de révisionnisme que ceux-ci: «Mis en fiche et carte par la Sécurité sociale et tous les organismes étatiques et paraétatiques, l'homme moderne juge particulièrement horrible et barbare le numéro tatoué sur les bras des déportés. Il est pourtant plus facile de s'arracher un lambeau de peau que de détruire un ordinateur.» [9] Ce qui n'empêche pas Quadruppani de prétendre que «La Banquise a été fondée notamment parce que ses animateurs, dont j'étais, ont rompu avec les gens animant La Guerre Sociale, lesquels soutenaient Pierre Guillaume dans une dérive révisionniste que nous condamnions.» (page 71) On mesure aussi combien cette rupture avec le négationnisme avéré d'un Guillaume était chose relative à l'époque où ils jouaient les pingouins sur La Banquise. Ce que Quadruppani doit d'ailleurs concéder, du bout des lèvres, dès la page suivante: «Les textes de La Banquise reflètent les difficultés et les insuffisances de ce processus de rupture. » (page 72)

Quant à Dauvé, c'est lui qui va le plus loin dans la présentation révisionniste de son propre passé révisionniste. Tout son «Bilan et contre-bilan» n'est qu'un maquillage du rôle décisif qu'il a joué dans la mise en place du dispositif idéologique qui génèrera la dérive négationniste d'une partie de l'ultra-gauche. Ainsi omet-il de signaler que c'est lui qui a republié, en 1973, le texte d'origine bordiguiste, Auschwitz ou le grand alibi, dont on pourra juger plus loin à quel point sa matrice théorique, faite d'un marxisme abâtardi en déterminisme économiste, comporte toutes les prémisses d'une dérive révisionniste, contrairement à ce qu'il prétend lui-même (pages 86-87). De même réduit-il au rang d'un simple «brouillon» la version primitive de l'article intitulé «De l'exploitation dans les camps à l'exploitation des camps» qui, comme on l'a vu plus haut, aura transformé les militants de La Guerre Sociale en fantassins du révisionnisme puis du négationnisme [10].

Comme il leur est malgré tout impossible de cacher ou de nier toute participation à l'entreprise révisionniste ou négationniste, les «repentis» se replient sur une seconde ligne de défense: «Ce que nous avons fait (c'est-à-dire soutenir un moment des thèses négationnistes et révisionnistes), nous avons eu raison de le faire.» Autrement dit, après avoir nié leur passé, les voici qui refusent de le renier. Et c'est là que leur discours commence à devenir intéressant, car il lève en partie le voile sur les raisons de leur dérive.

«Signataires, en tant que membres d'un groupe aujourd'hui défunt, du tract Notre royaume est une prison qui a fait parler de lui à l'époque, nous voulions attirer l'attention sur le danger du fonctionnement mythique des sociétés et sur les mensonges que cela entraîne pour justifier l'adhésion des populations à de telles représentations. Nous étions préoccupés par la «guerre du faux» contre la réalité vraie.» écrivent les ex-militants de Jeune Taupe (page 5). Parmi les «mensonges» dupant les masses qu'ils se proposaient ainsi de faire éclater en s'en prenant au «mythe» d'Auschwitz et des chambres à gaz figuraient, tout simplement, le régime démocratique et l'antifascisme. Le régime démocratique, parce qu'il trouve dans la barbarie nazie symbolisée par Auschwitz un argument à bon compte pour se légitimer et, avec lui, l'inhumanité ordinaire du capitalisme: «à nos yeux, toutes les fractions capitalistes sont condamnables et l'on n'a pas à choisir entre la peste et le choléra. Des spécificités entre les multiples atrocités doivent être comprises et reconnues mais elles ne permettent en aucun cas de racheter un gang plus démocrate aux dépens d'un autre qui porterait ainsi tous les ‘péchés’ du monde sur son dos !» (pages 8-9). L'antifascisme, parce qu'en faisant du fascisme la «bête immonde» à abattre, il participe précisément à cette légitimation du capitalisme: «nous continuons à dénoncer également les forces dites démocratiques, anti-fascistes et anti-racistes de type bourgeois qui, elles aussi, sous des couverts humanistes, développent la politique du capitalisme et ses conséquences violentes les plus extrêmes.» (page 6).

