Haïti

Le séisme du 12 janvier et sa construction socio-historique

Franck Séguy

Pour l’Haïtien que je suis, dans mon exil volontaire [au Brésil], devenu exil forcé depuis le lendemain du fameux 12 janvier 2010 – depuis le 16 janvier pour être plus précis, car ç’aurait dû être la date de mon retour au pays natal – la moindre activité prend chaque jour l’allure de question existentielle. M’informer sur Haïti devient une sorte de supplice. Une obligation de supporter le racisme larvé dont mon peuple a toujours été l’objet. Une manière de mourir à petit feu. De me rendre compte que je meurs à petit feu. Dans cette mort lente, écrire s’impose comme une tentative de me réveiller. De reprendre vie. De faire l’impasse sur le vide. De tromper l’impuissance... J’ai toujours préféré écrire pour que la vie fleurisse au lieu de le faire pour la mort... sauf que, aujourd’hui, l’acte que je pose ne répond en rien à mes préférences, sinon qu’il s’est imposé à moi par la force des circonstances.

Pour celles et ceux que les chiffres intéressent, disons-le clairement: plus de 200’000 morts comptabilisés à Port-au-Prince, au 2 février 2010. Officiellement. Car selon Jean-Max Bellerive, le premier ministre haïtien, ce comptage ne prend en compte ni les milliers de morts encore sous les décombres, ni ceux qui ont été ensevelis par leurs propres familles.

Ce que révèlent les propos de Bellerive

On ne sait pas s’il faut pleurer en lisant les propos du chef du gouvernement haïtien ou s’il faut se révolter devant les écrans TV, à des milliers de kilomètres. Mais on est forcé de reconnaître la crudité des vérités qu’il était allé cracher aux parlementaires: «Le gouvernement, tel que constitué, ne peut pas présenter de résultats [satisfaisants] face à cette situation.» Un gouvernement incapable de remplir les fonctions régaliennes de l’Etat. En clair, un Etat qui n’existe pas.

C’est exactement de cette manière qu’il convient d’interpréter les complaintes de J.-M. Bellerive concernant les problèmes d’infrastructures à l’aéroport international de Port-au-Prince dont il affirme qu’ils ont «empêché l’arrivée des avions d’aide» – ce qui, ajoute-t-il, «fruste la population aussi bien que le gouvernement». C’est que Bellerive n’a aucun contrôle dudit aéroport, que lui-même et son propre président, René Préval, ont rapidement remis, pour «coordonner les opérations de secours prévisibles», aux militaires étatsuniens, dont un représentant – le général P. K. Keen, commandant en second du SouthCom (Commandement du Sud) – était sur place à Port-au-Prince avant le 12 janvier.

Le tremblement de terre du 12 janvier frappe Port-au-Prince et d’autres villes du même département de l’Ouest, puis une partie du Sud-est où il a plus endommagé ou détruit des constructions qu’occasionné de victimes. Non seulement les forces armées étatsuniennes se sont emparées de l’aéroport de Port-au-Prince, mais elles ont rapidement pris le contrôle de tout le pays, particulièrement des ports et aéroports. Et occupent jalousement le môle St-Nicolas (Nord-est), région qui donne une vue sur Cuba pareille à celle qu’offre sur la mer une maison de villégiature au bord de la plage. Nos informations sont trop limitées sur les questions géologiques pour pouvoir fournir une quelconque explication précise. Toutefois, l’hypothèse a été faite qu’un des éléments de l’empressement des Etats-Unis pourrait être motivé par les possibilités assez grandes de mettre au jour des réserves diverses (du pétrole à des minerais), dans la mesure où Haïti est à l'intersection de deux plaques tectoniques. Cela dit, nous fermons cette parenthèse sans, pour autant, fermer nos yeux sur cette nouvelle offensive impérialiste qui, ayant depuis longtemps orchestré une catastrophe économique, profite maintenant d’une catastrophe naturelle pour se rattacher Haïti renforçant ainsi sa condition de néocolonisée. Nous y reviendrons.

