Où va l’Irak ?

L’occupation états-unienne et le mouvement anti-guerre après les élections

Par Gilbert Achcar *

Quiconque a regardé à la télévision la partie sur l’Irak du Discours sur l’état de l’Union prononcé par George W. Bush devant le Congrès des Etats-Unis, le 3 février, aura été persuadé que les membres des deux chambres, à commencer par Dick Cheney lui-même, se livrent résolument aux exercices physiques requis pour maintenir leur santé cardiaque. Le rythme frénétique de leurs standing ovations était, en effet, équivalent aux «aérobics» les plus intensifs. Par contre, ce fut un échec total quant à une nomination aux Oscars, les scénaristes de l’administration Bush étant meilleurs pour des mélos télévisés que pour des films de qualité et Bush étant bien piètre acteur, même à l’aune de Ronald Reagan pourtant facile à égaler.

L’hypocrisie était à son comble: comme il était prévisible et prévu, George W. Bush a tenté de présenter les élections irakiennes comme un grand exploit démocratique à mettre principalement au crédit de son administration. A l’écran, le public put voir une Irakienne se lever devant les deux chambres du Congrès et montrer son doigt teint d’encre violette (1) – l’index dans son cas, tandis que c’était le majeur que le peuple irakien avait montré à l’occupant, pour reprendre la blague de Naomi Klein dans son excellent article «Getting the Purple Finger» (2).

Les jours suivants, les principaux médias américains eux-mêmes ne pouvaient cacher le fait que les Etats-Unis ont subi, en réalité, une véritable défaite dans ces élections. Celles-ci n’ont pas seulement été imposées aux occupants par des manifestations de rue massives de la population irakienne, après plusieurs mois de confrontation houleuse entre le proconsul états-unien Paul Bremer et l’Ayatollah chiite Ali al-Sistani ; ce dernier a également réussi à contrer toutes les tentatives du nouveau proconsul de Washington, John Negroponte, d’inclure dans la même liste de candidats tous les participants aux deux «Conseils de gouvernement» nommés par les Etats-Unis après l’invasion.

Les hommes liges de Londres et Washington ont été rejetés et Iyad Allaoui, al-Yaouar, Pachachi, etc., ont été forcés de mener campagne par eux-mêmes, tandis que l’Ayatollah soutenait la Coalition Irakienne Unifiée (CIU) favorable à l’Iran, qui comprenait les principales forces intégristes islamiques chiites, ainsi que de nombreux autres groupes, chiites ou autres.

Malgré une grossière intervention états-unienne dans la campagne électorale et un fort soutien financier et politique de Londres et de Washington, leur poulain Allaoui a subi une lourde défaite en récoltant moins de 14 % des votes – et ceci malgré la non-participation au vote d’une grande partie de la population irakienne, majoritairement très opposée à tout ce qu’il représente.

La remarquable et impressionnante mobilisation de masse des chiites et des Kurdes dans les provinces les plus sûres du pays (voir annexe ci-dessous) a abouti à une victoire considérable de la CIU avec 48 % du total des voix, suivie par l’Alliance kurde avec 26 % ; la liste d’Allaoui est arrivée troisième, loin derrière avec un peu plus de la moitié du vote kurde. (Une rumeur qui se répand vite dit que les Etats-Unis ont réduit les votes de la CIU de 60 % à moins de 50 % afin de l’empêcher de décider le sort du pays).

Le vain espoir de Washington que la faction d’Allaoui, avec d’autres forces pro-occupation, pourraient gagner un nombre de sièges suffisant pour perpétuer le régime fantoche, avec le soutien des membres kurdes de l’assemblée élue, a été ruiné. Même si elle ne contrôle pas les deux tiers des sièges requis pour les décisions majeures – d’après la Loi administrative de transition concoctée par Bremer, qui est contestée par la CIU et à laquelle l’Ayatollah al-Sistani a opposé son veto lorsque Washington a essayé de l’inscrire dans la résolution de l’ONU appelant aux élections – la CIU est de loin le pilier principal de la nouvelle assemblée, avec plus de la moitié des sièges.

Washington espère maintenant pouvoir briser la coalition chiite à travers son sbire Allaoui, en recourant à tous les sales moyens, des menaces à la corruption. L’épreuve de force entre al-Sistani et les occupants est loin d’être terminée. Quels que soient les développements dans un avenir proche du drame irakien, plein de coups de théâtre et de manœuvres en coulisse, deux choses devraient d’ores et déjà être claires.

