Italie

Une victoire plus que réduite de moitié

Kurt Altig *

Ainsi, ne serait-ce que d'un brin, le centre gauche de Prodi a gagné sur le centre droit de Berlusconi. Mais le plébiscite anti-Berlusconi espéré n'a pas eu lieu. Au contraire. Et cela est d'autant plus vrai pour les travailleurs et les travailleuses qui depuis des années ont misé sur la défaite électorale du Cavaliere dans l'espoir de tourner, enfin, la page.

Partons des chiffres

Par rapport aux élections législatives de 2001, les deux coalitions ont élargi leur taux d'adhésion: le centre droit de 390'800 voix; le centre gauche de 1'630'500. Pour la moitié, il s'agit de nouveaux votants; pour l'autre moitié, ce sont des votes qui, en 2001, avaient été attribués aux «troisièmes forces», aujourd'hui quasi disparues ou formellement absorbées par les deux pôles en présence: l'Unione et la Casa delle Libertà (CdL). La coalition de centre droit, par exemple, a intégré diverses petites formations ouvertement fascistes. De plus, une partie des votes de 2001 a été attirée vers l'un des deux blocs, sous l'effet de la croissante bipolarisation politique.

On a beaucoup parlé d'une Italie divisée en deux comme s'il s'agissait d'une nouveauté, quasiment d'un produit frais du jour. Pourtant, il convient de rappeler que, durant plus de 40 ans, la vie politique italienne a été marquée par le dualisme Démocratie chrétienne (DC) et Parti communiste italien (PCI). Et il ne faut pas oublier que dans les trois précédentes élections législatives italiennes – celles de 1994, de 1996 et de 2001 – s'est produite une division analogue qui «reflète», de manière assez partielle et déformée, les divisions de classes dans la société italienne. Dans le cas présent, ce qui frappe n'est autre que l'équivalence quasi parfaite entre les deux coalitions. A la Chambre des députés, 18'976'000 votes pour le centre droit et 19'001'000 pour le centre gauche. Il y a plus d’intérêt, toutefois, à observer qui a voté qui.

Il n'a pas de doute que Berlusconi a fait le plein des voix des couches moyennes (celles aptes à accumuler des avoirs), parmi les milliers de petits entrepreneurs de l'agriculture, de l'industrie et du tertiaire (services), des artisans, boutiquiers, professions libérales, courtiers à la Bourse, assureurs, représentants de commerce, etc. Leur nombre, fort grand, représente une anomalie véritable en comparaison avec d'autres pays occidentaux. Ainsi, aux Etats-Unis ou en Allemagne, le travail «indépendants» atteint à peine 10% de la population active; en Italie il se situe à hauteur de 30%. Le chef du gouvernement sortant a rallié ce groupe social qui est habitué à payer peu ou rien à l'Etat. Pour cela, il a agité la peur d'une hausse des prélèvements fiscaux, d'un impôt plus élevé sur les revenus des Bot [obligations d'Etat assurant des intérêts élevés, dont l'émission est nourrie par l'endettement et qui constituent un coussin d’épargne significatif pour une couche large d’Italiens]. Les Bot sont imposées à hauteur de 12%, soit la moitié moins de l’imposition frappant les revenus des travailleurs. Il en alla de même face à la crainte de la réintroduction d'une taxe sur la succession des fortunes [taxe abrogée en octobre 2001]. Berlusconi attisa les mécontentements de cette strate de la population, sa rage à l'encontre non seulement de la gauche ou des syndicats «amoureux des impôts», non seulement face à l'Etat «extorqueur», mais aussi contre les organisations professionnelles. Selon Berlusconi, c'est à partir de la Confindustria [organisation du grand patronat italien présidée par le marquis Luca Cordero di Montezemolo, dirigeant du groupe Fiat] – qui serait en connivence avec la gauche, dominée par les «extrémistes» et les syndicats – que se tramaient toutes les manœuvres.