Même son de cloche chez Quadruppani et Dauvé. Eux aussi justifient rétrospectivement leur épopée révisionniste par la nécessité de procéder à une critique radicale du régime démocratique et de l'antifascisme. «(...) sur le terrain de l'antifascisme, nos critiques de l'Union Sacrée n'ont, pour moi, rien perdu de leur validité (...) (car) l'antiracisme et l'antifascisme forment l'idéologie officielle de tous les dirigeants, le langage commun de tous les médias. L'antiracisme est même le discours des expulseurs des clandestins» (pages 75 et 77) affirme par exemple péremptoirement Quadruppani. Il est bien le seul à avoir perçu la dimension antiraciste des propos d'un Mitterrand évoquant un certain «seuil de tolérance» qui aurait été atteint, ou d'un Chirac parlant de certaines «odeurs», pour ne pas parler de Pasqua confessant partager l'essentiel des valeurs du FN. Et c'est Dauvé qui exprime le plus clairement cette commune haine de l'ultra-gauche à l'égard de la démocratie, en affirmant tout de go que «la démocratie parlementaire s'est avérée une des meilleures formes d'étouffement des prolétaires» (page 83); ou encore que «les démocrates ne se sont jamais dressés sérieusement sur la route des fascistes vers le pouvoir» (pages 83-84). Ce qui visiblement justifie à ses yeux, rétrospectivement, leur égarement antérieur.

D'ailleurs, dans cette oeuvre d'auto-justification de leur carrière révisionniste, il arrive aux «repentis»... de ne guère se repentir. Ainsi Quadruppani confie-t-il ne pas regretter d'«avoir, dans (son) Catalogue du prêt-à-penser français [11], défendu la liberté d'expression de Faurisson» (page 78), même s'il confesse en note qu'il n'écrirait plus aujourd'hui de la même manière le passage le concernant. Un Faurisson qui s'était fait connaître en affirmant que «les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des juifs forment un seul et même mensonge historique qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière» et que «Hitler n'a jamais admis qu'un seul Juif soit tué en raison de sa race ou de sa religion». Et que penser de Dauvé qui, dans la version primitive de sa contribution remise à la presse, continuait à qualifier les chambres à gaz de «gigantesque détail de la Seconde guerre mondiale» – passage qui a curieusement disparu dans la version publiée par Reflex – ou qui ne peut pas s'empêcher de semer le doute en indiquant au passage que le procès de Nuremberg ne fut «pas plus truqué que les autres» (page 93). Chassez le naturel, il revient sinon au galop, du moins en catimini !

Poussée trop loin, l'auto-justification risque cependant de ruiner l'entreprise de dédouanement que sont ces textes. Aussi, troisième ligne de défense, nos «repentis» reconnaissent-ils malgré tout quelques erreurs secondaires; mais c'est aussitôt pour affirmer qu'elles n'invalident en rien leurs principes théoriques ou politiques. Bref, même s'ils ont eu tort de s'embarquer quelque temps dans la galère révisionniste, leur cap a toujours été le bon.

Ainsi, dressant le bilan de sa croisade révisionniste qui fut aussi celle de Dauvé, Quadruppani commence-t-il par s'adresser un satisfecit qui laisse pantois. Ce bilan serait globalement positif: «j'estime que, sur l'essentiel, nous avons vu juste» (page 72). Détails inessentiels donc que ces «deux faiblesses principales, l'une quant à notre attitude à l'égard de Faurisson, l'autre sur la question des ‘chambres à gaz’» qu'il concède un peu plus loin (page 73). Tout en affirmant ne pas regretter avoir défendu, en son temps, la liberté d'expression de Faurisson, il reconnaît que «c'était une erreur et une faute de le renvoyer dos à dos avec -Naquet, qui est un chercheur rigoureux et honnête, alors que Faurisson est un faussaire antisémite» (ibid.) […]

