Haïti

Près de cinq millions pour un chien de garde

Franck Seguy *

Il ne se passe presque plus un seul jour que l’on ne parle d’Haïti dans les grands groupes de communication internationaux. Aucun d’eux, notamment ceux d’Europe et d’Amérique du Nord, ne rate – ne serait-ce qu’une fois – l’occasion d’étiqueter Haïti de l’unique titre qu’ils lui ont décerné depuis longtemps: «l’un des pays les plus pauvres du monde»; « le pays le plus pauvre d’Amérique».

Pourtant ! De l’argent extrait des veines des travailleurs haïtiens, les bourgeois-grandons arrivent à se payer payer 4'334’000 gourdes annuels – soit 86’680 euros ; ou 132'000 CHF. Voyez par vous-mêmes:

Combien coûte un député aux travailleurs haïtiens (en gourdes)

Frais de première installation

110’000

Achat de voitures

630’000 (ou 15 000 dollars)

Salaire mensuel

110’000

Frais mensuel

37’000

Allocation téléphonique

10’000

Frais carburant pour voiture

10’000

Allocation de deuxième résidence

250’000

Allocation de bureau (en province)

150’000/l’an

Allocation personnel de bureau

75’000

Agent de sécurité et chauffeur

25’000

Allocation pour les fêtes champêtres

35’000

Quatorzième mois

110’000

Saison cyclonique 2008

90’000

N’entrent pas dans ce tableau, les projets de 8 à 10 millions de gourdes que chaque député gère dans leur commune respective, ce qui sert une politique clientéliste à diverses facettes.

Comme on peut le voir dans le tableau ci-desus, l’argent dépensé pour payer un seul des 99 chiens de garde de l’ordre grandon-bourgeois en Haïti rivalise avec les sommets du mont Everest ou de l’Himalaya. (Le parlement haïtien compte 99 députés et 30 sénateurs).

Un ouvrier haïtien mettra 193 années, à raison de 12 heures par journée de travail, pour gagner le salaire annuel d’un seul député. Autrement dit, il faudra à un ouvrier haïtien trois vies de 65 ans, à condition de commencer à travailler aussitôt sorti du placenta de sa mère, pour gagner une seule année de salaire d’un chien de garde à cravatte haïtien. Cela, c’est le Haïti des bourgeois-grandons.

De l’autre coté du fossé, un ouvrier haïtien reçoit 70 gourdes (50 gourdes = 1 euro) pour une journée de travail que le patron rallonge élastiquement jusqu’à 12 heures et plus selon son bon loisir.

Un fait qui n’est pas sans importance et que l’histoire ironiquement devra retenir: un bourgeois, de Pétion-Ville, chien de garde lui aussi, a compris en 2007, que ces 70 gourdes étaient trop scandaleuses. C’est lui qui a proposé une loi appellant ses collègues à élever ce salaire à 250 gourdes.

Il a fallu deux années de luttes acharnées pour qu’en mai 2009, un vote soit enfin obtenu adoptant le salaire journalier de 200 gourdes. Mais le 13 mai 2009, l’une des associations de propriétaires de chiens de garde, l’ADIH (Association Des Industries d’Haïti), se prononce officiellement contre cette insolence et prévient qu’elle va ordonner au chien de garde supérieur qui siège au palais national, vétérinaire des 99 chiens de garde, de vacciner au plus vite ces chiens qui démontrent des symptômes de la rage au point de vouloir mordre leurs propriétaires.

Le président René Préval s’est employé durant tout le mois de juillet 2009 à des ralemennenvini, carressant les chiens dans le sens des poils, jusqu’à ce qu’il ait finalement obtenu la garantie qu’ils sont rentrés dans l’ordre.  C’est ainsi que le 4 août dernier, les députés, en authentiques chiens de garde, sont revenus sur leur vote du mois de mai 2009, adoptant un nouveau salaire journalier de 150 gourdes.

Les leçons de cette épisode sont évidentes pour toutes celles et pour tous ceux qui ont la volonté de comprendre: à aucun moment, les travailleurs et travailleuses ne pourront compter sur une quelconque institution bourgeoise pour satisfaire leurs revendications d’exploité·e·s. La guerre de classes entre les bourgeois et les travailleurs n’est pas une élément aussi «mineur» qu’une guerre entre deux armées: c’est la plus violente des guerres qui puissent être menées car, si deux armées en guerre peuvent identifier quelques raisons pour déposer les armes, dans la guerre qui opposent les travailleurs à leurs exploiteurs, tout est strictement antagonique.

Voilà pourquoi les bourgeois mobilisent tous les appareils et moyens dont ils disposent pour étrangler les travailleuses et travailleurs: la loi et les gardiens de la loi; les institutions régaliennes (présidence, gouvernement, parlement, tribunaux, police, forces d’occupation...); les producteurs d’idéologies (universités, centres de recherches); et surtout les organismes de diffusion de l’idéologie bourgeoise: l’organisation scolaire, l’organisation religieuse, et les médias de toutes sortes, sans mentionner les processus d’aliénation propres aux processus mêmes d’exploitation et d’oppression.

La plus petite réaction des étudiants révolutionnaires contre cet ordre établi est qualifiée de violence par ces médias qui, pas une seule fois, ne dit le moindre mot de l’extrême violence exercée par les bourgeois-grandons et les patrons de la sous-traitance sur les ouvriers en leur refusant un salaire minimum, largement insuffisant, de 200 gourdes.

