France

Les ouvriers aujourd'hui face à des formes renouvelées du «despotisme» patronal. Reflexions à partir des Lip.

Entretien avec Michel Pialoux *

A l'occasion de la sortie du film remarquable de Christian Roaud sur la lutte des Lip en 1973 (voir ci-dessous Repères historiques), La brèche a imprimé un supplément de 8 pages disponible dès le 25 avril 2007. Dans l' «éditorial» nous rappelons quelques traits majeurs de cette lutte. Cette dernière, dans un contexte très différent, pourrait renvoyer à des aspirations de salarié·e·s qui ont, certes, une grande difficulté à trouver une expression pratique dynamique à leurs ressentiments et sentiments, à leurs besoins et exigences. Mais, sur l'essentiel, on voit poindre ces éléments d'auto-activité dans différentes mobilisations. En complément de ce dossier et de cet «éditorial», nous publions ci-dessous, comme «promis» dans La brèche, un entretien avec Michel Pialoux * sur la classe ouvrière aujourd'hui

«Les Lip, l’imagination au pouvoir», le documentaire de Christian Rouaud, revient sur un conflit social qui avait eu un impact énorme dans les années 1970. Il mettait en scène la classe ouvrière. Aujourd’hui, cette notion a disparu de l’opinion publique. Peut-on encore parler de classe ouvrière?

MICHEL PIALOUX — Au sens statistique du terme, elle existe encore. Moins importante qu’en 1975 ou 1985, elle représente quand même 6 à 7 millions d’individus [en France]. Et encore convient-il de se demander si on ne doit pas y inclure les chômeurs et les préretraités. 40% des enfants sont issus d’une famille dont le père ou la mère appartient au monde ouvrier. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de chiffres. Du point de vue de ce qu’on appelait la conscience de classe, le sentiment d’appartenance sociale, il s’est produit une évolution considérable. Les nouvelles catégories ouvrières refusent d’assumer cette identité.

A quoi attribuer ce refus d’identification? Pourquoi est-il mal vu de se dire ouvrier ?

M. P. — Beaucoup de processus sont en cause: les changements du système scolaire, l’entrée massive des femmes au travail… Restons-en à la question du travail à l’usine. Le statut professionnel des ouvriers s’est considérablement altéré dans les années 1980. La montée du chômage, la précarisation, la flexibilité, l’organisation en juste-à-temps ont engendré un stress permanent. Les salaires se sont érodés.

Le phénomène de sous-traitance s’est accentué, favorisant l’apparition d’entreprises aux dimensions plus réduites. Les conditions de travail y sont encore moins bonnes. Ce phénomène de sous-traitance engendre un travail nerveusement beaucoup plus dur: en 1970, les usines des constructeurs automobiles comme celle de Sochaux fabriquaient 80% des pièces, pour 20% qui étaient sous-traitées. Aujourd’hui, elles en produisent moins de 20%. Le travail devient un travail de montage et d’assemblage dans lequel l’ouvrier professionnel laisse la place soit au technicien, soit à l’opérateur polyvalent, payé au SMIC (salaire minimum).

L’ouvrier professionnel était celui qui possédait le savoir-faire. Il savait se faire respecter, avait du répondant face au patron. Par ses compétences, il était dépositaire d’un métier. Il représentait dignement la classe ouvrière.

Quand on pense classe ouvrière, on pense à un tout culturel avec ses valeurs, sa vision commune. Cet ensemble aussi s’est-il lézardé ?

M.P. — Le refus de l’identité ouvrière par ceux qui pourraient s’en réclamer a pour corollaire la fragmentation d’un corps autrefois homogène. On constate notamment une ligne de fracture bien réelle entre les anciens et les jeunes. Dans les grandes usines automobiles, au début des années 1970, les ouvriers en CDI (contrat à durée indéterminée} ont entre 22 et 23 ans. Dans les années 1990 et 2000, l’âge moyen se situe autour de 48/49 ans.

