Guadeloupe

1967: à propos d’un massacre «oublié»

A plus d’une reprise, dans les articles consacrés à la lutte des travailleurs et travailleuses de la Guadeloupe, nous avons fait référence à la violente répression qui a frappé les grévistes de Guadeloupe, en mai 1967. Nous portons à la connaissance de nos lecteurs et lectrices une étude sur cet acte de répression patronal, étatique, aux traits colonialistes. (Red.)

Le 26 Mai 1967, à l’occasion d’une manifestation des ouvriers du bâtiment en grève, l’ordre est donné de tirer sur la foule des manifestants. Le lendemain, les lycéens de Pointe-à-Pitre descendent dans la rue pour soutenir la lutte des ouvriers. De nouveau, ce jour là, les forces de l’ordre font usage de leur arme [1]

La grève des ouvriers du bâtiment

Mercredi 24 mai 1967 - Début de la grève des ouvriers du bâtiment: les ouvriers du bâtiment réclament 2% d’augmentation et la parité en matière de droits sociaux entrent en grève.

Jeudi 25 mai 1967 -  L’importance de la mobilisation et la tension régnant sur les piquets poussent le patronat à convoquer une réunion de négociations pour le lendemain à la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre.

La journée du vendredi 26 mai 1967

Tôt le matin, la mobilisation des ouvriers à la Pointe Jarry donne lieu à une «répression énergique» (selon les mots du commissaire Canales) des CRS et des Képis rouges (référence aux forces armées): bastonnades, coups de crosse, tirs tendus sur les ouvriers.

Dans la matinée, à la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, de nombreux ouvriers se rassemblent devant et aux alentours de la Chambre de commerce.

11H00: en présence de l’inspection du travail, débutent les négociations entre la délégation syndicale de la CGT (composée notamment de Messieurs Bergame, Calife et Querel) et la délégation patronale conduite par Brizard (propriétaire d’un important groupe commercial).

12H45: les négociations, qui étaient sur le point d’aboutir, sont ajournées, en raison de l’opposition du représentant de la Sogetra (Societe Generale De Travaux). Dehors, le mot s’est répandu que c’est Brizard qui est à l’origine de cet échec. Les CRS prennent position.

13H00: à l’entrée du bâtiment, un responsable syndical membre de la délégation explique.

Vers 14H30: des renforts de CRS sont déployés sur la Place de la Victoire et devant la Chambre de commerce pour permettre la sortie de celui qui a laissé entendre que «lorsque les nègres auront faim, ils reprendront le travail».

L’arrivée des CRS provoque la colère générale: les affrontements débutent.

Les CRS lancent des grenades lacrymogènes pour disperser la foule et chargent à coup de matraques, à coups de crosses... et à coups de pieds ceux qui tombent, glissent ou traînent. Les manifestants, renforcés par des jeunes, répliquent par des jets de pierres, de conques de lambi (coquillage), de bouteilles.

15H00: Brizard évacué, les affrontements se poursuivent: dans toute la ville, des groupes se forment.

15H15: Le préfet Bolotte - en repli à la sous-préfecture en compagnie des chefs militaires et du sous-préfet Petit - donne alors l’ordre de tirer, «en faisant usage de toutes les armes». Il sait la portée de son ordre, et pour cause:

L’homme a effectué deux séjours en Indochine (en 1950, au cabinet du maréchal de Lattre de Tassigny; puis en 1953, au cabinet du ministre des Relations avec les Etats associés).Il a passé trois années en Algérie où entre 1955 et 1958, il a été sous-préfet à Miliana, puis directeur de cabinet du préfet d’Alger... C’est donc un familier des tueries françaises en terre coloniales.

Le massacre de 87 civils guadeloupéens par des gendarmes, CRS et parachutistes français

15H30-15H35: le commissaire Canales désigne un manifestant du doigt. Rafales de PM (pistolets-mitrailleurs) et de fusils automatiques. Sur la place de la Victoire, non loin du monument aux morts, un homme tombe... Atteint de deux balles dans le ventre. Très vite, il est ramassé, emporté et conduit à l’Hopital général. Il y décède peu après.

