Débat

L’islam politique

Samir Amin *

Nous initions ici la publication de diverses contributions sur «l’islam politique». «L’islamistophobie» ambiante dans les pays impérialistes suscite un juste réflexe de rejet de la part de celles et ceux qui pensent que la catégorie d’impérialisme est encore tout à fait pertinente pour saisir des évolutions économiques, sociales, politiques, culturelles à l’échelle mondiale. Mais ce réflexe peut aussi provoquer un alignement au mieux naïf au pire manipulateur face à des expressions politiques de forces développant un discours «anti-impérialiste». Une sorte de néo-campisme («pour ou contre l’URSS» selon l’ami ou l’ennemi, pour faire image) renaît. Il fait l’économie d’une analyse et d’un effort de compréhension aussi bien des processus socio-politiques en jeu dans différentes régions du monde que des conflits d’intérêts de classes qui prennent des incarnations politiques et institutionnelles comme des figures idéologiques difficiles à décoder, à dévoiler. D’où le besoin du débat. (réd.)

Quelle est la nature et quelle est la fonction, dans le monde musulman contemporain, des mouvements politiques qui se prétendent la seule vraie foi islamique ? En Occident, ces mouvements sont habituellement appelés «fondamentaliste islamique». Je préfère l’expression utilisée dans le monde arabe: «L’islam politique».

Nous n’avons pas là affaire à des mouvements en soi religieux – les divers groupes sont tous assez proches les uns des autres ­­– mais à quelque chose de beaucoup plus banal: des organisations politiques dont l’objectif est la conquête du pouvoir, ni plus ni moins. Si ces organisations se drapent dans la bannière de l’islam, c’est tout simplement par opportunisme.

L’islam politique moderne a été inventé par les orientalistes au service du colonialisme britannique en Inde et a été repris tel quel par Al-Mawdûdî au Pakistan [né au sud de l’Inde en 1903, établit au Pakistan en 1947 suite à la «partition» de l’Inde, avec la création du Pakistan ; il est décédé à Lahore en septembre 1979]. Sheikh Abû Al-A`lâ Al-Mawdûdî fut le fondateur, en 1941, du parti Jamaat-i-islami. Son approche visait principalement à «prouver» que les croyants musulmans ne peuvent vivre que sous le régime d’un Etat islamique, car l’islam ne peut pas permettre la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ces orientalistes, qui préparaient ainsi la partition de l’Inde, oubliaient fort à propos que les Anglais du 13e siècle avaient exactement cette conception du christianisme.

L’ennemi sans merci de la libération

L’islam politique ne s’intéresse pas à la religion qu’il invoque. Il ne propose aucune critique théologique ou sociale. Ce n’est pas une «théologie de la libération» analogue à ce qui s’est développé en Amérique latine [1]. L’islam politique est l’ennemi de la théologie de la libération. Il professe la soumission et non l’émancipation. Mahmoud Muhammad Taha [né du famille modeste vers 1909, dans le Soudan qui était encore une colonie britannique] au Soudan a été le seul intellectuel islamique qui a essayé de développer l’élément de l’émancipation dans son interprétation de l’islam. Quand Taha a été condamné à mort en 1985 pour ses idées par les autorités de Khartoum [2], son exécution n’a été condamnée par aucun groupe islamique, ni «radical» ni «modéré». Aucun des intellectuels qui se réclament de la «renaissance islamique» n’a pris sa défense, ni même ceux qui veulent seulement «dialoguer» avec de tels mouvements. Son exécution n’a même pas été rapportée par les médias occidentaux.

Les hérauts de la «renaissance islamique» ne s’intéressent pas à la théologie et ils ne font jamais référence à des classiques de la théologie. Pour de tels penseurs, une communauté islamique se définit par l’hérédité, comme l’ethnicité, plutôt que par une conviction personnelle forte et intime. Il s’agit d’affirmer une «identité collective» et rien de plus. C’est pourquoi l’expression: «islam politique» est la désignation appropriée à de tels mouvements.

De l’islam, l’islam politique ne retient que les coutumes partagées de la vie musulmane contemporaine, principalement les rituels dont il exige un respect absolu. En même temps, il exige un retour culturel complet aux règles publiques et privées qui avaient cours il y a deux siècles dans l’Empire ottoman, en Iran et en Asie centrale, sous les pouvoirs qui y dominaient alors. L’islam politique croit, ou prétend croire, que ces règles sont celles du «véritable islam», celui de l’époque du Prophète. Cela n’a pas vraiment d’importance. Il est certain que l’islam rend possible une pareille interprétation afin de légitimer l’exercice du pouvoir. De fait, c’est ainsi qu’a été utilisée une telle interprétation depuis les origines de l’islam jusqu’aux temps modernes.

En ce sens, l’islam n’est pas original. La chrétienté a fait la même chose avec le christianisme pour justifier les structures du pouvoir politique et social dans l’Europe prémoderne, par exemple. N’importe qui doté d’un minimum de conscience et d’esprit critique reconnaît que derrière les discours justificateurs il y a des systèmes sociaux réels ayant passé par des histoires réelles.

L’islam politique ne s’intéresse pas à cela. Il ne propose aucune analyse ou critique de ces systèmes. L’islam politique contemporain n’est qu’une idéologie basée sur le passé, une idéologie qui propose un retour pur et simple au passé, et plus précisément un retour à l’époque immédiatement antérieure à la soumission du monde musulman à l’expansion du capitalisme et de l’impérialisme occidental. Que des religions comme l’islam, le christianisme et d’autres soient ainsi interprétées d’une manière réactionnaire [au sens de retour en arrière] et obscurantiste n’exclut pas d’autres interprétations, réformistes voire révolutionnaires. Non seulement le retour au passé n'est pas souhaitable ; d'ailleurs cela n'est pas réellement souhaité par les peuples au nom desquels l'islam politique prétend parler. De plus, c'est simplement impossible.