Le rajeunissement se fait essentiellement par l’intérim, un statut professionnel dévalorisé. Ce phénomène produit des ambiances très différentes. En l’occurrence, le monde ouvrier a été précurseur puisqu’aujourd’hui le phénomène concerne l’ensemble du monde salarié français. Il apparaît dans les usines parallèlement au développement du système des primes, individuelles et collectives. Cela a mis à mal les valeurs de solidarité ouvrière.

Les syndicats n’ont-ils pu jouer leur rôle pour pallier ces facteurs de désagrégation ? Ce sont les sections syndicales, par exemple, qui mènent le conflit des Lip en 1973.

M.P. — Les Lip, après 1968, apparaissent comme la queue de la comète. A partir des années 1980, le monde du travail fait face à une profonde désyndicalisation. Au milieu des années 1980, à Sochaux, on recense 400 à 500 adhérents à la CGT. Elle en a compté jusqu’à 5 000!
La CFDT subit une érosion comparable. Dans cette logique, il est de plus en plus difficile de trouver des délégués syndicaux dans les entreprises. Il n’y a plus beaucoup de candidats pour prendre les coups et compromettre leur carrière professionnelle.

Au sommet de la pyramide, les cadres fédéraux ont bien du mal à élaborer une orientation stratégique face aux bouleversements que constituent la montée du chômage, la mondialisation et les délocalisations qui s’en suivent ou qui sont agitées comme une menace. Ils ne savent plus s’il faut jouer le jeu de la modernisation.

Certains voient bien le danger que cette mondialisation représente. D’autres pensent qu’il s’agit d’un mal inévitable. Cela participe de la confusion générale. La dégradation des conditions de travail explique l’émergence d’un certain corporatisme au sein des sections syndicales, y compris dans le secteur public. Ce «corporatisme» joue évidemment un rôle dans la fragmentation du milieu ouvrier.

On voit bien comment la classe ouvrière a été atteinte en profondeur par une évolution qui touche la société française. Parallèlement, le système éducatif a tenté de redonner une valeur au travail manuel. En quoi le développement du bac professionnel [lycée de formation à un métier, ressemblant, plus ou moins, par exemple, aux écoles des métiers en Suisse, sauf qu'en Suisse c'est une élite de jeunes ouvriers/ouvrières qui y sont formés] a-t-il influé sur le monde ouvrier?

M. P. — Les réformes du bac sont mises en place en 1985, avec la création du baccalauréat professionnel par Jean-Pierre Chevènement [alors ministre de l'Education], avec pour objectif de faire parvenir 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. C’est un moment où le chômage est en pleine ascension. Les parents font vite le constat que les jeunes qui suivent la filière de l’enseignement professionnel sont ceux qui ne peuvent accéder à la filière générale.

Ceux qui obtiennent un CAP ou un BEP se rendent rapidement compte qu’ils vont commencer par travailler pendant des années en intérim. Les titulaires du bac pro constituent une catégorie intermédiaire: ils entretiennent le rêve d’échapper au monde ouvrier par la filière BTS qui leur permettrait d’accéder au statut de technicien. Comment sont-ils reçus dans le monde ouvrier? Les usines automobiles rechignent à recruter des bacs pros sur les chaînes de montage. Elles se méfient de leurs exigences supposées, liées à leur instruction. Beaucoup cachent leur diplôme pour se faire embaucher, quitte à le révéler plus tard quand ils ont établi de bonnes relations avec le chef d’atelier.

En termes d’identité, ils se démarquent des opérateurs et des ouvriers professionnels «à l’ancienne», qu’ils trouvent ringards: ils ne maîtrisent pas l’électronique comme eux. Quant aux titulaires de BTS, souvent fils d’ouvriers, les opérateurs de base ne les aiment pas. Ils parlent des «petits cons de BTS». Le système scolaire a, lui aussi, accentué la fragmentation de la classe ouvrière.

