Economie
Socialiser la richesse
Jean-Marie Harribey *
Dans l’ensemble des pays de l’OCDE les «impératifs» de la «concurrence fiscale», afin d’assurer «la compétitivité» de chaque pays respectif, déboulent avec fracas. L’obsession des déficits devient la règle et «l’équilibre des comptes» une nouvelle divinité devant laquelle il faut se prosterner. Une réflexion critique est urgente aussi bien que nécessaire. Inscrire le «moins-disant fiscal» dans la vaste opération de redistribution de la richesse en faveur des plus privilégiés est un impératif pour la gauche…qui ne se veut pas l’a-gauche (un a privatif). Cela d’autant plus que la défiscalisation s’accompagne toujours d’une attaque contre les dépenses publiques. Jean-Marie Harribey replace et redonne quelques repères, pour ceux qui veulent, encore, penser. Réd
Le gouvernement français radicalise le programme libéral. Après avoir mis en place le plan Borloo (ministre de la ville) de précarisation sociale, amputé un peu plus le droit du travail avec le contrat nouvelles embauches tout en instaurant des contrôles et sanctions draconiens contre les chômeurs, il participe aux enchères européennes du moins-disant fiscal.
En ramenant de sept à cinq le nombre de tranches du barème de l’impôt sur le revenu, en diminuant le taux marginal de 48,09% à 40%, en plafonnant à 60% du revenu le montant total des impôts directs versés par un contribuable, il amplifie le détournement de la richesse vers les riches. La suppression de l’abattement forfaitaire de 20% du revenu dont bénéficiaient les salariés avantage relativement les contribuables dont les revenus sont issus de la rentabilité de leur patrimoine ou bien qui ont actuellement un revenu annuel supérieur à 117 900 euros. En réduisant encore la part de l’impôt progressif dans l’ensemble des impôts, le gouvernement privatise un peu plus la richesse.
Ce programme est essentiel pour l’idéologie libérale: la délégitimation de l’impôt accompagne celle de la dépense publique et des services non marchands pour étendre la sphère capitaliste. Sa réussite, aux yeux des classes dominantes, se jauge à cette possibilité d’accumulation supplémentaire pour elles et aussi à leur enrichissement par le biais d’un impôt moins redistributif.
Comment restaurer une légitimité de la socialisation de la richesse ? En s’attaquant à la racine du galimatias libéral considérant l’activité publique comme improductive. Les travailleurs employés dans les services non marchands produisent d’authentiques valeurs d’usage. Et il faut se démarquer de l’idée selon laquelle les impôts financent les dépenses publiques, car cette affirmation est trompeuse. Dirait-on que les acheteurs d’automobiles financent la production de celles-ci ? Non, car elle est financée par les avances de capital en investissements et salaires, avances dont la croissance sur le plan macro-économique est permise par la création monétaire. Les achats des consommateurs permettent de transformer en monnaie la valeur marchande ajoutée par le travail et les capitalistes réalisent une plus-value.
Les collectivités publiques effectuent des dépenses: les unes sont de simples achats à des entreprises privées (ex.: construction d’une route), les autres correspondent à une production non marchande. S’agissant de celle-ci, les collectivités publiques, anticipant non pas des débouchés fructueux comme les entreprises, mais des besoins sociaux, investissent, embauchent et l’impulsent alors. Quel rôle joue l’impôt vis-à-vis de la production non marchande ? Il est le paiement socialisé de l’éducation, la santé, la justice... Le contribuable ne «finance» pas plus le fonctionnement de l’école ou l’hôpital que l’acheteur d’automobile ne «finance» les chaînes de montage. Car le financement est préalable à la production, que celle-ci soit marchande ou non marchande. Et le paiement, privé ou socialisé, lui est postérieur.
Certes, le paiement de l’impôt permet – tout comme les achats privés des consommateurs – au cycle productif de se reproduire de période en période. Mais il y a deux impensés dans l’idéologie libérale. Premièrement, ce sont les travailleurs du secteur capitaliste – et non pas les consommateurs – qui créent la valeur monétaire dont une partie sera accaparée par les capitalistes, et ce sont les travailleurs du secteur non marchand – et non pas les contribuables – qui créent la valeur monétaire quoique non marchande des services non marchands. Deuxièmement, au sens propre, le financement désigne l’impulsion monétaire nécessaire à la production capitaliste et à la production non marchande et doit être donc distinguée du paiement.
On comprend facilement pourquoi les riches veulent être moins imposés: parce qu’ils ne veulent pas payer pour les pauvres. Mais pourquoi la politique monétaire est-elle verrouillée par la Banque centrale européenne et le TCE (Traité constitutionnel européen) interdisait-il aux Etats d’emprunter auprès d’elle ? Les capitalistes ne veulent pas que la création monétaire finance une production qui ne rapporterait pas un profit. Sauf si l’Etat comble ses déficits en empruntant auprès d’eux qui, en outre, bénéficient de facilités de crédit bancaire pour prêter ensuite. C’est ainsi que l’équivalent de plus de 80% de l’impôt sur le revenu en France part en intérêts aux créanciers [à ceux qui détiennent la dette sous formes diverses: obligations, etc.]
La richesse non marchande n’est pas une ponction sur l’activité marchande, elle est un «plus» provenant d’une décision publique d’utiliser des forces de travail et des équipements soustraits au lucre. Elle est donc socialisée à un double titre: par la décision d’affecter des capacités productives et par celle de répartir socialement la charge du paiement. Insupportable pour l’imaginaire bourgeois.
* Jean-Marie Harribey, économiste, st professeur à l’Université de Bordeaux. Il contribue, entre autres, à une chronique tenue par divers économistes dans l’hebdomadaire Politis. Il est membre du Conseil scientifique d’attac (France).