Irak Lorsque les meurtres deviennent une affaire personnelle Nina Berman * Le photojournaliste Ashley Gilbertson réalise depuis 2003 des reportages sur la guerre en Irak pour des grands médias, y compris le New York Times. Il a reçu le prix Capa et celui de la National Press Photographer's Association (Association Nationale des Photographes de Presse). Son premier livre, intitulé Whiskey Tango Foxtrot, publié par la University of Chicago Press, constitue le reportage photographique de la guerre le plus exhaustif à ce jour. Nina Berman: Vous êtes arrivé en Irak, ou plutôt au nord du Kurdistan, au début de la guerre. Quelles ont été vos impressions au début, lorsqu'il est apparu que les Etats-Unis allaient envahir l'Irak? Ashley Gilbertson: J'avais séjourné au Kurdistan en 2002, pour observer le type de société que les Kurdes avaient construit après avoir eux-mêmes tous été des réfugiés à un moment de leurs vies. En écoutant leurs récits – plus récemment celui de la trahison de 1991 [par le gouvernement américain] et des attaques chimiques de Saddam – j'ai voulu retourner pour voir comment ils avaient été traités pendant l'invasion de 2003. Je voulais être sûr que dans le cas où cela tournerait à nouveau mal, les Américains et les Irakiens seraient tenus pour responsables de leurs actes. Les raisons que donnaient les Américains pour l'invasion de l'Irak m'importaient peu; tout ce que je savais c'est que n'importe quoi était mieux que Saddam, car cet homme était un monstre. Avec le recul, je pense que ma position favorable à la guerre était visible dans mes photos de cette époque. Comment votre attitude s'est-elle modifiée avec le temps? Ma position a changé de manière dramatique, mais pas uniquement en ce qui concerne le conflit en Irak. Au début, je pensais que la guerre pouvait être justifiée, que la fin justifiait les moyens et tout ça. Mais après avoir vu le coeur de la guerre, combien cette réalité est épouvantable quand on la voit en face, j'ai décidé que la guerre ce qu'on pouvait souhaiter de pire. Combien de mois avez-vous passé en Irak, et à quelles périodes? J'ai travaillé là-bas durant 18 mois sur une période de cinq ans, Pouvez-vous expliquer le titre de votre livre Whiskey Tango Foxtrot ? Whiskey Tango Foxtrot est un acronyme pour What The Fuck [approximativement "mais qu'est-ce qu'on fout là?"]. Les soldats utilisent beaucoup cette expression dans les communications par radio; pendant des années j'ignorais ce que cela voulait dire. Je croyais que c'était du jargon militaire que je n'avais pas besoin de comprendre. Lorsque j'ai appris sa signification et que j'ai repensé aux circonstances dans lesquelles j'avais entendu cette expression, j'ai immédiatement décidé que c'était un titre parfait pour mon livre. Beaucoup de personnes dont les photos figurent dans le livre ont été tuées – parfois le jour même où vous les avez pris en photo, comme l'expert Ian Spakosky, alias Spanky – parfois un peu plus tard. Est-ce que vous avez intégré cette possibilité – qu’une personne puisse être vivante maintenant, et morte un instant plus tard ? Comment cela a-t-il affecté votre manière de photographier ? Jusqu'à ce que Spanky soit tué, la mort était pour moi quelque chose d'abstrait: je savais qu'elle rôdait par là, car enfin, je voyais bien les cadavres, mais je pouvais prendre de la distance par rapport à cela. Lorsque Spanky est mort, je suis devenu très émotionnel. Cela m'a touché à un niveau plus personnel. Je connaissais ce gars, je savais qu'il avait téléphoné à sa femme la veille au soir, et qu'alors qu'il s'attendait à ce qu'elle demande le divorce, elle lui a appris qu'elle s'était fait tatouer son nom au-dessus du coeur. Cela a eu un impact profond et durable sur ma manière de travailler, impact qui se fait sentir encore aujourd'hui. J'essaie de prendre