Autre détail que leurs palinodies sur l'existence des chambres à gaz: «S'il nous semblait réellement secondaire que les chambres à gaz aient existé ou non, c'est parce que, pour nous, elles n'ajoutaient rien à l'horreur du nazisme. Si, sur le principe, je pense que nous avions raison, il me semble que nous passions à côté d'un point essentiel, à savoir que l'aspect froidement technique et administratif de ces chambres à gaz introduisait une nouveauté radicale, qui distinguait effectivement le génocide des juifs et des tziganes de ceux qui l'avaient précédé.» (page 74). Autrement dit, s'il reconnaît l'énormité du fait d'avoir réduit l'existence des chambres à gaz à un point secondaire, réduction qui est le propre d'une attitude révisionniste, c'est aussitôt pour ajouter qu'ils avaient raison de commettre une pareille énormité. En somme, ils ont eu raison d'avoir eu tort...

On pourrait ainsi continuer à remplir des pages à mettre en pièces un plaidoyer pro domo dont les incohérences ne sont que l'expression de la mauvaise foi et de l'incapacité à rompre définitivement et absolument avec le passé. Incapacité dont témoigne d'ailleurs à lui seul le fait que, près de quinze ans après, ils continuent à multiplier les arguties et à cultiver les ambiguïtés sous prétexte de clarification.

L'exercice est lassant et stérile, sauf quand il nous révèle, comme nous l'avons vu, que leur dérive n'a pas été fortuite, qu'elle a sans doute tenu à quelques unes des propositions cardinales du corpus idéologique définissant l'ultra-gauche (ou du moins ce qu'elle était devenue dans les années 1970), notamment sur la démocratie et l'antifascisme. Car, contrairement à ce que prétend Dauvé (page 87), le ver révisionniste était bien, dans une certaine mesure, dans le fruit de la «théorie» ultra-gauche. Et c'est bien parce que nos «repentis» continuent à partager pour l'essentiel les prémisses de cette théorie, même s'ils se sont écartés de ses conséquences révisionnistes et négationnistes les plus insoutenables, qu'ils éprouvent tant de mal à s'expliquer sur leur passé et à rompre avec lui. C'est du moins là l'hypothèse que nous allons suivre à présent [12].

L'ultra-gauche face au fascisme

Pour comprendre pourquoi des militants de l'ultra-gauche ont pu se laisser abuser par la camelote négationniste, il est nécessaire, en effet, de revenir de manière critique sur la matrice théorique qui était la leur et qui, pour l'essentiel, reste la leur. Celle-ci contenait toute une série de propositions qui rendaient possible, sinon inévitable, leur dérive ultérieure. A commencer par leurs positions à l'égard de l'antifascisme, dont nous venons d'avoir un aperçu. On peut condenser ces positions dans une sorte de syllogisme dont voici la substance.

Première prémisse: la dénonciation de l'antifascisme comme idéologie. L'ultra-gauche a toujours accusé l'antifascisme de n'être en définitive qu'une idéologie au service de la démocratie bourgeoise et du stalinisme. En couvrant son ennemi (notamment le nazisme) de l'opprobre des pires crimes, en le diabolisant, en en faisant le mal absolu, l'antifascisme aurait du même coup légitimé ou relégitimé démocratie et stalinisme, en couvrant leurs propres crimes, que ce soit pendant la guerre (par exemple les bombardements de Dresde ou d'Hiroshima) ou après guerre (notamment lors des guerres coloniales ou lors de la répression des soulèvements populaires en Europe de l'Est). «En réalité l'antifascisme a servi à couvrir et justifier bien des saloperies à l'égard de telle ou telle population. Et d'abord il a permis de couvrir un répugnant racisme antiallemand. Mais aussi la répression colonialiste: les émeutiers algériens de Sétif [1945], dont on a fait une boucherie - c'étaient des ‘hitlériens’.» lit-on par exemple dans le tract-manifeste Notre royaume est une prison; ou encore: «La mise en avant des crimes nazis a pour première fonction de justifier la Seconde Guerre mondiale et plus généralement la défense de la démocratie contre le fascisme : la Seconde Guerre mondiale ne serait pas tant un conflit entre nations ou impérialismes qu'une lutte entre l'humanité d'une part et la barbarie d'autre part.» [13]