Dans les déclarations du chef du gouvernement haïtien, deux éléments particuliers méritent l’attention. Le premier: M. Bellerive identifie comme problème rendant la distribution de l’aide difficile le fait que «les sans-abri du séisme [soient] mélangés aux autres personnes pauvres qui vivaient dans la précarité bien avant la catastrophe». Dans son raisonnement, cela «rend difficile la distribution de l’aide et crée des tensions».

Le second: le principal problème est que l’aide passe par les ONG en lieu et place du gouvernement. Et la plupart «de ces entités n’étaient pas prêtes» pour assumer une telle responsabilité. Comme pour ridiculiser le premier ministre haïtien, le site brésilien qui rapporte ses propos colle, tout de suite après, un numéro de compte bancaire de l’ONG brésilienne Viva Rio, une de ces entités qui sont en train de faire leur beurre sur le dos des victimes en Haïti. Une petite idée sur Viva Rio. Son projet en Haïti depuis 2005 emploie 130 travailleurs haïtiens pour un salaire mensuel de 135 dollars. L’un de ses dirigeants justifie ce salaire de chien par l’argument suivant: «S’ils payaient un centime de plus à ces travailleurs, ces derniers auraient un niveau de vie supérieur qui casserait l’économie du pays.» Nous reviendrons sur la participation des ONG dans la construction socio-historique du séisme de Port-au-Prince et de ses suites, mais accordons pour le moment notre attention à M. Bellerive.

Quelles sont les révélations contenues dans les propos du premier ministre au sujet des sans-abri ? Elles sont multiples. Nous en signalerons deux. La première: la présence continuelle de sans-abri dans les rues de Port-au-Prince avant le 12 janvier n’a jamais constitué un problème aux yeux des dirigeants haïtiens. Beaucoup de pauvres gisaient dans la précarité bien avant la dernière catastrophe, mais cela était tellement ordinaire que ce n’était même pas un fait divers. Cela était considéré comme «naturel». La présence de ces sans-abri habituels devient par contre un problème seulement à partir du 13 janvier 2010. En effet, eux aussi veulent alors recevoir un sachet d’eau ou une boîte de sardines. Ces éternels sans-abri rendent difficile, selon Bellerive, la distribution de l’aide aux nouveaux sans-abri circonstanciels d’aujourd’hui – qui deviendront, demain, des sans-abri «naturels». Ils représentent une sorte d’empêchement au déploiement sans heurts de la bannière de «la solidarité de spectacle», pour reprendre une expression chère à Jn Anil Louis-Juste, crapuleusement assassiné deux heures avant le séisme [voir sur ce site l’article en date du 25 janvier 2010].

Deuxième révélation de M. Bellerive: la «solidarité de spectacle» qui se déploie à Port-au-Prince n’entend aucunement s’attaquer au problème structurel de l’habitat du pays, plus dévastateur que le séisme lui-même. Le premier ministre est clair là-dessus dans ses sous-entendus: il y avait déjà des sans-abri à Port-au-Prince et c’était naturel. Pourquoi alors la présence de quelques milliers de plus, fussent-ils des centaines de milliers, voire 1 million, serait-elle un problème ? Comme l’a remarqué l’intellectuelle Marilena Chaui, citant l’auteur des Grundrisse, de l’Idéologie allemande et de la Critique de la philosophie du droit de Hegel, «le mode de production capitaliste est le seul à être historique d’un bout à l’autre, dans lequel il ne subsiste rien qui soit naturel. Voilà pourquoi dans ce mode de production, l’idéologie possède une force immense, car sa fonction consiste à faire entrer le naturel dans l’histoire, naturaliser ce qui est historique.» (Chaui, 2007, p. 146)

