Italie «Le projet de l’Unione a échoué»
Les comptes méritent d'être donnés. Selon la Cour de Cassation, 24’755 listes séparent celles récoltées par l'Unione dirigée par Romano Prodi de celles obtenues par la Casa delle Libertà (CdL) de Silvio Berlusconi. Après contrôle, la différence s'est réduite de 469 listes par rapport aux résultats fournis d'abord par le Ministère de l'intérieur. Ainsi, l'Union a récolté 19'002'598 listes et la CdL 18'977'847. Pour rappel, ces élections se sont déroulées entre deux coalitions. La «perdante», conduite par le chef du gouvernement sortant, Silvio Berlusconi – soit la CdL –, est constituée par les partis suivants: Forza Italia, le parti de Berlusconi; Alleanza Nazionale, du ministre des Affaires étrangères sortant et ancien vice-président du Conseil Gianfranco Fini; l'UDC (Union des démocrates du chrétien et du centre) dont le leader le plus connu est Pierferdinando Casini; la Ligue du Nord d'Umberto Bossi qui faisait cause commune avec le Movimento per l'Autonomia, petit pari du sud dirigé par Raffaele Lombardo; la Nuova DC [démocratie chrétienne] de Gianfranco Rotondi et le Nuovo PSI [Parti socialise] de Gianni De Michelis; l'Alterniva sociàle, la formation fasciste conduite par Alessandra Mussolini, la petite-fille du Duce; la Fiamma Tricolore, formation fasciste de Luca Romagnoli; les Reformatori Liberali, une scission des Radicaux italiens, dirigés par Benedetto Della Vedova; le No Euro, une formation des plus mineures de Renzo Rabellino. La «gagnante, de peu, est l'Unione. Son leader est l'ex-président de la Commission européenne Romano Prodi. Elle coalisait les formations suivantes: l'Ulivo (L'Olivier) qui une fédération de trois partis – c'est-à-dire les Democratici di Sinistra (DS) dirigés par Piero Fassino; la Margherita (La Marguerite) dirigée par Francesco Rutelli ; et le minuscule Movimento Repubblicani Europei; le parti de la Rifondazione Communista (PRC) dirigé par Fausto Bertinotti; le regroupement des Socialistes démocrates italiens de Enrico Boselle et des Radicaux italiens de Daniele Capezzone présentait une liste commune intitulée Rosa nel Pugno (La rose au poing); la Federazione de Verdi dirigée par Alfonso Pecoraro Scanio; l'Italia dei Valori de l'ex-juge Antonio Di Pietro; les Popolari-UDEUR (Unione Democratici per l’EURopa) du démocrate-chrétien Clemente Mastella ; I Socialisti dirigé par le fils du défunt B. Craxi; et le Partito dei Pensionati. Au Sénat, diverses de ces formations ont présenté des listes communes ; de plus certaines ont passé de la CdL à l’Unione au cours des dernières années. La bataille électorale s'est donc déroulée entre un centre droit et un centre gauche au sein desquels les forces politiques bourgeoises, bien que figurant diversement, sont très présentes. Le centre gauche a reçu l'appui ouvert et appuyé de figures de la grande industrie et de la banque. A la Chambre des députés, l'Unione obtient 347 sièges; et la CdL 283; au Sénat la première dispose de 158 sièges et la CdL de 156. PRC a obtenu 5,83% des listes à la Chambre avec 41 élu·e·s et 7,24% au Sénat, ce qui lui permet de disposer de 27 sénateurs. Les représentants élus des courants considérés d’opposition dans PRC sont au nombre de 8. Etant donné le rapport de force institutionnel au Sénat, il n'est pas difficile d'imaginer les «tourments» que certains sénateurs de la gauche de PRC vont connaître lors de votes dont l'incidence sur les conditions de vie des salarié·e·s ne sera pas négligeable. Dès le 13 avril, le quotidien Il Sole-24 Ore – fortement lié au patronat –, sous la plume autorisée d'Alberto Alesina, dictait les «choix nécessaire au pays». Autrement dit, les lignes de forces que devra suivre le gouvernement de Prodi. Pour faire court, on peut les résumer de la sorte: réduire le nombre d'emplois dans le secteur public et abaisser la charge fiscale