Iran

Questions et réponses sur la crise d'Iran

Stephen Shalom, Thomas Harrison, Joanne Landy et Jesse Lemisch *

Ce texte clarifie, sous forme de questions et réponses, des éléments importants d’une approche politique – du point de vue d’une gauche effective – à développer face à la situation en Iran.

On a vu fleurir sur de divers sites ou dans la presse d’une certaine «gauche radicale» des positions politiques de conciliation face au régime théocratique iranien. Cela à partir d’une caractérisation allouant des mérites anti-impérialistes à Ahamadinejad. Ou encore à partir des attaques (plus ou moins fortes) des Etats-Unis et de leurs alliés contre le gouvernement iranien; ces attaques fourniraient, selon certains, la démonstration d’un soutien nécessaire (explicite ou avec une tonalité plus réservée) à apporter au pouvoir théocratique, puisque, selon un principe politiquement stupide (ou ex-maoïste): «l’ennemi de nos ennemis» mérite considération et appui.

Ou encore du fait que le Président de facto (Ahamadinejad) dispose (ou disposerait) d’un soutien plus important dans les couches paupérisées – auxquelles une assistance matérielle est allouée par diverses fondations et institutions caritatives et clientélaires contrôlées par le pouvoir des mollahs – que l’appui social qui se manifeste en faveur d’autres dirigeants des divers clans du régime. Des dirigeants qui s’opposent à Ahamadinejad ou au Guide suprême. Il serait dès lors «progressiste» de soutenir de président et le Guide, ou du moins de dénoncer ceux qui l’attaquent en Iran.

On retrouve ici le renouveau d’un campisme qui a eu des effets dévastateurs par le passé. Par exemple: «pour le régime de Brejnev en URSS, même s’il n’est pas trop appétissant, car il s’oppose (prétendument) aux Etats-Unis».

Ce campisme efface les traits de classe des régimes au pouvoir, leur inscription dans des systèmes économiques fondés sur le contrôle de la plus-value extraite par le biais l’exploitation de la force de travail et donc sur les conflits sociaux, de classes, qui se configurent dans de telles sociétés; ou même à l’échelle internationale au travers de diverses médiations.

Ce campisme aboutit à être aveugle sur le caractère des régimes qui répriment les droits démocratiques les plus élémentaires, et entre autres ceux des salarié·e·s.

Le mouvement de masses qui s’est levé en Iran – à la composition sociale hétérogène comme toutes les mobilisations en faveur des droits démocratiques qui doivent faire face à un régime de ce type – ouvre, peut-être, sur une dynamique qui débordera celle imposée par la lutte entre les clans du régime. C’est d’ailleurs ce que craignent les leaders de ces divers clans: du «requin», l’ayatollah Rafsandjani – dont la prière du vendredi 17 juillet 2009 à l’Université de Téhéran n’a été retransmise que partiellement par la télévision nationale – en passant par Mir Hossein Moussavi et d’autres dirigeants comme Mohammad Khatami.

La répression des manifestations, ce 17 juillet 2009, s’est à nouveau révélée avec toute sa force; comme l’ampleur de la mobilisation . Certains tendent à oublier que n’est pas la première fois qu’un régime aux traits analogues utilise «des milices populaires» (bassiji), appuyées par l’appareil policier et militaire, pour «rétablir l’ordre».

Parallèlement, les conflits internes – difficiles à décrypter – s’expriment jusque dans la formation du gouvernement. Ainsi, l’un des vice-présidents nommés par Ahmadinejad ,Gholam Reza Aghazadeh, vient de présenter (le 18 juillet 2009) sa démission. Ce dernier était le représentant de l’Iran auprès de l’AIEA (Agence internationale pour l’énergie), poste auquel il a «renoncé». Il a longtemps été ministre du pétrole (en fait, depuis 1985), donc sous la présidence de Rafsandjani. Il garda cette fonction après l’élection d’Ahmadinejad  en 2005.

Dans tous les cas, le mouvement actuel constitue un préalable pour que puissent s’exprimer avec plus de force le réveil des travailleurs et travailleuses ainsi que des paysans pauvres dont toutes les actions revendicatives ont été et sont réprimées. Ainsi, ce «bloc social» pourra faire valoir ses droits, comme traduction de ses besoins concrets, qu’ils soient démocratiques, sociaux, économiques ou culturels. (cau)

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Tout de suite après les élections du 12 juin 2009 en Iran, la Campaign for Peace and Democracy (Campagne pour la Paix et de Démocratie – Etats-Unis) a publié une déclaration exprimant résolument notre soutien aux foules d'Iraniens qui protestaient contre la fraude électorale, et notre horreur devant la réaction féroce du gouvernement. Notre déclaration se terminait comme suit: «Nous sommes profondément préoccupés pour la sécurité et bien-être [des manifestants] face à la répression brutale et nous adressons nos voeux fervents pour le renforcement et l'approfondissement du mouvement pour la justice et la démocratie en Iran.»

Depuis les élections iraniennes , une partie de la gauche [pas seulement aux Etats-Unis – Réd.] mais aussi d'autres personnes ont exprimé des doutes quant à la légitimité et la nécessité d'une solidarité avec le mouvement contre Ahmadinejad. Notre position sur la solidarité avec les protestataires iraniens n'a pas changé, mais nous estimons que les questions soulevées méritent des réponses.

Les questions sont numérotées de 1 à 13. Pour ce qui a trait aux questions 3, 4 et 5 portant sur la fraude électorale, les lecteurs qui ne sont pas intéressés à ces discussions plutôt techniques peuvent aller directement à la question 6.

Et nous aimerions insister d'emblée sur le fait que notre soutien au mouvement de protestation n'est pas déterminé par les aspects techniques de la manipulation électorale, quelle que soit leur importance.