Berlusconi a commencé avec l'intention de se faire réélire sur la base d'une glorification de tout ce qu'il avait réalisé au cours des derniers cinq ans. Puis, flairant l'inefficacité d'une telle propagande, il a rapidement opté pour donner une tonalité beaucoup plus idéologique à ses interventions: moins d'impôts, moins d'Etat, moins de rigidité syndicale, plus d'entreprise, plus de liberté individuelle (de faire du fric), plus de flexibilité, plus de protection pour la propriété; ajoutant à cela l'anticommunisme, le vieil et toujours nouvel anticommunisme, qui devait agglomérer le tout. Son «parti», Forza Italia, a perdu 6% des votes par rapport à 2001, soit presque 1,9 million de votants. Mais ce fut seulement cette approche agressive – empreinte d’un contenu fortement néolibéral et sur le fond antiprolétarien – qui réanima la base du centre droit à la veille d’une lourde défaite donnée pour certaine par quasi tout le monde. Cela permit au centre droit d’obtenir la majorité dans les grandes régions du nord de l’Italie, économiquement décisives.

Le «bloc social» qui s’est reconnu dans la Casa delle Libertà, évidemment, n’est pas composé des seules couches moyennes capables d’accumuler des avoirs. Il intègre aussi une pléthore d’éléments appartenant aux bureaucraties d’Etat, à la police, à l’armée, et ainsi de suite. Ces derniers tendent à être spontanément et idéologiquement conservateurs ou réactionnaires. Ils se regroupent dans leurs composantes les plus dures autour de l’Allianza Nazionale de Gianfranco Fini et dans celles plus modérées autour de l’UDC [Union des démocrates-chrétiens et des démocrates du centre]. Ce «bloc social» comprend aussi le «peuple de la Lega» [Lega Nord] de Bossi qui ressent la «corruption ministérielle» de nombreux de ses propres dirigeants, mais qui continue néanmoins à se reconnaître dans le centre droit parce qu’il se ressent en opposition avec la gauche qu’il accuse d’être pro-immigrés (si au moins elle l’était effectivement !) et centraliste. Il inclut de même une bonne partie de l’appareil de l’Eglise de Ratzinger [Benoît XVI] et de Ruini [cardinal Camillo Ruini, président de la Conférence épiscopale italienne], avec sa suite. L’Eglise s’est rangée du côté du Cavaliere soit pour des raisons matérielles (le financement de l’école privée, l’abrogation de la taxe foncière annuelle – ICI –, etc.), soit pour des raisons d’ordre «idéal» (la nouvelle croisade anti-avortement, la défense – y compris militaire – de «l’Occident chrétien», etc.). Au sud de l’Ialie, il incorpore aussi, et là la tradition se poursuit, les circuits du milieu organisé (diverses maffias).

Enfin ce bloc contient aussi une part non négligeable – bien que plus réduite qu’en 2001 – de travailleurs salariés ayant un double travail (à moitié salarié et à moitié indépendant) ou, de toute manière, gagnés idéologiquement à «l’individualisme propriétaire», dans la mesure où ils sont convaincus d’avoir de bons arguments à faire valoir sur le marché du travail en tant qu’individus. A ceux-là s’ajoutent des ouvriers du nord conquis par l’idée d’autonomie, des ménagères et aussi des catégories sociales au sud constituées de véritables indigents qui continuent à rêver que Berlusconi, ayant réussi à faire de ses propres entreprises familiales des empires, pourrait faire la même chose avec l’entreprise-Italie, cette fois à l’avantage de tous.

Le centre gauche et les potentats de l’économie

De son côté, le centre gauche a certainement fait le plein de parties substantielles de la classe ouvrière, des travailleurs et travailleuses qui se sont mobilisés au cours des années passées contre les politiques néolibérales du gouvernement. Il a gagné de nombreuses adhésions parmi les jeunes précarisés. Il a attiré massivement ceux qui se sont mobilisés contre la guerre et contre le racisme anti-immigrés et qui ont réagi de même face aux attaques répétées de la droite et de l’Eglise contre «les droits acquis des femmes». Si en 2001, au sein de cette même classe ouvrière, la droite et la gauche avaient obtenu, en termes électoraux, des positions équivalentes (50%-50%), il n’en a pas été de même en 2006. Bien qu’à ce propos ne soit pas disponible une analyse statistique détaillée, on peut considérer comme sûr que partout, aussi bien au nord qu’au sud, le centre droit, en commençant par Forza Italia a perdu son crédit tant au sein du prolétariat industriel que parmi le monde des salarié·e·s en général.