dans le privé «pour favoriser» l'emploi ; centrer «l'aide sociale» sur les plus pauvres à l'occasion d'une réforme du système de sécurité sociale; restructurer l'appareil productif privé et para-public et pour faire image il écrit: «Laissons Alitalia [la compagnie aérienne] au marché et si elle doit faire faillite qu'elle le fasse»;«améliorer le marché du travail»; faciliter les démarches pour la création d'entreprises. Et de conclure: «Le gouvernement de centre droit n'a pas su opérer ce choc, soit parce que les forces vraiment néolibérales en son sein sont minoritaires, soit à cause de l'inadéquation de son leader, toujours plus populiste et embarrassé par l'image de l'Italie à l'extérieur. Le prochain gouvernement de centre gauche devra avoir le courage de procéder rapidement sur ces divers fronts [ceux énumérés] avant qu'il ne s'englue dans la prochaine campagne électorale.» Eugenio Scalfari, dans un long article publié dans La Repubblica (16 avril 2006) met l'accent sur la nécessité du gouvernement Prodi de réunir une coalition sociale qui bloque, en quelque sorte, toute contestation des contre-réformes qu'il va mettre en oeuvre: «Sa coalition politique est fragile, mais son alliance sociale pourra être très forte s'il est capable de rencontrer et de parler avec les forces sociales représentatives du pays. Personne ne peut mieux le faire que lui.» Se profile ici le type de dispositif socio-politique qui devra être mis en place pour tenter de faire passer, sans réactions fortes, une série de contre-réformes. Et comme le répète l’éditorial de La Repubblica du 20 avril, il appartiendra entre autres à PRC de résoudre «la compatibilité entre une représentation des forces antagonistes et la gouvernabilité d’une puissance moderne industrielle qui, de plus, a besoin de réformes radicales pour recommencer à croître». La constitution, à partir de DS et de la Margherita, d’un parti démocrate à l’américaine s’inscrit dans la perspective de gouvernabilité et de l’alternance. Un autre aspect de la compatibilité à résoudre pour PRC. Une des questions, déjà débattue publiquement, concerne la précarité et, donc, les normes contractuelles, autrement dit la loi Biagi (loi 30). Le dirigeant de la CGIL (Confédération générale italienne des travailleurs), Guglielomo Epifani, après avoir tiré quelques flèches pour l'abrogation de cette loi, a développé le 19 avril l'idée d'une «table ronde». Il l’a fait en présence de la vice-présidente de la Confindustria Emma Marcegaglia et de Enrico Letta de la Margherita, le parti de l'ex-ministre Tiziano Treu qui a initié la réforme du marché du travail dès 1995. Autour de cette table devraient se réunir, outre les partis du centre gauche, les deux autres centrales syndicales (CISL et UIL) et aussi la Confindustria, afin de réécrire une loi, qui assurera la continuité dans le changement (La Repubblica, 20 avril 2006). Giuliano Amato, néo-élu de l'Ulivo mais à la carrière de ministre bien fournie, l'a fortement applaudi. En une formule, une sorte de néocorporatisme se profile dans la gestion du gouvernement de l’Unione. On peut saisir l'ampleur et l'essor de la précarisation à la lumière de trois chiffres. Dans la province de Turin, au cours de la dernière période, sur 243'000 recrutements, 65% se sont faits à durée déterminée. Cinzia Condello, spécialiste du marché du travail dans cette région affirme: «La moitié des contrats ne dure pas plus qu'un mois» (La Repubblica, 13 avril 2006). Et le professeur d’économie Tito Boeri, enseignant à la respectable université Bocconi de Milan indique dans un entretien accordé au quotidien économique français La Tribune (5 avril 2006): «En dessous de 27 ans, 70% à 80% des recrutements se font sous ces contrats flexibles. La proportion passe à 50% pour les employés plus âgés. Plus de la moitié des embauches réalisées depuis 1996 correspondent