Migrations

Camps d’étrangers: corps étrangers ?
A propos de l’ouvrage de Marc Bernardot

Romain Liagre *

Peut-on établir un lien entre les camps hypermédiatisés de Sangatte ou de Lampedusa, les camps d’hébergement des harkis d’Algérie des années 1960, et ceux de travailleurs indochinois de la fin de la Seconde Guerre Mondiale ?

C’est l’hypothèse que Marc Bernardot, professeur de sociologie à l’Université du Havre, fait dans cet opus ** qui s’attache à faire le tour de la question des camps étrangers en France, depuis leur apparition vers la fin du 19e siècle à aujourd’hui.

Le livre, issu de son Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) soutenue en 2006 [1], est le produit d’un long travail de recherche entamé en 2001. Ce travail diachronique est effectué sur la base d’enquêtes de terrain et de dépouillement d’archives (Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, archives départementales des Bouches-du-Rhône). Ce livre apporte un éclairage sociologique nécessaire à une époque où le camp d’étrangers tend malheureusement à se banaliser dans nos démocraties.

Peu de sciences sociales se sont emparées de la question des camps d’étrangers, à l’exception de l’histoire, mais qui s’attache généralement à des monographies consacrées à des espaces et à des périodes très précises [2]. Plusieurs raisons expliquent cette lacune scientifique, notamment la difficulté de traiter d’un sujet aussi délicat que les camps, généralement associés à la période de la Shoah, mais aussi des questions strictement techniques comme l’accès aux archives des différents Ministères par exemple.

Partant de l’hypothèse que «le dispositif et la forme sociale que les camps d’étrangers et d’internement matérialisent n’ont jamais cessé d’être appliqués depuis leur apparition entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle et leur systématisation durant la Seconde Guerre mondiale» (p. 14), M. Bernardot aborde la question selon trois axes qui constituent les trois parties principales de son ouvrage, ainsi que selon une triple approche de sociologie historique de l’État, de sociologie urbaine, et de sociologie des migrations.

Chaque partie est elle-même également divisée en trois chapitres. La première partie de l’ouvrage, «Sociohistoire d’un mot», détaille au lecteur la méthode employée (chapitre 1) et les différents regards des sciences sociales sur la notion de camp d’étrangers (chapitre 2), pour finalement offrir une définition de ce concept (chapitre 3). La deuxième partie «Sociohistoire d’une technique» retrace l’histoire de l’internement et du camp d’étrangers en France. Un premier chapitre (chapitre 4) nous permet de constater avec intérêt la place importante que tiennent les camps d’étrangers dans la politique d’immigration de la France depuis la période coloniale à aujourd’hui, pour contrôler, sélectionner et «protéger» les étrangers. Le cinquième chapitre, au titre évocateur «Des traditions nationales de l’internement», montre bien que les différents types de camps ont toujours servi de «laboratoire de techniques policières de guerre psychologique et aussi [de] lieu d’apprentissage de l’espace pour les personnels et de contrôle d’un territoire pour l’administration centrale». Un dernier chapitre (6) rappelle les différentes fonctions qu’ont pu prendre les camps tout au long de leur histoire (répression, protection, relocation, transit).

Enfin, ce sont les populations qui ont occupé et occupent ces camps que M. Bernardot aborde dans la troisième partie «Sociohistoire des populations». Les deux premiers chapitres (7 et 8) insistent largement sur les rapports entre les populations et l’espace. Le septième aborde les frontières entre les camps et l’extérieur, et celles qui se forment à l’intérieur même des camps. Le huitième chapitre, lui, s’attarde sur les deux principales populations qui occupent les camps d’étrangers, c’est-à-dire les «réfugiés» [3] et les coloniaux. Dans l’ultime chapitre (9) de son livre, M. Bernardot décrit le processus de déconstruction de l’identité des individus qui entrent dans les camps (ce qu’il appelle la «dé-différenciation des populations»), qui est suivi par un processus de reconstruction de nouvelles catégories administratives fondées sur différents paramètres (sexe, nationalité, etc.) lors du séjour des étrangers dans les camps.

QU’EST-CE QU’UN CAMP D’ETRANGERS ?

Le mot camp ainsi que son usage posent problème. De quoi parle-t-on lorsque l’on utilise la formule, malheureusement devenue assez banale, de camps d’étrangers ? Pourquoi utilise-t-on ce terme, aussi chargé de sens ? Selon M. Bernardot, c’est d’ailleurs la complexité même de ce terme qui justifie le peu de travaux de recherche réalisés sur cet objet. Il nous semble pourtant que la difficulté d’accès au terrain et aux sources pour des raisons pratiques et idéologiques explique mieux ce renoncement. M. Bernardot le dit très tôt dans son livre: «appréhender le camp en sociologue oblige à une investigation scientifique périlleuse, marquée à la fois par les difficultés d’enquêtes propres à l’objet et par le risque d’enfermement dans une logique de la désoccultation d’un non-dit politique et social» (p. 30). Les précisions et difficultés méthodologiques sont largement abordées, tout particulièrement en ce qui concerne le travail d’archive (un peu moins sur la question des entretiens). Ce qui est tout à fait remarquable, car les travaux en sciences humaines manquent souvent cruellement du détail de ce qui fait finalement le résultat [4].

