Hommage à Claude Meillassoux
Bernard Schlemmer
Bondy, le 7 janvier 2004
Claude Meillassoux nous a quittés. Il laisse, dans le champ de l’anthropologie et, au-delà, dans l’ensemble des sciences sociales, bien des collègues qui se sentent aujourd’hui un peu orphelins — fort paradoxalement, car il ne se reconnaissait comme le père spirituel de personne. p
Son nom restera à jamais lié, dans notre histoire, à la rupture de paradigme, au sens où l’analysait T. Khun, qu’a représenté la publication de son article fondateur «Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’autosubsistance» (Cahiers d’études africaines, 1960, 4:38-67). Aujourd’hui encore, Roland Waast raconte comment, en ce temps-là jeune étudiant, il vit arriver, alors qu’il était à la terrasse du café La Sorbonne, le QG du Groupe des étudiants de sociologie, débouler Raymond Jamous qui, agitant ce numéro des Cahiers à bout de bras, s’écria «Je viens de découvrir l’article qui va changer l’anthropologie !». Soudain se révélait comme une évidence que les sociétés étudiées par l’anthropologie — qu’on ne savait évidemment pas nommer autrement que par défaut, par opposition aux nôtres — étaient, comme toute société humaine, contraintes de produire des biens économiques, et de les produire avant même que de les échanger, de rentrer dans des rapports de production avant que de fonctionner sur tout autre plan. C’est cet article, rapidement suivi de sa thèse magistrale sur L’anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire (Mouton, 1964) qui a permis, en France, le soudain essor de la recherche en anthropologie économique, et bien au-delà. Pour ne citer que les pionniers, jeunes chercheurs de sa génération ou à peine cadets, et qui ont débuté leurs travaux au cours de ces années 1960, les noms de Pierre Bonnafé, de Jean Copans, de Jacques Dupré, de Pierre-Philippe Rey, d’Emmanuel Terray s’imposent, auxquels il faut ajouter, dans la même génération mais pour d’autres disciplines, ceux d’économistes comme Samir Amin, ou Benjamin Coriat, de philosophes comme Etienne Balibar, des historiens comme Catherine Coquery-Vidrovich, des démographes comme Francis Gendreau ou Jacques Véron — et j’en oublie, qu’ils me pardonnent — pour ne parler ici que de ceux qui affirment leur communauté d’approche avec Meillassoux, voire qui reconnaissent son rôle déclencheur pour leurs propres travaux.
Rapidement, c’est la grande majorité des anthropologues français qui se trouvent peu ou prou influencés par les travaux de Claude Meillassoux ; au point que l’anthropologie économique va disputer tout le devant de la scène disciplinaire à la seule concurrence de l’anthropologie structurale, pendant toute la décennie au moins. Il est évidemment impossible ici de citer tous ceux qui se sont inscrits dans cette histoire, pas même ceux qui se sont réclamés ou se réclament encore de son influence. Son influence s’étendra en outre largement hors du petit cercle des francophones: rappelons que l’un de ses ouvrages clés, Femmes, greniers et capitaux (1975, Maspero) sera traduit en pas moins de six langues…
Car le regard porté par ce jeune homme ouvrait singulièrement les fenêtres, à l’intérieur de l’anthropologie elle-même, et entre les diverses disciplines de sciences sociales, en particulier pour la communauté intellectuelle qui se réclamait du marxisme. Le débat cessait tout soudain de s’empêtrer dans l’extension du «mode de production asiatique» ou la pertinence des notions d’infra et de superstructure appliquées aux sociétés pré-capitalistes, pour ouvrir la voie à une réflexion générale sur les formations économiques et sociales historiquement constituées, en quelque lieu ou en quelque temps historiques qu’on s’y intéresse — en répondant, autant dire, à l’ambition réelle du matérialisme historique.
D’où venait l’audace de ce chercheur qui débarquait ainsi dans le champ universitaire avec un tel coup d’éclat ? Sans doute du fait qu’il n’avait pas suivi la formation classique mais que, fils de bonne famille et riche famille industrielle du Nord, avec une formation économiste tout à fait libérale reçue aux États-Unis d’Amérique, il avait commencé sa vie professionnelle au cœur du système capitaliste, qu’il connut ainsi de l’intérieur et dont les pratiques et les usages le convainquirent rapidement que jamais il ne pourrait y faire carrière, et bien au contraire qu’il consacrerait son intelligence à le combattre ! C’est ainsi qu’il se forma à l’anthropologie, bien loin des courants dominants de l’époque, le structuralisme ou le fonctionnalisme anglo-saxon, trouvant heureusement avec Georges Balandier une parole et une écoute plus en accord avec ses préoccupations.
