Hommage

Moshe Lewin

Denis Paillard *

Nous publions ci-dessous l’hommage à Moshe Lewin rendu lors de ses funérailles, le 27 août 2010, par notre ami de longue date, Denis Paillard. Moshe Lewin est disparu le 16 août 2010 à Paris, ville où il se rendait tous les étés.

De plus, nous publions aussi un article de Denis Paillard consacré à l’ouvrage de Moshe Lewin : Le siècle soviétique, Fayard-Le Monde diplomatique (2003).

Nous devons, ici, rappeler quelques ouvrages de Moshe Lewin traduits en français: La grande mutation soviétique, Ed. La Découverte (1989); La formation du système soviétique, Ed. Gallimard (1987); Le dernier combat de Lénine, Ed. de Minuit (1967).

Nous citerons encore deux ouvrages en langue anglaise : Russia-USSR-Russia. The Drive and Drift of a Superstate, Ed. New Press (1994) et Russian Peasants and Soviet Power : a Study of Collectivization, Ed. Norton & Co (1975). Nous y ajouterons deux autres ouvrages d’une grande importance pour des débats socio-politico-économiques : Political Undercurrents in Soviet Economic Debates, Plusto Press (1975); Stalinism and the Seeds of Soviet Reform. The Debates of the 1969s, Pluto Press (1991).

Pour certains militants, pas très nombreux, anti-staliniens, mais communistes, socialistes-révolutionnaires – engagés dans l’action politique et sociale avant 1968, date mythologique qui a étayé un autre mythe pseudo-sociologique: «la génération de 1968», dont certains se revendiquent frauduleusement – l’ouvrage Le dernier combat de Lénine a sonné fort. Les articles annonciateurs de cet ouvrage de Moshe Lewin, publiés dans les Cahiers des études russes et soviétiques (Ed. Mouton), avaient antérieurement attiré l’attention de quelques militants en Suisse. On pouvait, certes, les compter sur moins que les doigts d’une seule main.

Le dernier combat de Lénine a permis de conforter leurs critiques face au système stalinien tout en revalorisant les appréhensions du Lénine «finissant». En même temps, ressortaient les forces et les faiblesses de l’appareil analytiques des communistes critiques dès le tout début des années 1920. C.-A Udry

*****

Moshe Lewin, que la majorité des présents aujourd’hui connaissent comme un très grand historien du monde russe et soviétique, n’est venu à l’histoire que tardivement, à 38 ans, lorsque, de retour d’Israël, il entreprend la rédaction de sa thèse. Très longtemps il est resté silencieux, par pudeur sûrement, sur sa vie «d’avant l’histoire». Mais depuis plusieurs années déjà, dans les discussions, ces presque 40 premières années de sa vie étaient de plus en plus présentes.

Il avait même eu un projet d’écrire sur cette période, mais cela n’était pas allé plus loin qu’un titre Dancing with the fate. Plus récemment, avec l’aide précieuse d’un ami de Moscou, Albert Nenarokov, il avait rédigé une série de notes, intitulée Sur les sentiers du passé, où il évoque la mémoire de ses parents, amis, camarades de jeunesse à Vilnö, mais aussi de tous ceux qu’il a rencontrés au cours des années passées en Union Soviétique : paysans de la région de Tambov, mineurs de fond, ouvriers de la fonderie de Nadejdinsk dans l’Oural, camarades de promotion à l’école militaire de Podolsk. Dans ces instantanés (des snapshots comme il disait), on retrouve l’acuité de son regard, sa capacité à saisir le détail qui fait sens.

Je vais brièvement évoquer cet itinéraire à l’aide de quelques courts extraits de ces Sentiers du passé.

Les vingt premières années de sa vie, ML les passe à Vilnö, où la communauté juive est confrontée à un antisémitisme agressif tant du côté polonais que lituanien. Très jeune, il devient membre de l’organisation sioniste d’extrême gauche, l’Hashomer Hatsaïr (il y militera activement jusque dans les années cinquante).

«Dimanche 22 juin 1941 [le jour où Hitler attaque l’URSS. D.P.], le matin toute notre classe était partie en excursion dans les environs de Vilnö. Le soir devait avoir lieu la remise solennelle des diplômes de fin d’études. Mais cela était déjà du passé : au-dessus de nos têtes, dans un vrombissement étourdissant, passaient les messerschmidt, et dans la ville on entendait les explosions des bombes. Nous continuions à avancer sans trop nous hâter, alors même que tout allait très vite. Vilnö était en feu, et le soir il ne restait rien de notre lycée»

«Dès le 23 juin nous reçûmes l’ordre du dirigeant de notre mouvement de partir immédiatement dans la direction de la frontière russe. Les filles ne devaient pas venir. Savions-nous ce que cela signifiait ? Disons simplement qu’aucun d’entre nous ne comprenait l’ampleur de la catastrophe qui s’avançait».

Avec trois de ses camarades, il se retrouve dans un kolkhoze de la région de Tambov, le kolkhoze Vorochilov. «Un kolkhoze relativement prospère, note-t-il, même s’il portait le nom d’un homme qui, comme je l’ai compris plus tard, était d’une grande médiocrité». Il découvre les durs travaux des moissons, on l’initie à la vodka (ML était très fier de ses compétences en vodkologie) et au rituel des bains russes.

Face à l’avancée des troupes allemandes, ML se retrouve dans l’Oural, à Nadejdinsk, où il est envoyé travailler dans une mine, puis dans une fonderie, où il est chargé de verser le minerai dans les fourneaux, travail à haut risque compte tenu de la vétusté des installations. Déclaré travailleur de choc, il est aussi en butte à l’antisémitisme de l’ingénieur en chef. Et le Komsomol, sans lui demander son accord, l’envoie faire de l’agitprop dans les kolkhozes de la région.