Cette fragmentation a-t-elle des conséquences sur le corps social?

M. P. — On a malheureusement pu en mesurer la gravité lors des émeutes de novembre 2005 [dans les dites banlieues]. Le lien n’a pas toujours été fait. Pourtant, il est direct. Pour avoir travaillé avec Stéphane Beaud sur ce thème à propos d’une émeute à Montbéliard en juillet 2000 [ Violences urbaines, violence sociale, Fayard, 2003.], je n’ai pas été surpris. Pour expliquer ces événements, il faut aussi recourir à une expression que je n’aime pas beaucoup mais qui reflète une réalité, la «racialisation» de la classe ouvrière française.

Elle traduit le poids croissant de l’immigration, et particulièrement de la jeunesse qui en est issue. A Aulnay-sous-Bois et à Poissy, il existe des usines automobiles comparables à celles de Sochaux. De nombreux intérimaires y sont employés. Ils sont descendants d’immigrés à 90%. On s’est refusé à regarder de près les logiques de discriminations qui les frappent en raison de la remise en cause du modèle français d’intégration républicaine que cela supposait. Un des effets de ces discriminations réside dans l’impossibilité pour la majorité de ces jeunes d’accéder à un emploi stable. Cela explique pour une bonne part les émeutes. Les jeunes qui ont été arrêtés appartiennent aux milieux populaires, scolarisés ou titulaires de petits boulots. Il convient de refuser la logique binaire du ministre de l’intérieur [le candidat présidentiel Sarkozy] qui consiste à opposer les «voyous», la «racaille», aux «bons éléments» qui se laisseraient entraîner.


* Michel Pialoux a longtemps été chercheur au centre de sociologie européenne (CNRS). Il a contribué à La Misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu. Il est notamment l’auteur, avec Stéphane Beaud, de Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1993. Cet entretien a été publié dans le Monde l'éducation.


Repères historiques

- 10 juin1973, Les Lip occupent leur usine. Ils s’emparent et cachent le stock de montres, leur «trésor de guerre». Une semaine plus tard, ils reprennent la production jusqu’au 15 août, chassés par les gardes mobiles.

- 11 mars 1974, un plan de reprise prévoyant la réembauche en un an de tous les ouvriers est appliqué. L’usine repart.

- Mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing est élu président de la République et nomme Jacques Chirac premier ministre. Ministre des finances du gouvernement précédent, Giscard avait déclaré: «Les Lip vont véroler tout le corps social. Il faut les punir: qu’ils soient chômeurs et qu’ils le restent.» Son arrivée à la présidence sonne le glas de Lip


Ressources

Grain de sable sous le capot, paru en 2003 et réédité en 2006 aux éditions Agone avec une préface de Michel Pialoux. Ce livre de Marcel Durand est le récit au jour le jour par l’un d’entre eux de la vie d’un ouvrier spécialisé sur les chaînes de montage de Peugeot de 1972 à 2003.

• Jean-Pierre Durand, Nicolas Hatzfeld, Peugeot-Sochaux, ambiances d’intérieur, Editons Page deux (Lausanne) 2002. Une analyse détaillée, à partir d’une longue expérience en usine et d’un retour sur les «traces». Chaque geste, chaque relation à la machine et aux autres sont analysés et reproduits.

L’usine à 20 ans, de Naïri Nahapetian, journaliste à Alternatives Economiques, est une enquête-reportage auprès de jeunes ouvriers de l’industrie, mais aussi du tertiaire, et des élèves de lycée professionnel. Paru en 2006 aux éditions Les Petits Matins, il est accompagné d’un CD audio d’Arte.

Avoir 20 ans à l’usine, par Henri Eckert, sociologue au Céreq, éditions La Dispute, 2006. Lui-même fils d’ouvrier, l’auteur dresse les conditions de vie de jeunes ouvriers de 15 à 29 ans, à travers leurs témoignages.

(22 avril 2007)


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