Il s’agit de Jacques Nestor, Jaki pour ses camarades, Kiki pour ses amis. Il a alors 26 ans, et milite au GONG (Groupe d'Organisation Nationale de Guadeloupe, organisation anti-colonialiste, indépendantiste).

Vers 15H40: autour de la Place, dans la foule des badauds, un guadeloupéen est atteint d’une balle en pleine tête. Puis c’est au tour du jeune Pincemialle de s’effondrer, la tête elle aussi chiquetaillée par une balle meurtrière.

C’est le signal de début d’un long massacre...

16H00: Dans la ville, la sauvagerie de la répression et l’annonce de l’exécution de Jacques Nestor puis de deux autres guadeloupéens déclenchent une vague de colère. Les armureries Petzreluzzi-Questel et Boyer sont prises d’assaut: des armes et des munitions sont emportées

Contre la barbarie militaire, un mouvement de résistance populaire s’organise. Les affrontements redoublent d’intensité: plusieurs groupes de civils armés s’opposent aux forces de répression; ailleurs, des cars de CRS et de gendarmes déboulent en trombe, avec pour consigne de «nettoyer la ville».

17H30: le maire de la ville, Henri Bangou, accompagné notamment d’Herman Songeons, d’Hégésippe Ibéné, de Pierre Tarer se rend au Canal et, sous prétexte d’appeler au calme, juché sur les vaillantes épaules de Daniel Genies, qui l’avait ainsi amené, il en profite une nouvelle fois pour dénoncer «les agitateurs professionnels» qu’il désigne comme autant de coupables à châtier.

Il est 18HOO: une pluie incessante de rafales d’armes automatiques a déjà touché des dizaines de Guadeloupéens. On signale à cette heure 4 tués et plus de 30 blessés civils.

De nouvelles troupes de parachutistes, arrivées en renfort des gendarmes et des CRS, font leur apparition et commencent à prendre position.

L’émeute populaire redouble alors d’intensité: les magasins UNIMAG & PRISUNIC, les immeuble d’AIR FRANCE & de FRANCE ANTILLES ainsi que le dépôt de la BANQUE de la GUADELOUPE sont attaqués et incendiés... Comme un symbole, Titeca-Beauport (grande famille), poursuivi, court se réfugier à la gendarmerie de Miquel; le juge français Combescur est blessé.

19H00: Les képis rouges investissent la ville; aidés et accompagnés dans leurs repérages, leurs déplacements et leurs interpellations par des policiers guadeloupéens: les Laporal, Laurent, Bourgeois et par d’autres indicateurs qui s’étaient glissés parmi les manifestants... C’est le couvre-feu, alors que la radio d’Etat annonce que le calme est revenu.

20H00: La décision est prise – par qui: Billote ? Foccard ?. – d’envoyer les "pots de fleurs": jeeps militaires équipées d’une mitrailleuse. Cette décision se double d’un ordre clair: «Tirer sur tout ce qui bouge, qui est noir ou qui tire ses origines de cette couleur». [2] Pointe à Pitre est en état de siège.

Le massacre va alors virer à la boucherie

Les artères de la ville sont dégagées; plus aucun regroupement n’est admis; badauds, passants, riverains essuient les rafales des meurtrières.

Des centaines de guadeloupéens sont pris pour cible, mis en joue, blessés, mutilés, fauchés. Le jeune Camille Taret qui rentre du travail est abattu à deux pas du domicile de ses parents. Dans la nuit, la patrouille repasse alors que les parents et proches organisent la veillée: nouvelle rafale. Gildas Landre ne se relèvera pas.

00H00: un avion militaire en provenance de Martinique vomit d’autres assassins; une nouvelle meute de militaires parachutistes français, chargée celle-ci de "finir le travail".