Ce constat nous met dans l’obligation, au risque d’être répétitif, de démontrer le caractère socio-historique du drame de Port-au-Prince, une façon de rappeler qu’il est le produit de l’action humaine, orchestrée dans des circonstances connues. Ce qui laissera clairement entendre que ce drame était évitable et qu’il y a moyen d’éviter sa répétition à l’avenir puisqu’il ne répond à aucune nécessité vitale, naturelle, universelle, immuable ou rationnelle sinon qu’à la reproduction du mode de production qui l’a engendré: celui du capital. Il ne suffit pas que la terre tremble, le séisme fût-il de magnitude 7 sur l’échelle de Ritcher, pour qu’une catastrophe de ce type en découle. D’autres conditions sociales doivent être réunies qui, dans le cas d’Haïti, ont été forgées historiquement par les puissants de ce monde.

6e siècle de veines ouvertes

Je ne rappellerai pas qu’Haïti a souffert de deux colonisations au début de l’ère de la modernité: une colonisation espagnole (1492-1697) et une française (1697-1803). Je rappellerai toutefois, rapidement, que l’administration moderne / coloniale française à elle seule a détruit systématiquement 45 % de l’environnement haïtien durant ces 100 et quelques années. Qui n’a pas entendu parler de ces chefs-d’œuvre d’édifices en France frappés de l’inscription: «bois d’Haïti» ? Ce n’est pas une imagination littéraire prolifique qui a octroyé à Haïti le titre de «Perle des Antilles». Ces lauriers, le pays les avait gagnés en reconnaissance du volume hors pair de richesses que la France lui extrayait. J’ai une affection particulière pour la simplicité avec laquelle Benoit Joachim résume les premières conséquences de cette veine ouverte d’Haïti:

«Si l’exploitation de la terre et des hommes dans la colonie de Saint-Domingue [actuelle République d’Haïti] avait puissamment contribué à enrichir la bourgeoisie française et avait accéléré le développement du capitalisme dans la métropole, par contre le peuple qui avait succédé aux esclaves dont le dur labeur avait permis cette accumulation du capital en métropole n’a hérité que de sols usés, de surfaces en grande partie calcinées, de décombres enfin.» (Joachim, 1979, p. 87)

Quand la bourgeoisie plante son exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale dans un espace, le résultat ne saurait être différent.

Si l’indépendance (proclamée le 1er janvier 1804) avait ligaturé cette veine ouverte, cette saignée, l’environnement haïtien se serait certainement cicatrisé. Mais Haïti a dû signer et verser à la France une «dette» qu’il n’a jamais contractée de 150 millions de francs or. La loi de la jungle capitaliste prévalant encore, jusqu’à présent aucun gouvernement français n’a compris la décence de rendre cet argent, injustement volé. Le paiement de cette somme – évaluée à plus de 21 milliards de dollars en 2003 – a eu sur le milieu ambiant haïtien un effet comparable à celui de la colonisation du siècle antérieur. Car les classes dominantes haïtiennes, qui n’ont point versé un centime dans les caisses de leur propre Etat jusqu’en 1920, ont sucé tout cet argent des veines des paysans et paysannes, principalement de leur production caféière, les forçant ainsi, pour assurer leur subsistance, à planter dans les surfaces en pente des cultures érosives et décapantes comme le maïs, la patate douce ou le haricot. Entre-temps, ces mêmes classes dominantes, alliées à leurs cousines européennes et nord-américaines, foncent à vive allure dans l’exploitation de la réserve forestière du pays. Donnons une fois de plus la parole à Benoit Joachim:

«L’essor sans précédent des exploitations forestières en Haïti au 19e siècle a été souligné par tous les témoins. Les bois de teinture (campêche, etc.,), d’ébénisterie (acajou), de construction (pin...) se sont imposés par leur volume croissant à l’exportation. Tous les navires quittant les ports haïtiens emportaient du campêche, (le bois rouge), ne fût-ce que comme lestage. La vari&e