Par contre, le centre gauche a gagné une crédibilité au moyen de ses engagements vagues à réduire la précarité, à diminuer les impôts sur les revenus et les salaires, à taxer d’une certaine façon «les grandes fortunes» et les gains en capitaux. L’Unione au cours des dernières semaines a fait peu ou rien afin de mobiliser cette partie de la société italienne qui est le moteur de la production sociale et de la distribution des services, et pas seulement ceux publics. Mais, dans la campagne électorale, les réunions ont été des kermesses réservées à un public restreint et fortement sélectionné, en général provenant desdites classes moyennes. Toutefois, si l’Ulivo [l’Olivier] et l’Unione ont réussi à obtenir un seuil d’adhésion sans précédent, ils le doivent effectivement aux retombées électorales d’années et d’années de luttes ouvrières, syndicales, no global, no war, écologistes (voir la mobilisation contre tunnel pour le TGV dans le Val di Susa ou la lutte contre le stockage de déchets nucléaires à Scanzano, dans la province du Basilicata). Même si ces luttes ont été freinées dans leurs potentialités par des appareils syndicaux et par la direction de certains mouvements.

Toutefois, on ne peut oublier qu’à cette occasion, à la différence de 2001, s’est rangé du côté du centre gauche – ou pour le formuler de façon plus exacte, contre Berlusconi – le gotha de la finance, des grandes entreprises et des grands quotidiens, y compris celui de la Confindustria: Il Sole-24 Ore. Contre la Casa delle Libertà, et en particulier contre le chef du gouvernement sortant, Montezemolo&Company portaient une accusation d’avoir trop soigné leurs intérêts «spécifiques» et non pas tout autant – ou au moins d’une façon aussi adéquate – les intérêts de l’entreprise-Italie en tant que telle. Avant tout de l’industrie italienne. Ils tenaient Berlusconi pour responsable d’avoir inutilement suscité une montée de conflits sociaux et de syndicaux que l’on aurait pu prévenir en ayant une gestion avisée de la concertation-immobilisation des syndicats. Au contraire, ces «pouvoirs forts» demandaient à Prodi de mettre en œuvre une politique économique et sociale encore plus organique (et, sur le plan tactique, plus clairvoyante) d’affirmation de l’économie nationale que celle appliquée par le «pôle des libertés»; et cela en désamorçant la bombe des attentes et revendications des travailleurs. Le fait que l’Unione n’a pas obtenu une victoire écrasante convient très bien à ces grands potentats capitalistes, parce qu’il sera plus simple de la conditionner et de la contraindre à une politique d’unité nationale.

Quel nouveau gouvernement et quelle politique ?

Va-t-on dans cette direction ? Il est difficile de l’affirmer, en ce moment. La seule chose certaine est que l’affirmation de Prodi – «L’Unione gouvernera de manière unitaire au cours des cinq prochaines années» –est privée de tout fondement. Au contraire s’ouvre une nouvelle période d’incertitude et d’instabilité.

Il est plus que probable que le premier gouvernement de la nouvelle législature soit un gouvernement de l’Unione; mais ses marges de manœuvre seront véritablement très réduites. Que ce soit à cause de l’opposition dure que mènera le front berlusconien, opposition qui peut être menée aussi en dehors du Parlement; ou que ce soit à cause des attaques préventives, menées sous forme de cercles concentriques, qui ont déjà été indiquées par les organes de la finance internationale. Le Wall Street Journal a écrit: «Nous voudrions un centre gauche style Blair, mais nous craignons un centre