L’une des principales qualités de l’ouvrage réside également dans le travail de mise en perspective historique auquel l’auteur s’est attelé tout au long de sa démonstration. Cette approche permet notamment de mieux comprendre les multiples sens qu’a revêtus le terme de camp et leur évolution. On apprend ainsi que l’usage du mot camp «pour décrire le regroupement forcé de populations s’est généralisé depuis la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle et notamment avec la mise en œuvre de cette technique lors de la guerre des Boers» (p. 31). Finalement, entre les usages militants actuels du terme, la référence traditionnelle au camp de concentration, et les nouvelles formes de camps qui se créent régulièrement ces dernières décennies (sous diverses formes: le Centre d’Hébergement et d’Accueil d’Urgence Humanitaire/CHAUH de Sangatte, Guantanamo, etc.), la figure du camp peut paraître floue. Aussi, dégager une cohérence dans une recherche sur un objet aux formes aussi variées et mouvantes peut sembler difficile. Mais M. Bernardot relève le défi en préférant une définition lato sensu. Pour lui, le sens du terme de camps d’étrangers: «recouvre l’ensemble des situations de mises à l’écart d’une minorité par l’attribution autoritaire d’une résidence ou d’un domicile. Il s’agit donc d’une institution répressive d’enfermement aux caractéristiques originales parce qu’intervenant sur des principes administratifs de mise en cause collective et aux durées potentiellement illimitées. [...] À la différence des administrations pénitentiaires ou psychiatriques, les camps d’étrangers, tantôt affichés, tantôt occultés, alors qu’ils sont utilisés de manière permanente, concrétisent une potentielle suspension préventive des libertés pour des raisons d’ordre public. [...] Cette forme institutionnelle qui ne porte pas son nom prend en charge des populations en déplacement de manière peu repérable voire secrète dans des lieux dont ce n’est pas la destination première et dont l’usage est sans cesse remodelé» (p. 43)

Selon lui, le camp d’étrangers est donc «une institution sociale d’enfermement à la fois latente, exceptionnelle, empirique et totale» (p. 75).

L’INTERNEMENT DES ETRANGERS EN FRANCE

Dans la deuxième partie du livre, «Sociohistoire d’une technique», Bernardot se livre à un historique de la prise en charge des populations migrantes en France. Cette politique peut se résumer très brièvement par trois verbes: contrôler, sélectionner, protéger. Ce triple fonctionnement de la politique d’immigration française existe depuis l’époque des colonies et se perpétue, sous des formes plus ou moins évolutives, de nos jours. À l’époque coloniale, cela se traduisait ainsi: «Le contrôle se traduit concrètement par la surveillance policière et sociale qui accompagne les migrants tout au long de leur séjour. La sélection est présente dans les différentes opérations de la migration depuis l’identification et le départ de la région d’origine, jusqu’à l’affectation à certains postes de travail et dans certains lieux d’habitat. La protection consiste enfin à assurer le suivi sanitaire et social des migrants.» (p. 89) Quelle différence avec l’époque actuelle où de plus en plus de pays, dont la France, optent franchement pour une politique dite de «l’immigration choisie» ?

D’autre part, on voit la part importante que tient l’internement des étrangers en France dans une perspective de sociologie historique de la politique de l’État, en particulier pour les instances policières. En effet, l’internement «permet aux autorités policières de contrôler étroitement certaines populations dans un maillage territorial affranchi d’autres institutions. La police [...] va trouver dans le camp d’internement non seulement la possibilité de contrôler des espaces à l’extérieur des grandes villes mais aussi de permettre à ses agents d’apprendre les principes spatiaux des techniques du maintien de l’ordre, de construire des représentations de l’étranger et des catégories ethniques d’identification et d’intervention.» (p. 97)

On peut reprocher à Bernardot de ne pas assez aborder la question des camps d’étrangers actuels, pourtant très nombreux [5], alors que le titre, trompeur, de son ouvrage laisse à penser qu’il traitera également les camps d’étrangers des origines à nos jours. Or l’histoire est privilégiée à l’actualité. Malgré tout, il aborde le Centre d’Hébergement et d’Accueil d’Urgence Humanitaire (CHAUH) de Sangatte dans cette deuxième partie de l’ouvrage en se demandant si l’apparition de ce «camp» en 1997 (sous diverses formes précaires, avant l’utilisation pendant trois ans d’un hangar d’Eurotunnel) se tient dans une continuité historique de l’internement des étrangers en France. Là encore, l’intérêt d’un travail historique nous permet d’apprendre que face au hangar d’Eurotunnel se trouve une ferme ayant servi de camp de travail pour des Juifs belges travaillant à la construction de routes et de blockhaus pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Hasards de l’histoire !... Le centre de Sangatte tient une place toute particulière dans cette histoire de l’internement car il «appartient [...] à un nouveau type d’espace de regroupement contraint qui connaît un traitement médiatique considérable au point de lui donner une spécificité. [...] Sangatte est donc le premier camp français de l’époque médiatique.» (pp. 115-116).

Le chapitre 6 est particulièrement intéressant car il montre le statut ambivalent du camp d’étranger. Le camp est évidemment fait pour protéger la société contre certains individus déviants et «inassimilables» à la société. Mais ils sont aussi prévus pour protéger ces populations contre elles-mêmes. C’est dans ce chapitre que Bernardot nous présente sa «grille idéal-typique des formes de camps d’étrangers dans l’articulation de deux couples de caractéristiques qui s’opposent deux à deux répression/protection et relocation/transit» (p.120).

DES POPULATIONS AUX PROFILS VARIES

À l’issue des d