Ce qui est décisif, c'est que d'énormes foules d'Iraniens sont convaincues qu'il y a eu fraude électorale et qu'elles ont pris le risque de descendre dans les rues pour réclamer la démocratie et la fin de la répression théocratique.

1. L'élection du 12 juin était-elle équitable?

Même si chaque vote avait été compté correctement, ce n'était pas une élection juste. Au nombre de 475, des personnes ont souhaité être candidats à ces élections présidentielles. Toutefois, le Conseil des Gardiens de la Révolution [six mollahs, plus six juristes qui forment une sorte de Conseil constitutionnel, pour un terme propre à la Ve République en France – Réd.], non élu, qui examine tous les candidats pour déterminer leur conformité supposée avec les principes islamiques, les a tous rejetés à l'exception de quatre. En outre, des élections libres exigent également la liberté de la presse, celle d’expression et la liberté de s'organiser. Or, toutes ces libertés ont été sévèrement limitées [1].

2. Vous dites que le Conseil des Gardiens de la Révolution n'est pas élu, mais n'est-il pas indirectement élu par le peuple iranien?

Tous les huit ans, les membres de l'Assemblée des experts [86 mollahs élus pour un mandat de 8 ans; ils examinent les actions du Guide suprême, aujourd’hui Ali Khamenéï – Réd.] sont élus par un vote populaire. Les candidats doivent être des mollahs et avoir l'approbation du Conseil des Gardiens. L'Assemblée des Experts choisit ensuite parmi eux un dirigeant suprême qui est nommé à vie (mais qui peut être démis par l'Assemblée des Experts pour comportement incompatible avec l'Islam). Le dirigeant suprême nomme le chef du système judiciaire. Il choisit également la moitié des 12 membres du Conseil des Gardiens et les magistrats nomment les autres six [les juristes], ces nominations devant être ratifiées par le Parlement [le Majles composé de 269 députés]. Le Conseil des Gardiens passe ensuite en revue tous les futurs candidats à la Présidence, au Parlement et à l'Assemblée des Experts [2].

Une fois que ce système est en place, les possibilités de le changer de manière radicale sont ainsi, pour l’essentiel, nulles. Même si 98% des Iraniens décidaient demain qu'ils voulaient s'opposer à l'Etat islamique, les règles en vigueur permettraient à la théocratie de continuer au pouvoir pour toujours, vu que les seules personnes qui pourraient changer les choses doivent elles-mêmes être approuvées/acceptées par les dirigeants théocratiques. Même le fait d'amender la Constitution requiert l'approbation du Guide suprême.

L'Iran n'est pas une dictature semblable à celle de l'Arabie Saoudite, où il n'y a pas d'élections et où le peuple n'a rien à dire. Mais le préalable d'un système démocratique – le fait que les gens peuvent changer leur gouvernement – fait défaut.

3. Est-ce qu'il y a eu de la fraude? A-t-elle été suffisamment importante pour modifier les résultats?

Il y a certainement eu de la fraude: le gouvernement iranien admet que dans 50 villes il y a eu davantage de votes que d'électeurs enregistrés. (En Iran, les électeurs peuvent voter dans un autre district que celui où ils résident, mais «de nombreux districts où les votes «excédentaires» ont été enregistrés sont des petits lieux éloignés et rarement visités par les hommes d'affaires en déplacement ou les touristes.» [3] En outre, le nombre total des votes était également supérieur au nombre d'électeurs enregistrés dans deux provinces [4]. (Le surplus de votes au niveau de la province est plus significatif que celui au niveau des villes, car les gens ont moins tendance à voter dans une autre province que dans une autre ville). L'indication la plus probante de la fraude est probablement le fait que les observateurs partisans de Mir Hossein Moussavi et ceux d'autres candidats de l'opposition ont fréquemment été empêchés d'assister au décompte des votes et au scellage des urnes, ce qui constitue une violation flagrante de la loi iranienne [5].

Des partisans des candidats d'opposition avaient prévu de surveiller de manière indépendante les résultats en envoyant des SMS [texto] avec les résultats des votes locaux à un lieu central, mais le gouvernement a subitement bloqué les SMS, rendant ce moyen de contrôle impossible.

En ce qui concerne la question de savoir si la fraude était suffisamment importante pour modifier les résultats de l'élection, on ne peut pas avoir de certitude. Cependant il existe de fortes preuves que, soit personne n'a eu une majorité claire – ce qui aurait exigé un deuxième tour électoral – soit que Moussavi ait gagné directement. D'après une analyse par les chercheurs de Chatham House, un «think-tank» (groupe d’experts) britannique, et l'Institut d'Etudes Iraniennes de l'Université de St. Andrews:

«Dans un tiers de l'ensemble des provinces, les résultats officiels n'auraient pu être atteints que si Ahmadinejad avait récolté les votes non seulement des anciens conservateurs, des centristes et de tous les nouveaux électeurs, mais aussi d'au moins 44% des votes des réformateurs, et cela malgré une décennie de conflits entre ces deux groupes.»[6]

Depuis la victoire de Mahmoud Ahmadinejad en 2005, lorsque beaucoup de réformistes ont boycotté les élections et que des accusations de fraude ont circulé, les partisans de la ligne dure ont perdu le contrôle des conseils locaux en 2007. Il est donc difficile de croire au raz-de-marée en faveur d'Ahmadinejad en 2009, alors même que les dirigeants réformateurs, en réponse à une vague croissante de mécontentement envers le régime, osaient à nouveau défier le Président. Ahmadinejad a prétendument gagné le scrutin dans des régions où d'autres candidats avaient des liens forts et du soutien, y compris dans leurs provinces d'origine. Certains ont suggéré que c'était parce que les