Par ailleurs, et surtout peut-être pour ces révolutionnaires que voulaient être les membres de ces divers groupes de l'ultra-gauche, en substituant l'opposition «factice» de la démocratie et de la dictature à l'antagonisme réel entre bourgeoisie et prolétariat, l'antifascisme aurait embrigadé ce dernier dans un combat qui n'était pas le sien, dans un combat entre fractions et formes rivales du capital, donc en définitive au service de son propre maître: «L'idéologie antifasciste se propose de sauver la démocratie par tous les moyens face au fascisme et aux dictatures étatistes qui lui sont plus ou moins assimilées. Mais en vérité cette idéologie est d'abord le moyen de noyer les perspectives propres du prolétariat dans la confusion et d'intégrer cette classe dans la défense du monde capitaliste. L'opposition entre fascisme et antifascisme, dont on a fait un absolu, a d'abord été une mauvaise blague que les exploiteurs et les politiciens ont fait au prolétariat.» lit-on toujours dans Notre royaume est une prison. En ce sens, l'antifascisme remplirait la même fonction que le fascisme, celle d'aliéner le prolétariat en le mettant au service d'une entreprise contraire à ses intérêts propres, et serait tout aussi contre-révolutionnaire que lui: «Dans le capitalisme allemand ébranlé d'après 1914-1918, l'antisémitisme a servi cyniquement à unifier politiquement des couches sociales hétérogènes et à les faire adhérer à l'Etat. L'antifascisme a la même fonction politique et utilise les mêmes ressorts psychologiques, même si la cible a changé. Il faut en finir avec l'antisémitisme. Il faut en finir avec l'antifascisme. L'un et l'autre sont le ‘socialisme des imbéciles’. L'antifascisme est une forme plus évolué, plus subtile que l'antisémitisme, mais pas moins contre-révolutionnaire.»14]

Deuxième prémisse. Toute idéologie serait d'abord un mensonge: elle se nourrirait de mensonges et ne ferait que répandre des mensonges. Car dès lors que l'on considère la lutte des classes et la lutte politique qui lui est liée comme une guerre civile permanente, on est conduit à concevoir l'idéologie sur le mode de la propagande de guerre: du bluff et du «bourrage de crâne». On relève par exemple dans cette littérature d'ultra-gauche: « L'antifascisme démocratique et l'antinazisme de sex-shop (sic) n'ont pas encore fini leur temps, quoiqu'ils soient plus vulnérables aujourd'hui à la critique. En faire la critique, c'est révéler les mécanismes les plus généraux de la propagande de guerre, du mensonge qui fonctionneront - plus ou moins bien et, espérons le, le moins bien possible - jusqu'à la destruction du capitalisme.» [15] Ou encore: «Même si l'on peut ne pas être d'accord avec la démarche et certaines thèses de Faurisson et de Rassinier, il faut remarquer que les persécutions et les camouflages qui persistent dans cette affaire, cachent un mensonge trop évident dans lequel sont impliquées de très larges fractions du capital (la gauche notamment). C'est pourquoi toutes contributions ou révélations à ce propos seront positives dans la lutte contre les mystifications capitalistes.» [16]