des photos qui illustrent ce que j'ai appris à cette occasion, ce besoin de célébrer et chérir chaque instant de nos vies; le fait que, quelles que soient notre religion ou nos opinions politiques, la mort est quelque chose que nous partageons et que nous craignons tous. J'ai filmé à Vienne une histoire qui se centre sur les premiers et les derniers instants de la vie. Plus récemment, j'ai lancé le projet d'un recueil sur des soldats et des marines tombés. L'épisode de votre livre qui m'a vraiment fait frissonner, c'est quand vous parlez des franc-tireurs et de la manière dont le fait de tuer devient très personnel, voire même obsessionnel. Qu'en est-il ? Lorsque j'ai été personnellement visé, ce qui m'est parfois arrivé, cela m'a fait chier. Après tout, je ne tirais sur personne, moi! Je suis photographe. Nous sommes issus d'une culture où les membres de la presse sont à juste titre considérés comme des non-combattants. En Irak, ce n'est pas le cas. Nous sommes considérés comme des espions, des porte-parole du gouvernement, et donc nous sommes considérés comme des cibles légitimes. Ce sont des foutaises, mais d'un certain point de vue je peux comprendre pourquoi les Irakiens nous considèrent ainsi.Pendant plus de vingt ans, sous Saddam, tous les médias étaient à la solde du gouvernement, et actuellement la plupart des journaux ont des allégeances avec une secte ou un parti politique. Avec cette conception des médias, il doit être incroyablement difficile de comprendre qu'une bonne partie de la presse américaine s'efforce de conserver une indépendance religieuse et politique. Mais cela ne change rien au fait, que c'est enrageant quand ils essaient de nous tuer. L'accès des journalistes à cette guerre s'est fait principalement par le processus de embedding [embarquement au sein des forces américaines] par lequel des photographes et des écrivains étaient assignés à certaines unités militaires et se familiarisaient de très près avec l'unité en question. Vous décrivez le moment où vous vous étiez endormi à l'arrière d'un char Bradley, et qu'après, le sergent vous a dit que le fait de somnoler dans un tank faisait de vous un membre honoraire de l'équipe car "qui, sinon un fantassin, pourrait dormir dans un Bradley ?" Aviez-vous envie d'être un des boys ? Et quelle est la culture d'un journaliste de combat ? Il est extrêmement difficile de gagner la confiance de soldats. Au début, lorsqu'on est "embedded", la plupart d'entre eux ne nous dont pas confiance, et n'apprécient guère notre présence, alors quand ils nous acceptent enfin, cela nous nous fait plaisir. Ils disaient que je ne serais jamais l'un d'eux. Je suis un humanitaire, et la dernière chose que je voudrais, c'est d'empoigner une arme et tuer quelqu'un. En ce qui concerne la culture d'un journaliste de combat, je ne crois pas que cela existe encore, comme c'était le cas autrefois. A Bagdad, actuellement, il n'y a pas de bar ou d'hôtel central qui serve de point de rencontre aux les gens [de la presse], c'est trop dangereux. Des reporters restent généralement chacun de leur côté et essaient de respecter les délais – ceux qui travaillent en Irak sont très engagés et passionnés. Parlez-nous des éventuels compromis que vous avez dû faire en tant que journaliste embedded. Cela m'est arrivé une seule fois, mais ça a été dur, et j'en suis encore furieux aujourd'hui. J'étais à Samarra, lors d'une importante offensive, et j'étais embedded avec un contingent de la Garde Nationale de New York. Je passais pas mal de temps avec un des pelotons, et un jour celui-ci a trouvé un suspect chez qui ils ont débusqué des brochures de Ousama Ben Laden. Leur interprète, Money Mike, un garde national irakien, a violemment battu l'homme en essayent de lui soutirer des renseignements, et j'ai photographié toute la scène. Comme