Le «séminaire Meillassoux» de la rue de Tournon
Cette influence reconnue, il va poursuivre, de la fin des années fin 1960 à la fin des années 1970, son rôle de novateur, d’impulseur, en animant un séminaire dont on peut douter que bien des participants aient retenu l’intitulé exact, car pour tout le monde, c’était «le séminaire Meillassoux». Là se rencontraient, bien au-delà des anthropologues stricto sensu, tous ceux qui comptaient participer, intellectuellement, au mouvement d’émancipation et de libération nationale, qui s’intéressaient aux questions de fond que posait cet ensemble de problème: comment analyser l’articulation entre les économies traditionnelles et l’économie capitaliste, les sociétés lignagères et la construction des États-nations, le néo-colonialisme et l’impérialisme, le développement et le sous-développement, etc. ?
Autant dire que les débats étaient vifs et passionnés. On se souvient du «séminaire» comme du lieu où la recherche intellectuelle et la passion militante s’alimentaient mutuellement, où se construisaient les controverses mais parfois aussi se prononçaient les anathèmes, où l’engagement dans le débat théorique se jugeait à l’aune de l’engagement politique, où fonctionnait réellement une dialectique du logos et de la praxis.
Claude Meillassoux fut alors pleinement reconnu pour ses qualités humaines, et plus seulement intellectuelles. Son sens de l’écoute, son attention aux autres, sa fraternité chaleureuse, son absence totale du sens de la hiérarchie, des positions mandarinales, des titres et des postes, comme son imperméabilité radicale aux pensées dominantes, aux idées pré-pensées, aux facilités du raisonnement, firent de lui un animateur reconnu, apprécié, respecté et même aimé, malgré la vivacité des critiques qu’il ne manquait pas de faire quand il exprimait son désaccord.
Ce séminaire ne sera pas seulement un lieu de paroles, si utile que cela put être. Réunissant des chercheurs d’horizons et de disciplines variés, il donnera pourtant lieu à plusieurs ouvrages collectifs d’importance, comme L’évolution du commerce africain depuis le XIXe siècle en Afrique de l’Ouest, 1971, Oxford University Press, ou comme L’esclavage en Afrique précoloniale (Maspero, 1975) et, surtout, Qui se nourrit de la famine en Afrique ? (Maspero, 1974).
Une pensée engagée
En effet, cette publication illustre particulièrement bien cette démarche si caractéristique de Claude Meillassoux, qui consiste à assumer dans un même mouvement responsabilité scientifique et responsabilité citoyenne, recherche académique et engagement politique: réalisée dans l’urgence par les chercheurs africanistes mobilisés par Meillassoux qui se refusaient à voir, dans les conséquences de la sécheresse qui frappait alors le Sahel, les seuls effets d’une fatalité naturelle, elle démontre tout au contraire que se lisent là les résultats attendus d’une politique de domination économique orientant l’essentiel des activités productives de ces pays vers les seuls intérêts combinés des pays riches, des multinationales intéressées et des élites nationales corrompues. L’ouvrage, précurseur d’une analyse écologique qui, aujourd’hui, peut garder sa force mais n’étonne plus, était à l’époque suffisamment dérangeant, a eu suffisamment d’impact et d’écho, non seulement dans le milieu des africanistes ou des anthropologues, mais au-delà même des chercheurs de sciences sociales, atteignant une partie de l’opinion publique, au point que les institutions scientifiques vont tenir à l’œil — et le faire savoir —les co-auteurs de l’ouvrage et ceux qui s’y réfèrent avec trop de complaisance, voire les sanctionner en leur rendant impossible ou difficile l’accès au terrain.
Cette façon de lier activité professionnelle et actualité historique, responsabilité intellectuelle et responsabilité citoyenne, illustrée collectivement au moment de cet ouvrage, ne se trouve généralement qu’au cours de circonstances particulières, quand la convergence, comme ici, semble s’imposer logiquement, la prise de parole du professionnel étant rendue nécessaire dans le débat civique, du fait même de ses connaissances particulières. Chez Claude, cette démarche était permanente. La bibliographie ci-dessous montre assez l’étendue de ses champs d’intérêts, où il est difficile de démêler quand le questionnement théorique découlait de l’engagement politique ou quand la démarche inverse prédominait.
On ne peut pas ne pas rappeler ici combien ses analyses en anthropologie économique nourriront ses critiques de la plus brûlante actualité sur les évolutions économiques mondiales et l’exacerbation des rapports de domination qui se jouent aujourd’hui (nul angélisme, cependant, nul manichéisme dans sa vision des sociétés «traditionnelles»: c’est bien lui, au contraire, qui théorisa le premier les rapports de domination existant au sein même des sociétés rurales !). Et dès lors, nombre de ses articles porteront directement sur les questions sociales apparemment bien éloignées de ses terrains africains, mais découlant en fait de son approche scientifique et de sa volonté de la mettre au service des luttes contre toutes les injustices. Sans doute à l’inverse, c’est son engagement politique qui est premier dans sa découverte de l’Afrique australe, source de tant de travaux fondamentaux. Catherine Coquery-Vidrovitch m’écrit à ce sujet: «Je me souviens l'avoir vu à son retour d'Afrique du Sud, et il m'avait dit: “ je ne pouvais accepter d'aller dans ce pays (de l'apartheid) qu'à la condition d'en rapporter un témoignage ”. Il fut là encore un des tout premiers chercheurs à faire entrer l'Afrique du Sud dans le champ des préoccupations françaises !». Il en ramènera en effet Les derniers Blancs: le modèle sud-africain (Maspero, 1979), non sans avoir livré plus modestement sa contribution dans un ouvrage collectif directement militant, «L’Afrique australe, par rapport à la colonisation et aux travailleurs africains» (in UGTSF, ed. , Notre Afrique, Maspero 1978, pp. 18-32), ce qui était bien dans sa manière.
