Haïti «Capitalisme dents-serrées» et répression Franck Seguy Une nouvelle loi sur le salaire minimum a été enregistrée depuis le 5 mai 2009 au Parlement de Port-au-Prince. Le 13 mai, l’association des bourgeois-grandons industriels se prononce clairement, mais sans étonner personne: «Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher le président de la République de faire promulguer cette loi». Le chef de l’Etat, fidèle à sa mission de gérant des affaires de la classe bourgeoise, tergiverse face à l’unique responsabilité qui lui incombe en la circonstance: faire parvenir cette loi au Journal officiel (JO) aux fins de promulgation. Un mois après, c’est le camp populaire, les universitaires progressistes en tête, qui sont contraints de gagner les rues pour exiger quelque chose qui n’est rien de plus que l’application de la loi. Et ce petit exercice – qui aurait dû être le plus simple dans cette démocratie conçue dans les couloirs de l’ONU [qui organise l’occupation militaire de Haïti grâce aux tanks de la Minustah, placée sous le commandement du pouvoir brésilien, le gouvernement Lula et les militaires] devient un nœud gordien. Qui accomplit la tâche de faire briller au grand jour, la division sociale en deux camps et mieux définir la guerre des classes. Laquelle oppose, d’un côté, les bourgeois-grandons, les dominants-exploiteurs, leur Etat-Gouvernement, leur arsenal idéologique et agents de contrôle (fonctionnaires de toute sorte, médias, société civile en général) et, de l’autre côté, les ouvriers et le camp populaire et progressiste. Plusieurs observations mériteraient d’être faites. Toutefois on n’en aura pas le temps, car des jeunes croupissent en prison sous la seule accusation d’avoir exigé l’application de la loi. Que des professeurs sont activement recherchés par la Minustah, accusés d’être le cerveau qui incite à la rébellion. Tous les soirs, la Minustah et la Police nationale procèdent à des arrestations clandestines et illégales. Hier encore (mardi 9 juin 2009), un vieillard est décédé sous l’effet des gaz lacrymogènes «démocratiques» ultratoxiques. De sorte qu’il faut faire vite pour expédier cette démocratie qui nous étouffe en Haïti actuellement. Hier (le 9 juin), la manifestation des étudiants était étouffée dans l’œuf avant d’avoir pu gagner les rues. Les forces de l’ordre bourgeois, dents serrées, ont tout fait pour la contenir. Mais, entre-temps, les lycéens ont gagné les rues. La Minustah ne l’avait pas prévu. Leur manifestation a été rejointe par d’autres personnes pour rapidement devenir une multitude. La Minustah et la Police nationale n’ont pas réussi à faire mieux que de tuer un vieillard à coup de gaz lacrymogène démocratique à la Rue de la Réunion, d’arrêter quelques jeunes et surtout d’asperger de leurs gaz lacrymogènes démocratiques, ultratoxiques, l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti et donc ses malades. Cela n’étonne personne: depuis un certain temps, seuls les plus pauvres fréquentent cet hôpital, jadis le meilleur de la Caraïbe. Tout ceci s’est passé hier. Ce matin, le 10 juin, quel a été le grand titre de l’actualité: «Pourquoi attaquer la Fokal ?» [la fondation de madame le Premier ministre, financée par George Soros]. Ce titre, pour indécent qu’il soit, ne doit étonner personne. Il suffit de se rappeler que cette radio a été fondée durant le coup d’état de 1991-1994, le plus sanglant de notre histoire. Dès lors, on comprend que Gramsci ne blaguait pas quand il faisait remarquer que les médias font partie des diffuseurs de l’idéologie dominante. N’est-ce pas Monsieur Dandin ? S’est-il passé quelque chose à Fokal, la fondation financée par Soros? Bien sûr. Une de ses persiennes a été brisée – pas hier – mais la semaine dernière. Et pour toute personne qui y prête attention, il est visiblement impossible que ce soit une balle perdue ou une des pierres lancées au hasard par la Minustah ou la Police qui ait réussi pareille chef-d’œuvre. C’est nécessairement un architecte qui a été payé pour tracer cette œuvre d’art dans la persienne. Mais les médias en ont fait leur beurre dans l’objectif d’occuper l’opinion avec une question oiseuse sur une vitre brisée, tentant ainsi de reléguer au second plan les millions de vies humaines qui dépendent de la promulgation de la loi sur le salaire minimum. «Une prime de risque pour la Fokal» fait partie des clauses qui avaient porté la directrice de la fondation de Soros à investir la Primature pour servir les grandons-bourgeois dans la gestion de leurs affaires privées. Il y a donc une occasion à ne pas rater. De sorte qu’il ne fait aucun doute: dans les jours ou les heures à venir, à la Fokal, on fera briser encore artitisquement une chaise, une vitre, le portail... ou quelque chose que l’imagination la plus fertile aura suggéré. Et cela afin d’en imputer la responsabilité aux élèves ou aux étudiants, voire des professeurs. Dans l’exercice de criminaliser les pauvres, les (vrais) criminels n’hésiteront devant aucun moyen. Parmi ceux déjà utilisés, il convient de mentionner l’infiltration des manifestations d’étudiants par des gens qui se disent, eux, aussi étudiants. Ceux-ci ont la mission de casser quelques vitres de voitures afin de diluer les revendications populaires et de dévier l’attention, encore une fois, vers quelque chose d’absolument dénué de sens, mais capables de criminaliser les étudiants. Mais il paraît que les grandons-bourgeois font face à d’énormes difficultés dans cette conjoncture. Jusqu’à maintenant, ils n’ont pas encore réussi à produire des contre-manifestations. Leur position contre les 200 gourdes (4,76 dollars) de salaire