le gars ne parlait pas, Mike a pris une baïonnette et s'apprêtait à le poignarder, lorsque le lieutenant américain l'a arrêté en disant… «Ecoute, Mike, je regrette de devoir te le dire, mais rentre le couteau... Tu comprends, je dois être franc: il y a un reporter ici.» Lorsque le lieutenant m'a demandé si j'avais pris la photo, je lui ai menti en disant que ce n'était pas le cas. En fait, j'étais persuadé de l'avoir prise. J'ai découvert, il y a quelques jours à peine, en buvant des bières avec lui ici à New York, que ce lieutenant était sûr que j'avais menti à cette occasion, alors que j'avais été persuadé qu'il me croyait. Mais en montant mes photos ce soir-là, je me suis rendu compte que j'avais inconsciemment décidé de ne pas peser sur l'obturateur, pour protéger le peloton. C'était la première et la dernière fois que j'ai laissé le embedding brouiller mon objectivité. Avez-vous d'autres images que vous avez manquées et qui vous tracassent encore ? Dans le livre, il y a peu de photos de soldats blessés ou mourants. Néanmoins les directives que le Pentagone a édictées depuis lors pour empêcher de photographier de telles scènes me rendent furieux. En empêchant la presse de couvrir ces évènements épouvantables, ces directives ont contribué à donner l'image d'une guerre aseptisée et dépourvue d'émotion. Cela donne au public une fausse image de ce qui se passe réellement là-bas, mais entraîne également une non-reconnaissance des sacrifices des hommes et des femmes qui sont blessés et tués au cours de cette guerre. Suite aux nombreux entretiens que j'ai eus avec des parents des hommes tués que j'avais photographiés, je sais combien il est difficile pour eux de voir des photos de leurs enfants sur des brancards, mais je pense qu'à plus long terme, en tant que nation, nous devrons voir cette guerre avec du recul, et nous demander pourquoi ces photos n'existent pas. Dans un passage de votre livre où il est question de la bataille de Fallouja, vous dites que vous étiez tellement fatigué de suivre les marines que vous ne saviez pas comment ils pouvaient continuer à avancer. Vous aviez simplement envie que cela s'arrête, et vous dites que vous auriez fait n'importe quoi pour que cela s'arrête. Comment les troupes arrivent-elles à continuer ? Je suis sûr qu'il y a beaucoup de raisons – l'entraînement, l'adrénaline, la peur, le désir de vengeance – mais je crois que surtout, nous nous rendions tous compte que si nous nous arrêtions, nous serions certainement tués. A la fin de votre livre, vos lecteurs éprouvent, comme vous, un sentiment de désespoir, de perplexité. Comment voyez-vous l'avenir pour l'Irak ? Y retourneriez-vous ? Il y avait une époque où je retournais en Irak à la moindre occasion, je prévoyais d'y passer au moins la moitié de chaque année. Mais maintenant j'ai le sentiment que ma chance s'épuise. Il m'est arrivé tellement souvent d'échapper à la mort, que maintenant, avant d'y retourner, je dois y réfléchir profondément et honnêtement. Plus tôt cette année, je m'y suis rendu pour évaluer le "surge" [l’accroissement du nombre de soldats] des troupes américaines et observer comment cela a affecté Bagdad, et j'y retournerai l'année prochaine pour voir ce qui se passera lorsque 30'000 soldats seront retirés de Bagdad. Je ne sais pas quand j'arrêterai; peut-être lorsque la dernière botte américaine quittera le sol irakien; peut-être que je continuerai à y retourner toute ma vie. Je n'en sais vraiment rien. Posez-moi à nouveau la question dans vingt ans. (Trad. A l'Encontre) * Nina Berman est photographe et a assuré les photographies de Purple Hearts: Back from Irak, avec les deux auteurs Tim Origer et Verlyn Klinkenborg (Ed. Trolley) (20 novembre 2007) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 |
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