Aux marges des disciplines
Cette ouverture, il va la mettre à nouveau à l’œuvre pour que l’ensemble de la communauté scientifique intéressée soit collectivement interpellée, ces vingt dernières années, en organisant, avec un groupe de collègues de diverses disciplines, des colloques dont il voulait, très consciemment, qu’ils portent à l’interface des disciplines, afin de permettre à chaque chercheur de terrain, nécessairement confronté avec cette problématique mais ne pouvant s’exprimer dessus parce que la question ne se pose pas au cœur de sa recherche, de s’exprimer sur ces thèmes importants. Très soigneusement préparé par ce petit groupe qui se constituait en comité d’organisation, puis d’édition, chacun de ces trois colloques aura été pour certains, nous en avons l’écho, un moment important de leur réflexion.
– Le premier, Terrains et perspectives (Orstom, 1987), portait sur la responsabilité du chercheur en sciences sociales confronté aux transformations des sociétés rurales du Sud, aux politiques et aux idéologies du développement. Il en rédigera la conclusion, montrant comment «les paysans qui utilisent la terre à leur bénéfice exclusif sont, dans la perspective d’une économie capitaliste, des parasites» (p. 443).
– Le second, Les spectres de Malthus (Orstom – EDI – Ceped, 1991), décloisonnait un débat qui concerne chaque chercheur de terrain, mais restait cantonné dans les seules tribunes des démographes: les questions du sous-développement et de la dépendance alimentaire des pays du Sud dans un contexte trop rapidement analysé comme étant celui de la «surpopulation». Dans un chapitre théorique introductif, Claude Meillassoux rappelle que «cette population (…) est aujourd’hui dans la situation d’une surpopulation relative. Le problème, pour l’économie capitaliste qui l’a créée, est de la faire disparaître pour ne pas l’avoir à charge» (p. 31).
– Le troisième, enfin, L’enfant exploité (Karthala, 1996), portait sur un problème dont on s’aperçut brutalement que personne ou presque (Alain MORICE constituant une notable mais quasi unique exception) ne s’intéressait, alors que sa prise en compte ne pouvait manquer d’interpeller fondamentalement nos approches, nous contraindre à renouveler notre regard, pour peu qu’on accepte de regarder la réalité de leur point de vue: les enfants travailleurs. Là encore, c’est Claude qui rédigea la conclusion, soulignant le paradoxe de «l’incongruité de l’emploi des enfants. Comment des êtres physiquement faibles, sans expérience, réputés turbulents et inattentifs, d’entendement encore limité, sont-ils susceptibles d’être préférés comme travailleurs à des adultes compétents et responsables ? (…) Cet extraordinaire paradoxe découle d’un autre: le bien-être des individus n’est pas la finalité première de l’économie. Ce sont à l’inverse les êtres humains qui ont à s’adapter à la conjoncture de l’économie concurrentielle et sont façonnés, sinon broyés, entre les coûts et les prix du marché.»
Ce qui caractérise — à mes yeux, le plus significativement — l’itinéraire de Claude Meillassoux, c’est ce va-et-vient entre engagement intellectuel et engagement militant qui, chez lui, restera permanent. Sa démarche même refuse de considérer aucune société, aucun phénomène social, comme pouvant être analysé de façon autonome, isolée, hors contexte, sa conviction profonde que les mêmes mécanismes de domination et d’échange sont à l’œuvre dans toute activité humaine et dans toutes les sociétés historiquement constituées. Elle n’a pas cessé de nous interpeller, de nous empêcher de dormir, parfois: nous avons du mal à concevoir, aujourd’hui, comment nous pourrons conserver cet esprit de vigilance, maintenant qu’il ne sera plus là pour maintenir vigoureusement vivant l’esprit de controverse qui en est la condition majeure.
Avec l’autorisation des éditions Karthala (qui s’apprêtent à publier prochainement deux nouveaux ouvrages reprenant des textes introuvables ou inédits de Claude Meillassoux), nous recopions ci-dessous la bibliographie que lui-même avait établie à l’occasion de la sortie de Terrains et engagements de Claud