Migration

L’immigration et l’égalité des droits

Claire Rodier *

Lors d’un entretien accordé au téléjournal de la Télévision suisse romande, mi-septembre 2007, Pierre Mirabaud, président de l’Association suisse des banquiers – association qui avait soutenu la candidature de Blocher au Conseil fédéral, au même titre que les représentants des autres organismes patronaux – insistait sur l’importance d’une sélection qualitative des immigré·e·s en Suisse. En résumé, il faut choisir ceux et celles qui satisfont aux besoins de la banque, de l’industrie de pointe, etc. Silence était fait sur ceux et celles aussi nécessaires pour nettoyer les bureaux des banques à moindre frais. On retrouvait là, une fois de plus, la thématique de plus en plus ouvertement exprimée en Europe: oui l’immigration «choisie» ; non à l’immigration «subie». Claire Rodier s’attaque dans cet entretien aux idées reçues à ce propos et propose une autre approche: celle de l’immigration inévitable et assumée (réd.)

Michel Rocard, il y a quelques années, au sujet de l’immigration, avait eu cette phrase: «La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde» [1]. L’immigration, c’est réellement «toute la misère du monde» ?

Claire Rodier: En tout cas, pas celle qui arrive en France ni en Europe. D’abord parce que la formule est réductrice: l’immigration est plurielle, il ne s’agit pas toujours d’immigration contrainte, une partie d’entre elle est l’expression d’une volonté individuelle. Ensuite, parce que si la misère arrive chez nous, c’est dans de très faibles proportions. Les migrants chassés par les conflits, les catastrophes écologiques, la sécheresse, la famine, c’est principalement dans le sens sud-sud qu’ils se déplacent, ils n’arrivent que marginalement jusqu’en Europe. Pourquoi ? Parce que les frontières aujourd’hui s’avèrent extrêmement difficiles à franchir.

Certains discours font état de déferlantes de populations immigrées en Europe. L’image est-elle juste ?

Elle est très exagérée, notamment à cause d’une spectacularisation du phénomène, comme cela s’est passé autour des événements dramatiques de Ceuta et Melilla,en 2005, à la frontière hispano-marocaine. En 2001, environ un millier de demandeurs d’asile Kurdes de Turquie ont accosté sur la côte varoise à bord d’un vieux rafiot. Les caméras et les micros attendaient le navire, et les images de ces boat people avaient ensuite tourné en boucle, en une redoutable caricature de l’invasion du nord prospère par le sud misérable.

Or, à la même époque, ce chiffre de 1000 personnes correspondait au flux hebdomadaire habituel d’arrivées de migrants à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Dans le même ordre d’idées, alors qu’on veut convaincre l’opinion que l’Europe est submergée par des (présumés faux) réfugiés, les statistiques montrent qu’en réalité la demande d’asile est en chute libre dans les 25 Etats membres (près de 20% de diminution en un an), comme d’ailleurs dans tous les pays industrialisés.

Autre idée reçue, l’immigration serait surtout d’origine africaine. C’est faux. En France, la population étrangère originaire de pays d’Afrique noire enregistrée au dernier recensement était de moins de 300’000 personnes, contre plus d’un million d’Européens et 400’000 Asiatiques. Bon nombre de «nos» suppositions ou croyances en ce domaine trouvent leur origine soit dans une certaine propagande politicienne, soit dans les raccourcis médiatiques.

Avez-vous le sentiment que l’Union européenne [UE] fasse preuve de responsabilité sur le sujet ?

Peu. Prenez, par exemple, la position de l’UE à l’égard des ressortissants des pays bénéficiaires de l’élargissement. Les quelque 100 millions d’individus à qui l’on a soi-disant ouvert les portes de l’Union ont finalement été considérés – et ils continuent de l’être – comme des demi-citoyens.

Pouvez-vous me dire au nom de quoi il était possible au 1er mai 2004 pour une entreprise française, par exemple, d’ouvrir un chantier en Pologne au nom de la liberté d’établissement, alors que les travailleurs polonais n’avaient pas droit à la liberté de circulation pour s’installer en France ? Sans parler des travailleurs polonais, sous-payés ou pas payés, utilisés en France par le biais d’une firme sous-traitante polonaise. Cette discrimination érigée en système n’est en rien justifiée. Et l’Europe n’est pas plus digne ni pertinente quand elle vote des financements – dont la traçabilité est au passage très complexe – destinés à des pays comme la Libye ou le Maroc afin que ceux-ci bloquent depuis leur propre territoire les sources d’immigration, dans ce processus d’«externalisation» qui devient la règle.

Quelles implications découlent de cette politique ?

La déstabilisation de zones auparavant en situation, disons, d’équilibre. Si l’on prend le cas du Maroc, c’est flagrant. Ce pays qui était espace de transit, voire d’installation pour de nombreux Subsahariens est en train de se fermer, et de cristalliser la colère et le ressentiment des pays voisins qui l’accusent d’assumer les basses œuvres de l’Europe. Celle-ci, par l’exportation de son protectionnisme, déstabilise une partie de l’Afrique. J’en suis convaincue, nous sommes assis sur un volcan.

Et la France ? Fait-elle partie des étoiles qui brillent dans les yeux des migrants ?