minimum est tellement indéfendable! Mais ils réussissent quand même autre chose: c’est de mobiliser les marchands de manifestations d’étudiants qui se sont illustrés dans un certain Grafneh [Grand Front national des étudiants haïtiens] et actuellement dans «Jeunes en démocratie». Ces espèces inquiétantes pour le genre humain n’ont pas le courage d’organiser leur manifestation contre les ouvriers. Ils sillonnent de préférence les manifs étudiantes sans manifester eux-mêmes. Ils attendent l’arrivée de leurs journalistes pour offrir des entretiens. Ainsi, espèrent-ils se positionner comme protagonistes dans la crise. C’est un point qui mériterait franchement d’être sérieusement approfondi. Ce qu’on ne pourra malheureusement pas développer ici. Le capitalisme néocolonial produit un désespoir tel en Haïti que les jeunes sont contraints de faire travailler leurs méninges dans toutes les directions possibles. Un grand nombre, notamment des jeunes paysans, se font tuer en République Dominicaine dans les plantations de cannes à sucre. Une partie s’offre en «nourriture aux requins» en tentant, désespérer, de gagner les côtes de la Floride sur de frêles embarcations. Une autre partie choisit de se battre chez eux pour changer les choses. On les rencontre chaque jour dans les rues, bravant tous les dangers. Ils sont emprisonnés et battus par la Police des bourgeois et la Minustah des capitalistes étrangers. Mais ils résistent et sont en train de construire les luttes qui contribueront certainement à faire luire l’espérance. Non pas cette espérance noble, utopique mais en même temps paralysante et inerte de Ernst Bloch, comme dirait István Mészáros, mais cette espérance qui stimule le travail continu de l’action émancipatrice. Mais il y a une autre catégorie très dangereuse qui, dans cette situation, choisit le camp de la corruption. Ce sont eux les marchands de manifs. Des étudiants jaunes (comme des briseurs de grèves: les jaunes). Suppôts des bourgeois, ils se font voir à chaque fois que l’occasion se présente. Et sont prêts à tout. Ce sont d’ailleurs des «à-tout-faire». Ils se vendent au plus offrant. Ce matin 10 juin, par exemple, les étudiants de la Faculté d’Ethnologie ont surpris l’un d’entre eux en train de faire entrer une arme dans l’enceinte de la faculté. Il était en train d’avouer et de dénoncer ses commanditaires quand sous une pluie de balles inédites, la Minustah a dispersé la foule pour récupérer «l’étudiant». C’est donc une situation critique qui se dessine au pays. La Minustah circule avec une liste de professeurs qu’elle s’apprête à assassiner. Elle les recherche principalement dans les facultés d’ethnologie et de sciences humaines, mais aussi de médecine et de pharmacie. Ces professeurs sont sur une liste marquée «Rebeldia», en possession des soldats brésiliens. Ils sont accusés d’être des insoumis. Les bourgeois ont une incapacité génétique d’envisager la possibilité qu’un mouvement puisse se déployer sans qu’il n’y ait une figure connue à sa tête. Ce n’est pas un simple hasard si toute l’histoire bourgeoise s’écrit linéairement et ne raconte que l’épopée des grands hommes. Fidèles à Hegel, ils bannissent les masses dans l’histoire. Peu importe leur nombre, elles sont une quantité négligeable. L’actuel gouvernement en fonction à Port-au-Prince est tout à fait clair sur un point: ce qui était arrivé à son prédécesseur en avril 2008 [des émeutes de la faim éclatent en Haïti et le gouvernement est mis en question] ne lui arrivera pas. Traduisez: il ne satisfera aucune revendication ouvrière de gaîté de coeur. Et il fera l’inimaginable pour se maintenir au pouvoir. Un étudiant a été tué d’une balle cet après-midi. Alors que selon toute vraisemblance, il ne faisait que regagner sa maison. Si les médias bourgeois essaient d’occuper les esprits par des choses oiseuses et évasives, ce qui se passe à Port-au-Prince c’est du concret, synthèse de multiples déterminations. Dans cette guerre, les bourgeois-grandons sont les plus malins. Ils ont déjà compris qu’il n’y a pas moyen de faire marche arrière sur la loi sur le salaire minimum. Mais rien au monde ne les fera consentir à céder un pouce de terrain. Tout retrait du capitaliste n’est qu’un repli pour mieux rebondir. Ils commencent déjà à solliciter d’autres concessions en échange des 200 gourdes: franchise douanière, exemption de contribution aux fonds de retraites des travailleurs pendant trois ans, baisses des factures d’électricité... et un tas d’autres concessions dont la somme aboutirait à multiplier par 15 à 20 leur taux de profit actuel. Pour comprendre leur raisonnement, il suffira de se rappeler que lorsque le salaire minimum journalier était de 15 gourdes, l’ouvrier avait un pouvoir d’achat de 3 dollars. Quand le salaire minimum a été placé à hauteur de 70 gourdes – comme c’est le cas avant qu’entre en vigueur le nouvelle loi – le dollar oscille autour de 42 gourdes. Ce qui implique que les 70 gourdes ont réellement sanctionné une diminution et non pas une augmentation de salaire. Les 200 gourdes vaudront près de 4,75 dollars ce mois de juin. Mais il faut être prudent sur leur valeur réelle, par exemple, d’ici à la fin de l’année. De sorte que la vraie lutte des travailleurs ne saurait aucunement être une lutte pour l’augmentation salariale. Les travailleurs doivent tout bonnement, en perspective, réclamer l’abolition du travail salarié. Purement. Et simplement. Voilà l’agenda révolutionnaire en face du capitalisme néocolonial dents-serrées haïtien. (10 juin 2009) (11 juin 2009) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 |
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