C'est la raison pour laquelle les mouvements qui constituent l'islam politique refusent de proposer un programme précis, contrairement à ce qui se fait habituellement dans la vie politique. Pour répondre aux questions concrètes dans les domaines social et politique, l'islam politique répète le slogan creux: «l'islam est la solution».

Lorsqu'ils sont poussés dans leurs retranchements, les porte-parole pour l'Islam politique ne manquent jamais d'opter pour une réponse en harmonie avec le capitalisme libéral. Par exemple, lorsque le gouvernement égyptien accorde une liberté de manœuvre absolue aux propriétaires terriens, et rien du tout aux paysans ayant le statut de fermier qui travaillent leur terre dans leur malheureux effort de produire une «Economie Politique Islamique». Les auteurs de manuels sur le sujet (financés par l'Arabie Saoudite) n'ont réussi qu'à camoufler les préceptes les plus banals du libéralisme américain. sous une couche d'aspect religieux

Une dictature enturbannée en Iran

La République Islamique d'Iran prouve cette règle générale, malgré les confusions qui ont contribué à son succès: un développement rapide du mouvement islamiste en parallèle avec la lutte séculière, socialiste, menée contre la dictature du Shah [renversé en décembre 1978], socialement réactionnaire et alignée sur les Etats-Unis.

Suite au renversement du Shah, le comportement extrêmement excentrique des mollahs était «compensé» par leurs prises positions anti-impérialistes, dont ils tiraient une puissante légitimité populaire et qui avaient des échos bien au-delà des frontières de l'Iran. Mais, graduellement, le régime a montré qu'il était incapable de fournir la direction indispensable pour stimuler un développement socio-économique vigoureux et novateur, alors qu’il disposait d’une rente pétrolière. La dictature enturbannée des hommes de religion qui ont repris celle des «Caps» (militaires et technocrates) a entraîné une dégradation massive de l'appareil économique du pays. L'Iran, qui se vantait d'avoir «fait la même chose que la Corée du Sud», se trouve maintenant dans le groupe des pays du Quart-monde.

L'indifférence manifestée par l'aile de la droite dure du régime face aux problèmes sociaux que doit affronter la classe travailleuse du pays a suscité des «réformateurs», dont le but a été de modérer la dureté de la dictature théocratique, mais sans renoncer à son principe de base: le monopole du pouvoir politique.

En reconnaissant l'étendue du désastre économique de la République Islamique, les «réformateurs» ont pris la décision pragmatique de réviser graduellement leurs postures «anti-impérialistes». Ils visent à réintégrer l'Iran dans le monde banal comprador [3] du capitalisme dans les périphéries.

Le système de l'islam politique en Iran a atteint une impasse. Les luttes sociales et politiques dans lesquelles le peuple Iranien est maintenant plongé pourraient bientôt conduire au rejet du principe même de «wilaya al faqui», principe qui place le clergé au-dessus de toutes les autres institutions de la société politique et civile. La République islamique d'Iran n'a pas conçu un autre système politique que celui d'une dictature du parti unique monopolisé par les mollahs.

On a souvent fait des comparaisons erronées entre les partis islamistes et les partis de la démocratie chrétienne en Europe. Autrement dit, puisque les démocrates chrétiens ont gouverné l'Italie durant 50 ans, pourquoi un parti islamiste ne gouvernerait-il pas l'Algérie et l'Egypte ? Mais une fois au pouvoir, un gouvernement islamique abolit immédiatement et définitivement toute forme d'opposition politique légale.

Une théocratie néolibérale

Si l'Islam politique n'est qu'une version du néolibéralisme, prônant les vertus du marché - évidemment totalement dérégulé - il est aussi la négation absolue de la démocratie. Selon l'Islam politique, la loi religieuse (la sharia) a déjà donné une réponse à toutes les questions, soulageant ainsi l'humanité de la difficulté d'inventer des lois - une définition de base de la démocratie - et nous permet tout au plus d'interpréter les nuances de la loi divine.

Ce genre de propos idéologiques ignore la réalité, ignore l'histoire actuelle des sociétés musulmanes, dans lesquelles il a été évidemment nécessaire d'inventer des lois, même si cela a été fait sans l'avouer. Cela signifiait que seule la classe qui gouvernait avait le droit et le pouvoir d'interpréter la sharia. L'exemple extrême de ce genre d'autocratie est l'Arabie Saoudite, un pays sans constitution, dont les dirigeants déclarent que le Coran est un substitut satisfaisant. Dans la pratique, la Maison des Saoud a le pouvoir d'une monarchie absolue ou d'une chefferie tribale.

L'islam politique contemporain n'est malheureusement pas le résultat des soi-disant abus du sécularisme, comme cela a souvent été expliqué. Aucune société musulmane de l'époque moderne – sauf sous des formes spécifiques dans l'ancienne Union Soviétique – n'a jamais été réellement laïque, et encore moins été offensée par les innovations audacieuses d'un pouvoir athée et agressif. Les états semi-modernes de la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk [qui arrive au pouvoir en 1923, décède en 1938], de l'Egypte de Nasser [1954-1970|, de l'Irak et de la Syrie du Baas [4], ont seulement domptés les hommes de religion (comme cela s'est souvent passé autrefois