Conclusion: une bonne partie sinon tout ce que l'antifascisme a dit du fascisme ne serait qu'un tissu de mensonges; à commencer par l'existence des chambres à gaz, symbole de l'exterminationnisme nazi. Ainsi lit-on dans le tract intitulé Qui est le Juif ?: «La légende des "chambres à gaz" a été officialisée par le tribunal de Nuremberg, où les nazis étaient jugés par leurs vainqueurs. Sa première fonction est de permettre au camp stalino-démocratique de se distinguer absolument de celui des nazis et de leurs alliés.» Ces publications d'ultra-gauche laissent apparaître une véritable obsession des « mystifications capitalistes» sur la Seconde Guerre mondiale, l'idée que le récit qui en a été fait et les explications qui en ont été données et divulguées n'est que le «point de vue des vainqueurs», essentiellement destiné à couvrir ou à tout le moins à atténuer leur propre responsabilité, que ce soit dans le déclenchement de la guerre (par exemple l'appui prêté, dans un premier temps au moins, au nazisme par les forces bourgeoises) ou dans sa conduite (par exemple leur indifférence voire leur complicité dans les crimes nazis), comme plus généralement à se refaire une virginité: «Il doit être clair que si le capital entretient des mythes ou expose – avec visites organisées – un ‘Musée des horreurs’ tel que celui d'Auschwitz ou d'autres camps de concentration, c'est pour mieux conjurer l'horreur de son exploitation quotidienne dans les bagnes du salariat, les cités-dortoirs ou sur les autoroutes, et pour mieux masquer sa préparation à des destructions de vies humaines encore plus massives que lors des deux guerres mondiales ou depuis 1945.» [17]

On peut encore résumer autrement la démarche de l'ultra-gauche face à l'antifascisme: comme bien d'autres avant elle, elle a cru que les ennemis (les négationnistes) de ce qu'elle considérait comme son ennemi politique (l'antifascisme) ne pouvaient être que ses amis. Cela apparaît clairement dans la réponse adressée par Jeune Taupe – dans le jargon qui est le sien – à la lettre d'un camarade britannique lui reprochant de s'être jetée dans la gueule du loup: «L'usage qui peut être fait de certains travaux par certaines fractions de la bourgeoisie (ici l'extrême-droite) contre d'autres fractions est selon nous un faux problème (...) Tout ceci déplace la question qui est la suivante: les travaux de R. Faurisson (comme ceux de P. Rassinier) peuvent-ils contribuer – même s'ils ne sont pas la théorie révolutionnaire – à une clarification révolutionnaire ? En ce qui nous concerne, nous le pensons, dans le sens où ils fournissent une arme importante pour détruire toute l'historiographie officielle construite par les vainqueurs de la IIe Guerre mondiale.» [18] C'est pourquoi, comme nous l'avons vu, les militants de Jeune Taupe pouvaient ne pas se soucier de savoir si Faurisson était ou non antisémite. En définitive, c'est bien leur haine inextinguible de l'antifascisme, considéré par eux comme la plus grave mystification idéologique du capitalisme d'après guerre, qui aura aveuglé ces groupes d'ultra-gauche au point de les précipiter dans les bras de l'extrême-droite: en s'attaquant au «mythe des chambres à gaz», ils ont cru pouvoir en finir une fois pour toutes avec leur bête noire politique.

Il n'est que trop facile de relever les erreurs contenues dans les deux prémisses du précédent «syllogisme». Faire de l'antifascisme une idéologie au service du stalinisme et des démocraties «bourgeoises», plus largement au service de l'«ordre capitaliste», est pour le moins réducteur. Des années 1920 pendant lesquelles il se forme aux années d'après-guerre où il triomphe, l'antifascisme ne conservera ni le même contenu ni le même sens: qu'il ait pu, après-guerre, être «instrumentalisé» à des fins de (re)légitimation par les élites politiques au sein des démocraties occidentales aussi bien que par les directions staliniennes des partis soi-disant communistes, à l'Est comme à l'Ouest, ne doit pas faire oublier qu'il s'est forgé dans les luttes ouvrières et populaires d'avant-guerre, de la grève générale des ouvriers allemands contre la tentative de coup d'Etat de Kapp en 1920 à l'action souvent décisive des maquis et des «francs tireurs» dans bon nombre de pays occupés par les nazis, en passant par l'assaut donné, mains nues, par le peuple de Madrid ou de Barcelone aux casernes tenues par les troupes séditieuses à l'annonce du pronunciamento de Franco [19].