02H00 du matin: Le silence se fait.

Les rues sont vides, nettoyées de toute présence guadeloupéenne exception faite des quelques policiers et indics servant de guides aux chiens...

La journée du samedi 27 mai 1967

06H00: Douvan jou, le premier bilan de la journée du vendredi 16 mai est lourd. Plusieurs centaines d’arrestations (27 officiellement). Cinq morts identifiés parmi les civils guadeloupéens: Jacques NESTOR - ZADIG-GOUGOUGNAM - PINCEMAILLE - Camille TARET - Guidas LANDREE. Plus d’une centaine de blessés. Passant sous silence le nombre réel de victimes innocentes guadeloupéennes, la radio d’Etat annonce 27 CRS et 6 ou 7 gendarmes blessés...

07H00: le matin, des Guadeloupéens se rassemblent par petits groupes pour constater l’état de la ville et commenter les massacres de la veille. Ils découvrent une ville assiégée, transformée en camp militaire. Dans les rues de Pointe-à-Pitre, la France mène une guerre contre des civils désarmés. On murmure des noms: ceux de Guadeloupéens assassinées par les képis rouges, ceux des blessés. Toujours à voix basse, on s’interroge sur le nombre de victimes et les véritables raisons d’un tel massacre.

08H00: à moins d’un kilomètre de là, au lycée de Baimbridge, les jeunes lycéens s’apprêtent à manifester pour dénoncer les massacres et la sauvage répression de la veille. En route, ils seront rejoints par d’autres.

Le millier de jeunes s’arrête face à la sous préfecture, et après une prise de parole, commence à scander les noms des bourreaux: «CRS... SS !», «BILLOTE... Assassin !». Les cordons de képis rouges et de CRS postés sur place les encerclent, puis commencent à frapper. Plusieurs jeunes sont interpellés.

Cette nouvelle agression, ravive la braise

Des affrontements sporadiques continuent d’opposer des groupes de Guadeloupéens aux CRS et aux képis rouges. Héals, le rapport de force est par trop déséquilibré (pierres et bouteilles contre fusils automatiques et mitraillettes). Tout au long de la journée des Guadeloupéens continueront d’être assassinés, mutilés, ou arrêtés. Des corps sans vie dans les rues et quartiers de la ville sont furtivement récupérés par leurs proches.

17H00: Des dizaines de Gaudeloupéens, bravant la politique de Terreur, accompagnent le corps de leur camarade Jacques Nestor au cimetière de Mortenol. D’autres victimes sont enterrées au même moment. Assoiffés de sang guadeloupéen, les chiens déployés par centaines et postés sur tout le parcours, veillent. Leurs griffes enserrant soigneusement les armes de guerre pointées en direction des cortèges funéraires.

En plus des centaines d’arrestations arbitraires en «flagrant délit», la chasse est lancée contre les «agitateurs,meneurs et instigateurs» rendus responsables de cette boucherie dont la France coloniale est coutumière. 

L’étreinte de la nuit se referme sur la ville qui s’endort pour la deuxième fois en baignant dans une odeur de mort et de poudre.

Mardi 30 mai 1967: un accord, signé en préfecture avec le patronat accorde une augmentation de 25% aux ouvriers; 12 fois supérieure à ce qui était réclamé le 26 mai, 25 fois supérieure à la proposition maximale faite par Brizard le même jour.

La répression judiciaire

Mercredi 31 mai 1967: commence le premier d’une longue série de procès. Parmi les dizaines de Guadeloupéens emprisonnés, 15 comparaissent devant le tribunal. Le 7 juin, ils seront lourdement condamnés, seuls cinq d’entre eux écopent de peines avec sursis.

Dimanche 4 juin 1967: Recherché par la loi, Louis Théodore (Jean) entre en clandestinité. Il sera le seul à ne pas être arrêté