L’attitude de Washington sur le retrait de ses forces

Il était absolument évident pour tous les observateurs que la grande majorité des votants arabes – et, par conséquent, l’immense majorité de la population irakienne, en tenant compte de l’état d’esprit dominant de celles et ceux qui n’ont pas voté – étaient et sont toujours opposés à l’occupation. En fait, il n’a pas échappé à l’attention de la plupart des observateurs que la grande majorité des votants arabes considéraient leur vote comme un moyen politique de se débarrasser de l’occupation. Cet état d’esprit était tellement fort que toutes les factions arabes ou presque ont inclus le retrait des troupes étrangères comme élément central de leur programme. Même la liste d’Allaoui l’a fait (ses banderoles disaient en arabe: Votez pour la liste d’Allaoui si vous voulez un Irak fort, libre de troupes étrangères).

Le programme électoral de la CIU appelait très explicitement à des négociations avec les forces d’occupation afin d’établir un calendrier pour leur retrait. Cette même revendication est devenue la requête centrale des forces politiques les plus résolues dans leur opposition à l’occupation: le Conseil des ulémas musulmans sunnites et le courant chiite de Moqtada al-Sadr. Les deux ont noué une alliance informelle pour faire pression sur la majorité de l’Assemblée élue en faveur de cette revendication.

C’est à cette même revendication que George W. Bush a fait explicitement référence lorsqu’il a déclaré dans son Discours sur l’état de l’Union:

«Nous n’établirons pas de calendrier artificiel de retrait d’Irak, parce que cela enhardirait les terroristes et leur ferait croire qu’ils peuvent attendre que nous partions. Nous sommes en Irak pour atteindre un résultat: un pays qui soit démocratique, représentatif de toute sa population, en paix avec ses voisins et capable de se défendre. Et lorsque ce résultat sera atteint, nos hommes et nos femmes qui servent en Irak retourneront chez eux avec l’honneur qu’ils ont gagné.»

Le choix des mots était précis et significatif: «Nous n’établirons pas de calendrier artificiel de retrait» signifie pas de plan du tout, puisque tout plan ne peut être qu’«artificiel», tandis que le délai «naturel» auquel Bush a fait allusion – «Nous sommes en Irak pour atteindre un résultat… Et lorsque ce résultat sera atteint…» – revient à dire que Washington décidera unilatéralement si et quand il retirera ses troupes. Le «résultat» à atteindre fait allusion au fait que la nouvelle assemblée et le nouveau gouvernement de l’Irak ne sont pas encore «représentatif de toute sa population».

Un Irak «démocratique» signifie, pour Bush, un pays qui n’est pas dirigé par un régime à l’iranienne combinant l’intégrisme islamique, une dose de parlementarisme et l’hostilité à la domination états-unienne (bien que Washington soit parfaitement heureux de la combinaison saoudienne de servilité envers les USA et d’intégrisme extrême – certainement le régime le moins démocratique et le plus anti-femme sur terre). Un Irak «en paix avec ses voisins» ne peut signifier, dans la bouche de Bush, qu’un gouvernement irakien en paix avec Israël, ainsi qu’avec les royaumes jordanien et saoudien, et adjacent à des voisins iranien et syrien «pacifiés» selon les normes de Washington. Finalement, un Irak «capable de se défendre» signifie que Washington ne se retirera (partiellement, en tout cas) de l’Irak qu’après s’être assuré que ce pays est sous le contrôle de forces armées aussi dépendantes de Washington que ne le sont leurs homologues saoudiennes et jordaniennes.

Cette partie du Discours sur l’état de l’Union de Bush, avec l’accent mis sur le «résultat» contre le «calendrier de retrait» faisait très clairement écho à l’avertissement formulé publiquement, quelques jours plus tôt, par deux vétérans de l’establishment Républicain de la politique étrangère, Henry Kissinger et George Shultz. Ils avaient publié ensemble un article dans le Washington Post le 25 janvier, à la veille des élections irakiennes, dont le titre était «Ce sont les résultats, pas les calendriers, qui importent en Irak !».

Il vaut la peine d’être longuement cité car il exprime sans ambages les véritables considérations stratégiques qui guident Washington:

«La condition préalable essentielle pour une stratégie de sortie acceptable est un résultat durable, pas une limite de temps arbitraire. Car le résultat en Irak déterminera la prochaine décennie de la politique étrangère américaine. Une débâcle introduirait une série de convulsions dans la région, car les radicaux et les intégristes se sont placés en position de dominer, avec le vent apparemment en leur faveur. Partout où il y a une population musulmane importante, les éléments radicaux seraient enhardis. Comme le reste du monde réagirait à cette réalité, son sens de l’orientation serait affaibli par la démonstration de la confusion américaine en Irak. […]