Quant à la réduction de l'idéologie au mensonge, soit en un simple instrument de manipulation des masses au service de la classe dominante ou de l'Etat, elle ne peut être le fait que d'une conception policière, pire: littéralement paranoïaque de l'Histoire, transformant «l'ennemi de classe», le capital, en sujet démiurgique doué d'une redoutable capacité mystificatrice, et scrutant quelques obscurs manoeuvres ou complots de sa part derrière tout mouvement politique qui n'est pas l'expression claire et directe de l'activité révolutionnaire du prolétariat. Pour autant que le concept d'idéologie ait un sens, il désigne au contraire un ensemble de représentations relevant de l'expérience vécue des rapports sociaux, avec la part inévitable d'erreur et d'illusion propre à toute expérience vécue, bien plutôt qu'un mensonge sciemment organisé et utilisé.

En définitive, derrière la critique de l'antifascisme, on retrouve l'équivalence établie dès les années 1920, par l'ultra-gauche, entre fascisme, démocratie bourgeoise et «communisme» stalinien, comme autant de régimes dont les différences ne seraient qu'apparentes, comme autant de masques du pouvoir étatique du capital. Dans Notre royaume est une prison, on lit par exemple : «La mythologie de l'antifascisme, libéral ou stalinien, réécrit l'histoire et dissimule l'unité profonde des formes démocratiques et dictatoriales que prend l'Etat. La démocratie sera toujours prête à se transformer en dictature, et vice versa, pour sauver l'Etat !». Et cette équivalence se fonde elle-même sur la dévalorisation traditionnelle, à l'ultra-gauche, de la démocratie bourgeoise, parlementaire, représentative et de ses «libertés formelles», réduites (là encore) à une simple idéologie, destinée à masquer et à justifier la perpétuation des rapports capitalistes d'exploitation et de domination.

Critiquer cette conception de la démocratie politique nous ferait sortir du cadre de cet article. Contentons nous ici de rappeler que, pour limitée et illusoire qu'elle soit, la démocratie bourgeoise n'en a pas moins offert au prolétariat la possibilité de s'organiser en associations, syndicats et partis politiques et, ce faisant, de limiter au moins sa propre domination et exploitation. C'est à ce titre que ses éléments les plus conscients ont toujours spontanément défendu ce régime, contre toutes les forces qui menaçaient de les priver de ces conditions élémentaires de l'organisation de leur lutte de classe.

Relevons aussi au passage le simplisme d'une pensée qui voit, au plus, des différences de degré et non pas de nature entre les diverses formes politiques que prend la domination capitaliste: démocratie, Etat fort, Etat d'exception, bonapartisme, dictature militaire, fascisme. C'est cette même propension à réduire l'essentielle complexité du réel à quelques schémas simplistes, puis à nier le réel lui-même dès lors qu'il s'avère résister à cette réduction, que nous allons retrouver à l'oeuvre dans la manière dont ces groupes d'ultra-gauche ont abordé Auschwitz.

L'idéologie ultra-gauche face à Auschwitz

Au-delà de ses positions particulières sur le fascisme et l'antifascisme, c'est l'ensemble de la matrice théorique de l'ultra-gauche qu'il convient en fait d'interroger et d'incriminer en cette affaire.

Cette matrice se réduit, pour l'essentiel, à une vulgate marxiste combinant, d'une part, un économisme convaincu que le cours du monde contemporain peut strictement se déduire des lois de fonctionnement, objectivement déterminables, du capital, inspirant du même coup une conception hyper-rationaliste de l'histoire contemporaine, versant en fait dans l'idéalisme (au sens philosophique), plus proche en ce sens de Hegel que de Marx [20]; d'autre part, et d'ailleurs contradictoirement, la foi dans la capacité du prolétariat à ouvrir la voie au communisme, qui alimente quelquefois un véritable messianisme révolutionnaire. Cependant, au fur et à mesure où cette capacité s'est trouvée démentie par le cours des événements, l'idéologie ultra-gauche s'est progressivement recroquevillée sur un économisme à tendance catastrophiste, prédisant que faute de s'être engagé dans la construction du socialisme,