à des contrats atypiques, c'est-à-dire à durée déterminée.» Pour l'heure, les «négociations» au sein de l'Unione sur qui détiendra quel poste – Bertinotti ou D'Alema pour la présidence de la Chambre, ou D'Alema à la présidence de la République, ou... – rappellent les meilleures traditions politiques du centre gauche, passé et présent ! Les échéances institutionnelles se rapprochent: le 28 avril, le Parlement se réunira pour la première fois; puis le 2 et 3 mai les groupes parlementaires vont se constituer. Dès le 11-12 mai, l'élection du président de la République permettra que le nouveau gouvernement prenne ses fonctions au cours de la seconde moitié du mois de mai. A juste titre, il est souvent noté que l'Italie est, en partie, un laboratoire de certaines évolutions politiques en Europe. Voilà une raison, parmi beaucoup d'autres tout aussi importantes, pour laquelle nous présentons ici deux articles (l’un de Gianfranco Pala intitulé «Couillonnés dans la nuit des ténèbres» et l’autre de Kurt Altig ayant pour titre «Une victoire plus que réduite de moitié») ainsi qu’un entretien avec Franco Turigliatto faits dans la foulée des élections. Ils ont pour fonction de faire ressortir les traits essentiels de la situation et les enjeux pour la gauche. Ces trois textes convergent sur diverses questions et divergent sur d'autres. Ils devraient permettre de susciter une réflexion. Les indications fournies dans cette introduction et les notes explicatives attachées aux articles doivent rendre plus aisée la lecture de contributions sur la situation d'un pays et de ses salarié·e·s qui est souvent ignorée par les lecteurs et lectrices francophones. cau ***** Nous nous sommes entretenus avec Franco Turigliatto, élu sénateur dans le Piémont. Il fut longtemps responsable de PRC pour le travail en direction des grandes entreprises et son élection traduit la reconnaissance de très nombreux travailleurs et travailleuses pour une activité continue, depuis plus de trente ans, la plupart du temps sans reconnaissance «officielle». Outre son mandat de sénateur, il continue à être responsable de l’intervention vers le secteur ouvrier pour la région du Piémont. Il est un des membres de la minorité de PRC qui a pour nom Sinistra Critica (gauche critique).
Franco Turigliatto: Magré une profonde crise sociale et économique qui aurait pu susciter une opposition forte contre le gouvernement, il n’y a pas le signe dans ce résultat électoral d’une victoire du centre gauche. Sur le fond, on peut évoquer trois raisons principales. L’une, la capacité de la droite de réactiver tous ses électeurs potentiels, grâce à une campagne très ample, très agressive, avec une domination des médias. Elle a articulé l’utilisation de peurs (face aux impôts à gogo, aux «bolchevistes», à la «bureaucratie oppressive) – dans une société traumatisée – et de promesses, par exemple dans le domaine des impôts et de l’évasion fiscale, qui ont eu un impact sur un secteur significatif desdites classes moyennes. La deuxième raison est la suivante: malgré les mobilisations, malgré les luttes, la recomposition sociale du mouvement ouvrier est des plus limitée. Dès lors, ce qui peut être qualifié de mouvement ouvrier ne peut projeter une hégémonie sur l’ensemble de la société. Et cela explique la difficulté non seulement de capter des votes en faveur du centre gauche et de la gauche, mais aussi d’opérer une percée dans des segments de la société qui peuvent être l’objet de manipulations de la part d’une propagande populiste. Et sur ce terrain Berlusconi a manifesté toutes ses capacités. Ce dernier, au cours de sa législature, a dû faire face à des moments difficiles, de crise ouverte. Il s’est trouvé placé sous la pression de certains mouvements de masse. Cependant, les organisations syndicales et les |
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