Deux jeunes garçons à la conscience éclairée ont apporté leur soutien aux ouvrières et ouvriers du secteur de la sous-traitance, lundi matin, 10 août 2009.

Le commissaire de police de Delmas [commune du département de l'Ouest et de l'arrondissement de Port-au-Prince] les fait arrêter sur le champ. Le commissaire Carl-Henri Boucher aura beau répéter qu’il n’a pas arrêté mais simplement interpellé Guerchang Bastia, 21 ans – étudiant en sociologie, et membre de l’Association universitaire révolutionnaire ASID – et Patrick Joseph, 36 ans – du Komite pou Relèvman Divivye (KRD).

Les deux hommes, Boukman du 21e siècle [1], sont jetés au Pénitencier national sans avoir été entendus par aucun juge, sans qu’aucun avocat ait pu les assister. Sans autorisation de visite des organisations dites de droits humains... Un certain Comité d’avocats pour le respect des libertés individuelles fait sortir une note deux jours après cet acte immoral au regard même de l’ordre bourgeois, mais ledit comité n’a pas eu le courage d’exiger le respect des libertés de Guerchang et Patrick.

Depuis le 1er juin 2009, les étudiants de l’Université d’Etat d’Haiti, principalement ceux de la Faculté des sciences humaines, engagés organiquement auprès des travailleuses et des travailleurs, gagnent régulièrement les rues en exigeant la publication de la loi réajustant le salaire minimum journalier.

Eux ont déjà compris la sanglante guerre qui opposent les bourgeois-grandons et la masse des travailleurs (au chomâge déclaré ou déguisé). Leurs actions polarisent de jour en jour la société, permettant à bons nombres de « citoyens de bonne volonté» de saisir l’ampleur de cette guerre sociale.

Les forces d’occupation faussement nommées Minustah [sous direction de l’armée brésilienne du gouvernement Lula] et la police nationale réagissent avec une extrême rigueur en matière de répression. Au point que les gaz lacrimogènes ultra-toxiques  – et non encore expérimentés ailleurs – dont elles ont aspergé l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haiti (HUEH), c’est-à-dire l’hôpital des pauvres, ont chassé les médecins qui ont dû s’enfuir pour ne pas mourir suffoqués.

Même des parents ont dû s’enfuir avec leurs malades à même leurs lits. Aucun média, à aucun moment, n’ose criminaliser ni les forces d’occupation, ni la police. Qu’importe ! Beaucoup de consciences sont en train d’être éveillées qui ne manqueront certainement pas de choisir leur camp. Car en Haïti, nos intellectuels-perroquets et intellectuels-lézards auront beau discourir, la réalité des faits ne leur offrira pas la possibilité de cacher à coup de belles phrases la division du pays en deux gros camps ennemis.

Une bonne partie d’entre eux/elles avaient signé en 2008 une belle pétition en faveur de la ratification de Michèle Pierre-Louis, Première-Ministre de l’actuel gouvernement sanguinaire.

En réflechissant à l’emprisonnement crapuleux, illégal, immoral et arbitraire de Guerchang et Patrick, il m’est venu en tête le froid cynisme avec lequel Mussolini avait décidé d’assassiner Gramsci pendant 10 ans dans les prisons italiennes. Et d’une manière toute particulière le cynisme encore plus froid des médecins fascistes qui lui ont dit en face qu’ils préfèrent le voir mort et qu’en conséquence ils ne voient pas de raison de le soigner. J’ai surtout lu l'étude que l’alors compagnon d'armes d'Antoine Gramsci – le dirigeant du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti – écrivit alors à Paris en 1937, aussitôt après que le monde eût appris avec stupeur que celui que la protestation universelle croyait avoir arraché à ses bourreaux n'était pas parvenu au-delà du seuil de la prison sur le chemin de la liberté recouvrée [Gramsci est décédé en avril 1937].

Très certainement, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander quel est le sort que les Bill Clinton et consorts réservent à ces deux jeunes militants, notamment à Patrick qui observe une grève de faim depuis qu’il est incarcéré.

A ceux qui demanderaient ce que Bill Clinton a à voir avec un tel fait, il faut rappeler qu’il est l’«envoyé spécial du Secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-Moon, en Haïti». Envoyé spécial, en langage moderne néocolonial. Mais en langage moderne purement colonial, il y a de cela deux cents ans, son titre aurait été commissaire civil ou gouverneur.

Ses chiens de chasse l’ont déjà précédé dans la colonie: il s’agit de l’armée sous-impériale émergente du Brésil de Lula et de ses thuriféraires latino-américains. Ce sont eux qui tuent et violent, pillent et gaspillent... en toute quiétude en Haïti. La loi c’est eux. La justice c’est eux. Le droit c’est eux. L’Etat c’est strictement eux...

Il y a jour pour jour, exactement 218 ans, le 14 août 1791, Boukman, un de nos marrons de la Liberté, tenait ce discours au congrès politique du Bois-Caïman: «(...) Le Dieu des blancs demande le crime, le nôtre veut les bienfaits. Notre Dieu qui est si bon nous ordonne la vengeance ! Il dirigera nos bras et nous ass