Ce qui pousse les gens à quitter leur pays, ce sont les principes de liberté, de prospérité et d’abondance, qui, au passage, ne sont pas l’apanage de la France. D’ailleurs, sauf peut-être pour les francophones, et encore, le fantasme c’est, davantage que la France, l’Angleterre, qui assume la capacité d’absorption de son marché de l’emploi. Ce n’est pas le cas de la France. Celle-ci est loin d’être un modèle, notamment en matière d’intégration. Vous savez, la capacité d’intégrer, pour un pays, ne consiste pas à enfermer celui qui arrive dans sa condition d’immigré, en l’assignant, comme c’est trop souvent le cas, à des zones d’habitat, des écoles, voire des occupations réservées tout en exigeant de lui qu’il ait un comportement «républicain» . La réussite sur ce terrain passe par une politique volontariste, qui prenne en compte «toutes» les données de la vie en société.

Mais l’immigration, puis l’intégration ont un coût. La France est-elle en capacité de l’assumer ? Est-ce raisonnable sur le plan économique ?

L’immigration n’a jamais cessé, de façon plus ou moins organisée, y compris depuis que nos frontières sont officiellement fermées. Ce qui laisse penser qu’elle a une utilité... et qu’elle rapporte ! Souvenez-vous de la crainte du bug de l’An 2000. A cette époque, les consignes pour l’admission au travail d’informaticiens étrangers avaient été extrêmement assouplies, on n’était pas trop regardant sur les papiers...

Autre indice: vous n’entendrez jamais de représentants du Medef [l’organisation patronale] s’exprimer contre l’immigration. Car ils savent qu’ils en ont besoin. Par ailleurs, il faut relativiser cette notion de coût. Lorsqu’un immigré pénètre sur le sol français pour y travailler, il est directement opérationnel, et même si au cours de son séjour il va rencontrer des périodes d’inactivité, c’est quelqu’un qui n’aura rien coûté en termes d’éducation, de formation professionnelle ou, au moins pendant ses 20, 25 premières années, de santé à la France, pour qui c’est «tout bénéfice» . Pourquoi cette donnée n’est-elle jamais prise en compte par ceux qui dénoncent le prétendu «coût» de l’immigration ?

Actuellement, après pourtant une loi sur «l’immigration choisie», la thématique est sans cesse répétée…

En réalité, la France n’a jamais été dans un autre cadre que celui de l’immigration «choisie»: quand on fait travailler des informaticiens étrangers pour répondre à un besoin ponctuel, des bûcherons étrangers pour nettoyer nos forêts après une tempête, des médecins étrangers pour assurer les urgences dans nos hôpitaux, ce n’est pas autre chose.

Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que cette immigration choisie est opposée à celle dite «subie» , en réalité celle qui relève du droit, c’est-à-dire l’immigration familiale – voir les mesures contre le regroupement familial – et les réfugiés.

La loi de 2006 était-elle nécessaire ? Depuis 20 ans, tous les ministres de l’Intérieur, sans exception, se sont crus obligés de sortir «leur» loi sur l’immigration. M. Sarkozy est même parvenu, en tant que Ministre de l’Intérieur, à en faire adopter deux en trois ans. Quelle que soit la couleur politique, on est certain de faire recette.

Il faudrait sortir de cette surenchère législative, prendre le temps de mettre les choses à plat. Il devient urgent de réfléchir et de dépassionner ce sujet. Au risque de choquer, je ne suis pas particulièrement «favorable» à l’immigration. Je pense qu’en règle générale, les gens sont mieux chez eux, à condition qu’ils aient les moyens d’y rester. Compte tenu de ce constat, il faut arrêter de considérer l’immigration comme un problème. C’est une donnée, dans un contexte où, précisément, tout le monde n’a pas les moyens de «rester chez soi» , et il faut faire avec, le plus intelligemment possible.

Qu’est-ce que cela signifie ?

La situation est d’ores et déjà critique. Il existe un texte daté de 1951 qui s’appelle la Convention de Genève et qui octroie le droit à toute personne de demander protection si elle se sent persécutée. Ce droit est aujourd’hui bafoué, parce qu’il est de moins en moins possible de se déplacer, à cause du contrôle des frontières.

Au sud de l’Espagne, dans le désert du Sahara, en Méditerranée, pour ne parler que de l’Europe, c’est par milliers qu’on compte les victimes des politiques migratoires. Aujourd’hui, les droits fondamentaux – droit de vivre en famille, droit d’asile – sont en train de devenir accessoires au regard des objectifs sécuritaires que les pays riches se sont fixés comme priorité absolue, au nom de la lutte contre la grande criminalité, contre le terrorisme, contre les trafics etc. Or la fermeture des frontières n’a jamais empêché les terroristes ou les gros trafiquants de se déplacer...

Que faire alors ? Régulariser en masse ?

Des pays comme l’Espagne ou l’Italie ont choisi cette voie de la régularisation massive. La Commission européenne y était un temps favorable, mais il y a eu blocage des Etats membres qui estimaient entamée leur souveraineté nationale.

A court terme, oui, il faut organiser régulièrement des régularisations, car il n’est pas défendable d’expulser ou de maintenir dans la précarité des gens qui, après plusieurs années de vie sociale dans un pays, ont vocation à y rester. Cela permet d’assainir des situations explosives.

Mais au-delà, c’est une autre conception de la question migratoire qu’il faut envisager. Il faut la voir comme quelque chose de naturel, qui continuera, et inverser la logique actuelle fondée sur la fermeture des frontières. Et ne nous y trompons pas: «l’immigration choisie» , filtrée en fonction des besoins, s’inscrit encore dans cette logique de fermeture qui provoque aujourd’hui tant de dégâts.