Economie

Le protectionnisme,
un moyen pour des politiques alternatives ?

Michel Husson et Jacques Sapir *

Tabou idéologique pour les tenants du libéralisme, fin en soi pour les partisans de l'autarcie, la protection des échanges peut-elle être considérée comme un instrument de politique économique au service d'un programme de transformation sociale ? Deux économistes apportent un nouvel éclairage sur l'encadrement des flux économiques.

Les délocalisations sont perçues comme un des aspects les plus directement menaçants de la mondialisation: une menace immédiate et concrète pour les salariés des pays du Nord que les entreprises multinationales mettent en concurrence avec la main-d'œuvre bon marché des pays du Sud. Quelle est l'ampleur de cette menace et comment y faire face ? Comment sortir du piège qui tend à faire des salariés des différents pays des adversaires ? Quelles mesures immédiates de politiques publiques pourraient stopper la dégradation pour les salariés du rapport de force qui les oppose aux employeurs ? Ces problèmes constituent le cœur de l'entretien que nous ont accordé Michel Husson et Jacques Sapir.

Louise: Les délocalisations constituent-elles une menace réelle pour les salariés des pays développés ou s'agit-t-il d'un bluff patronal ?

Michel Husson: C'est les deux. Toutes les tentatives d'évaluations disponibles montrent que les délocalisations sont un phénomène limité. De plus l'argument des délocalisations comme élément d'explication des destructions d'emplois et des bas salaires est étendu à l'ensemble des entreprises alors que le nombre de celles potentiellement concernées est relativement limité. En effet, il n'y a pas que le coût du travail qui détermine la localisation; d'autres facteurs sont pris en compte. Par exemple, un certain nombre de centres d'appel sont en train d'être rapatriés car ils s'étaient installés dans des pays à bas salaires où, pour des problèmes de langues et de compétences, le service rendu était jugé insuffisant. Pour l'instant, c'est donc l'effet bluff qui domine. Pour autant, les délocalisations constituent une vraie menace car se met en place une concurrence des modèles sociaux de plus en plus étendue. En raison de la nouvelle division du travail, cela ne concerne plus seulement des secteurs comme le textile, où le coût du travail représente la variable principale, mais également des services pointus, de recherche, de hautes technologies. Il existe désormais des pays qui offrent à la fois les bas salaires et la matière grise.

Jacques Sapir: L'impact social des délocalisations implique que l'on regarde le problème par branche, par taille d'entreprises et en dynamique. Premièrement, par branche, on voit bien que l'impact des délocalisations n'est pas du tout le même selon les activités même si, c'est vrai, il s'étend progressivement à des branches à basse qualification vers des branches à beaucoup plus haute qualification. Au départ, cet impact a surtout concerné les branches à basse qualification et cela pose un problème: l'existence de très fortes différences en ce qui concerne la formation des coûts du travail en système de libre-échange pénalise, dans un pays où il y a une protection sociale avancée, en priorité les emplois les moins qualifiés. En effet, c'est pour ce type d'emploi que le facteur coût joue le plus dans la détermination de la localisation. C'est donc une partie de la population qui devient la plus vulnérable, comme par hasard la population des cités. Du fait de cette concentration sur le travail peu qualifié, l'impact social des délocalisations est beaucoup plus important que l'effet économique qu'on observe si on regarde le pourcentage des entreprises qui se délocalisent. Deuxièmement, le problème des délocalisations ne touche pas toutes les entreprises: les petites sont beaucoup moins touchées que celles de moyenne et grande taille, qui peuvent se permettre d'adopter une logique de délocalisation sociale. Je dis bien une «logique de délocalisation sociale» car lorsqu'une entreprise décide d'implanter une nouvelle capacité de production dans un autre pays pour avoir accès à un autre marché, ce n'est pas en tant que tel une délocalisation. Cette évolution signifie que l'on a désormais en France un mouvement qui favorise une nouvelle répartition du travail entre petites entreprises et grandes entreprises dans la mesure où seules les grandes entreprises sont en mesure d'élaborer des stratégies productives internationales. Cela a une importance très grande car on sait que les conditions sociales dans les petites entreprises sont moins bonnes que dans les grandes entreprises. Troisièmement, le phénomène doit être analysé en dynamique. On peut très bien compter peu d'entreprises se délocalisant pour des raisons sociales ou environnementales - l'argument des réglementations environnementales trop contraignantes dans nos économies commence effectivement à être avancé -, mais observer un fort impact induit par le biais des représentations. Dans des entreprises qui ne délocalisent pas, on voit ainsi les salariés accepter des remises en cause de leurs conditions de travail, de leur protection sociale, etc. On ne peut donc pas tirer une équation stricte entre l'effet des délocalisations et le nombre d'emplois délocalisés.

L.: Dans quelle mesure les délocalisations sont-elles responsables du chômage ?

M. H.: L'explication de la persistance du chômage de masse par les délocalisations, en France et en Allemagne notamment, est un débat important. Je pense qu'il faut être absolument catégorique là dessus: les taux de chômage élevés ne sont pas liés aux délocalisations. La représentation selon laquelle les pays du Sud pomperaient nos emplois est fausse. Il existe des études évaluant à 10 % la proportion du chômage qui pourrait s'expliquer par la concurrence des pays à bas salaires. Le cœur du problème réside dans les dynamiques macroéconomiques locales. Le contre exemple ce sont les créations massives d'emplois en France entre 1997 et 2001 qui ne peuvent sérieusement être imputées à des relocalisations. Il ne faut donc pas superposer le problème des délocalisations et celui du chômage.