«Si un processus démocratique doit unifier l’Irak pacifiquement, beaucoup dépend de la façon dont la majorité chiite définit le règne de la majorité. Jusqu’à présent, les leaders chiites habiles, endurcis pour avoir survécu à des décennies de tyrannie de Saddam Hussein, ont été ambigus sur leurs objectifs. Ils ont insisté pour des élections précoces – en fait, la date du 30 janvier a été fixée à la suite d’un quasi-ultimatum du plus éminent leader chiite, le Grand Ayatollah Ali Sistani. Les chiites ont aussi exigé des procédures de vote sur base de listes de candidats au niveau national, qui vont à l’encontre des institutions fédérales et régionales. De récentes proclamations chiites ont affirmé le but d’un Etat laïc, mais ont laissé ouverte l’interprétation du règne de la majorité. Une application absolutiste de la règle majoritaire rendrait difficile de parvenir à la légitimité politique. […]

«La réaction à la brutalité sunnite intransigeante et le calme relatif chiite ne doivent pas nous donner la tentation d’identifier la légitimité irakienne avec un pouvoir chiite incontrôlé. L’expérience américaine avec la théocratie chiite en Iran depuis 1979 n’inspire pas de confiance en notre capacité à prévoir l’évolution chiite ou les perspectives d’un bloc dominé par les chiites qui s’étendrait vers la Méditerranée. […]

«L’Assemblée Constituante qui émergera des élections sera souveraine jusqu’à un certain point. Mais l’influence continue des Etats-Unis devrait se concentrer sur quatre objectifs clés: 1) empêcher tout groupe que ce soit d’utiliser le processus politique pour établir le type de domination dont jouissaient auparavant les sunnites; 2) empêcher toute zone que ce soit de glisser vers des conditions de type taliban, comme havres et centres de recrutement pour terroristes ; 3) empêcher le gouvernement chiite de devenir une théocratie, iranienne ou indigène ; 4) maintenir la possibilité de l’ autonomie régionale à l’intérieur du processus démocratique irakien.»

Ce que Kissinger, Shultz & co recommandent clairement, et ce dont l’administration Bush s’inspire dans ses actes, c’est que Washington doit empêcher la majorité «chiite» – autrement dit, toute majorité irakienne hostile à Washington – de gouverner l’Irak. Il doit rester maître du pays, en jouant sur les rivalités entre chiites et sunnites, ainsi qu’entre Arabes et Kurdes, selon la fameuse devise impériale «diviser pour régner».

Les enjeux ici sont d’autant plus cruciaux pour les intérêts impérialistes états-uniens que:

1) Une défaite politique totale en Irak – c’est-à-dire la perte du contrôle sur le pays et l’obligation de le quitter – aurait des conséquences pires que le Vietnam en ce qui concerne la crédibilité impériale des Etats-Unis, leur capacité à intervenir militairement, ainsi que leur hégémonie économique et politique mondiale. En raison du facteur pétrolier, l’importance stratégique de l’Irak et de la région du Golfe arabo-persique est bien plus grande que tout ce qui était en jeu au Vietnam et dans toute l’Indochine.

2) L’Irak fait partie dans l’optique stratégique de Washington – et d’Israël – d’un «croissant de crise» régional, principalement chiite, qui s’étend du Liban, où il est représenté par le Hezbollah en alliance avec l’hégémonie syrienne, au régime dominé par les Alaouites en Syrie (3), aux forces chiites pro-iraniennes en Irak et au régime des mollahs à Téhéran.

Washington s’est fixé comme priorité de subvertir cette version révisée et recentrée de l’ «axe du mal». Son attitude face aux événements au Liban, ainsi que ses menaces croissantes contre Damas et Téhéran, indiquent le contexte dans lequel il envisage son rôle en Irak. A la lumière de tout cela, il ne devrait y avoir aucune sorte d’illusion sur la volonté de la présente administration états-unienne de sortir d’Irak. L’affirmation de sources militaires britanniques, fin janvier, selon laquelle Washington et Londres mettraient au point «une stratégie de sortie, mais sans calendrier public» sont de la pure désinformation, dans le but de rassurer une opinion publique de plus en plus opposée à la prolongation de l’occupation.

Le prochain gouvernement irakien et l’occupation

Parmi les forces politiques de la majorité populaire en Irak, le débat a lieu entre ceux qui demandent le retrait des troupes étrangères à moyen terme et ceux qui demandent leur retrait à court terme. Il est clair que les fractions dominantes au sein de la CIU appartiennent au premier camp, probablement soutenues, sur cette question également, par l’Ayatollah al-Sistani. Elles sont convaincues – sans doute, en bonne foi pour la plupart d’entre elles – qu’elles pourraient tirer avantage de la présence des forces d’occupation pour mettre sur pied des forces armées sous leur propre contrôle, créant ainsi les conditions pour un retrait en douceur des tr