Un jour, il abandonne son poste à la fonderie et se présente à un centre de recrutement de l’armée; son objectif : partir au front, se battre contre les nazis. Mais il se retrouve élève officier de la prestigieuse école militaire de Podolsk. Un an plus tard, avec 20 camarades de sa promotion, il participe au défilé de la Victoire, à Moscou, sur la Place Rouge.

Revenu à Vilnius en uniforme de l’Armée Rouge, il réussit à se faire démobiliser. Et participe à un réseau d’émigration clandestine des Juifs baltes (il poursuivra son activité militante en Pologne d’abord, défendant les survivants des ghettos face aux nationalistes polonais, puis en France et enfin en Israël).

Mais pour ML Vilnius est désormais une ville “tragique”. A la fin des Sentiers du passé, il écrit : «En 1970, quand pour la première fois je suis retourné en Union Soviétique, l’Académie des Sciences d’URSS m’autorisa à me rendre à Vilnius, ma ville natale. J’y ai passé quatre jours. Je me suis baladé dans les rues qui m’étaient si familières, j’ai exploré tous les recoins de mon ancienne école. De tous les côtés je sentais peser sur moi le regard des fenêtres des maisons où vivaient mes amis, où je buvais du thé en leur compagnie, avec leurs balcons où nous passions le temps. Malheureusement tous ont été assassinés ou sont morts. Fenêtres et balcons des morts».

Immense historien, ML était un survivant. Et ces dernières années, surtout depuis son retour à Paris en mai 2008, il n’arrivait pas à se détacher de ces Sentiers du passé, envahi par le souvenir de ceux qui, parents, amis, camarades, les avaient peuplés.

Aujourd’hui, ce travail de mémoire, il nous appartient de le poursuivre autour de Moshe, pour Moshe.

*****

Lire Le siècle soviétique de Moshe Lewin

Denis Paillard

La publication du Siècle soviétique (éd. Fayard - Monde diplomatique) est un événement majeur qui marque un tournant dans la connaissance de ce «continent disparu» qu'est l'Union soviétique. Il met à mal nombre de clichés et d'idées reçues, mais aussi certaines doxas qui font l'économie d'une véritable analyse de ce qu'a été le régime issu de la révolution d'Octobre. Il ouvre aussi la voie à une réappropriation critique de ce passé, à une époque où l'on assiste à des prises de distance, parfois honteuses, parfois revendiquées, qui témoignent souvent d'une méconnaissance de ce qui s'est effectivement passé.

Comme son titre l'indique, le livre de Moshe Lewin couvre toute la période soviétique de la révolution de 1905 à l'implosion - effondrement du régime à la fin des années 80. La première partie traite de la période stalinienne, la seconde de la période post-stalinienne, de Khrouchtchev à Andropov. La dernière partie revient sur l'ensemble de la période, en mettant en lumière ruptures et continuités. Les analyses développées poursuivent celles proposées par M. Lewin dans ses ouvrages précédents, du Dernier combat de Lénine (1967) à la Formation du système soviétique (1987) [1], en les enrichissant et en les redéployant, sur la base d'un travail de plusieurs années sur les archives soviétiques enfin rendues publiques.

Cette note se veut une invitation à lire le livre, et se limite à quelques points essentiels.

1. Révolution d'Octobre, Lénine et le bolchévisme

M. Lewin met en place une approche historique débarrassée des oripeaux idéologiques de toutes sortes, et opère un véritable retour à Lénine. Tout en inscrivant la révolution d'Octobre à l'articulation de la crise du capitalisme (dont la première guerre mondiale fut une manifestation particulièrement sanglante) et la crise que connaît la Russie, il insiste sur cette redéfinition permanente de la stratégie des bolcheviks, lorsque Lénine se fait "stratège de l'incertitude" face à une situation profondément instable et changeante. L'analyse de 1917 et des années qui suivent montrent à quel point Lénine, à chaque tournant, a été capable de repenser les tâches du moment. Ce qui met à mal la vision du "léninisme" comme corps de doctrine fixé (et fétichisé) une fois pour toutes (M. Lewin insiste à juste titre sur la nécessité de distinguer au moins trois "léninismes").

La révolution d'Octobre caractérisée comme "révolution plébéienne" (et non "socialiste") compte tenu des forces sociales en présence (avec le poids considérable de la paysannerie), de l'arriération du pays et du contexte international. Si la révolution d'Octobre s'inscrivait dans une perspective socialiste, cela ne pouvait être qu'à long terme et dans un contexte de montée révolutionnaire en Europe. Une telle caractérisation de la révolution a des conséquences cruciales concernant la nature de l'Etat qui se met en place au lendemain de la guerre civile.

Enfin, pour M. Lewin, le bolchevisme (en tant que désignant le courant radical de la sociale démocratie russe autour de Lénine et de Trotski) ne survit pas à la guerre civile. Le "parti" qui existe en 1921 est un parti complètement transformé par l'arrivée de milliers de nouveaux membres, qui ne sont pas passés par la dure école de la clandestinité et de l'année 1917: Pour les vieux bolcheviks le Parti est méconnaissable: ce n'est plus un parti de révolutionnaires totalement dévoués à la cause du socialisme. Les nouveaux arrivants ne partagent ni leurs valeurs ni leur passé.

2. Sur le stalinisme

Sur ce point, on assiste également à des déplacements significatifs.

Le premier est lié à une relecture des affrontements politiques au cours des dernières années de la vie de Lénine (déjà longuement évoqués dans le Dernier combat de Lénine). M. Lewin montre qu'il ne s'agit pa