J. S.: Je serai plus prudent. D'une part, il faut distinguer l'impact direct des délocalisations de leur impact induit: les délocalisations exercent aussi une pression à la modération du salaire réel, qui se répercute sur la conjoncture. D'autre part, si la montée du chômage de masse ne provient pas des délocalisations (elle s'est faite en France en deux grandes étapes: l'une avant 1980, liée au dérèglement de la structure productive, l'autre, au cours de laquelle on est passé de 1,4 million à 3 millions de chômeurs réels, liée aux politiques macroéconomiques du milieu des années 1980), la perte continue d'emplois à basse qualification dans l'industrie est en revanche beaucoup plus liée aux délocalisations.

 Donc l'explosion du chômage de masse, le basculement d'une économie capitaliste de plein-emploi jusqu'au milieu des années 1970 à une économie capitaliste à fort taux de chômage sont essentiellement dus aux bouleversements des structures productives et aux politiques macroéconomiques. Mais ce à quoi nous assistons désormais, c'est à la mise en place d'une nouvelle forme de régulation du commerce international qui joue un rôle dépressionnaire important et neutralise les politiques traditionnelles contracycliques. Le problème des délocalisations ne se pose pas tant en terme de surcroît de chômage qu'en terme d'inefficacité des politiques de lutte contre le chômage; sauf si on décide de créer des emplois protégés dans la fonction publique mais cela a un coût budgétaire extrêmement élevé.

L.: Quels sont les termes du débat sur les délocalisations en matière de politiques publiques ? Des mesures de type protectionnistes sont-elles souhaitables ?

M. H.: Il existe un débat qui traverse notamment Attac autour de l'idée de clauses sociales et de protections tarifaires. Si on adopte le point de vue: «ce sont les délocalisations qui nous prennent nos emplois en nous soumettant à une concurrence déloyale de pays à bas salaires et ne respectant pas les normes sociales élémentaires», la réponse immédiate est: «il faut se protéger, par des taxes ou en conditionnant les échanges au respect des normes sociales».

 Ce débat est compliqué pour plusieurs raisons. Premièrement car on raisonne en termes d'échanges entre des pays, en oubliant un agent essentiel dans l'organisation de ces flux, à savoir les firmes multinationales. Pour prendre un exemple, il existe un débat important aux États-Unis qui porte sur la menace que représentent les exportations chinoises, alors que quasiment la moitié de ces exportations sont le fait d'investissements étrangers en Chine, en grande partie étasuniens d'ailleurs ! Les courants d'échanges et les changements des lieux de production sont donc portés par les multinationales. L'idée d'un Nord vertueux menacé par un Sud déloyal escamote cet aspect des choses.

 Deuxièmement, en termes de mesures concrètes, les choses ne sont pas simples non plus. Une piste de réflexion avancée suggère l'instauration de taxes sur les importations provenant des pays à bas salaires, dont le produit serait reversé à un fond de financement du développement. Cependant, si la taxe réduit significativement les différentiels de coûts salariaux, elle va réduire les débouchés des pays en développement et par conséquent le fond risque d'être peu abondé.

 Troisièmement se pose une autre question difficile. La compétitivité des pays à bas salaires ne doit pas être considérée trop vite comme déloyale, puisque leurs niveaux salariaux plus bas correspondent avant tout à un niveau de développement inférieur. D'ailleurs, dans des conditions très dures d'exploitation, les délocalisations et une plus grande intégration au commerce international ont permis à certains de ces pays, peut-être pas de se développer, mais en tout cas de faire évoluer leur structure productive. Il s'agit d'un mode de développement industriel certes un peu barbare, mais qui booste d'une certaine manière ces pays.

 Autre problème: l'extraversion de ces pays a été imposée par les pays du Nord afin, pour aller vite, de leur permettre de financer le remboursement de la dette. On leur a imposé des plans d'ajustements structurels qui faisaient de l'exportation une priorité. Et maintenant, on leur reprocherait de trop bien réussir, au point de leur demander de mettre un frein à leur développement ?

Je redoute l'idée selon laquelle les délocalisations seraient la cause unique des problèmes de régression sociale, car elle appellerait pour seule réponse des mesures de protection. En fin de compte, le problème des voies protectionnistes - ce n'est pas pour moi un terme péjoratif - est de savoir par rapport à qui on se protège. Il ne faut pas tant viser les pays que le type de division du travail institué par les multinationales. D'une certaine manière - c'est là un aspect du débat au sein d'Attac -, l'Europe pourrait être présentée comme une entité victime des pressions de la mondialisation alors que dans de nombreux domaines elle joue un rôle d'accélérateur: en particulier dans les négociations à l'OMC, où elle fait partie des puissances qui font pression sur les pays du Sud pour ouvrir leurs marchés publics aux entreprises européennes. Je ne suis donc pas contre une protection tarifaire au niveau européen, mais je suis inquiet du risque d'en faire la réponse globale et unique au problème de l'emploi réduit au problème des délocalisations.

 De manière plus prospective, l'objectif doit être de substituer aux rapports de concurrence des rapports de coopération entre les pays. Ces rapports devraient être fondés sur un type d'échange passant par la stabilisation des prix des matières premières et des transferts technologiques de manière à favoriser le développement.

J.-S.: Je crois qu'il faut considérer cette question en sériant bien les problèmes. Premier point, on ne peut parler de dumping social ou écologique que dans la mesure où, dans des pays qui ont des niveaux de salaire et de protection sociale très faibles, on atteint des niveaux de productivité relativement élevés. Car évidemment si les pays ont des niveaux de productivité très faibles on ne peut pas leur demander, sur cette faible producti