France

Pourquoi le mot «retrait» est tabou ?

Mathieu Magnaudeix et Mathilde Mathieu *

L’article publié ci-dessous, au-delà de la «distance» journalistique – si n’est de l’approbation à peine camouflée pour le retrait du «retrait» – décrit certainement une partie d’une réalité mouvante, difficile à saisir à l’échelle nationale.

L’assemblée générale traditionnelle après les grandes manifestations à Paris, qui s’est tenue à la Bourse du Travail, à Paris, le mardi 7 septembre au soir, n’était pas très fréquentée. Le sentiment était mitigé sur au moins un thème: est-ce possible de faire «sauter» le cadre des «journées d’action», tel qu’imposé par la majorité des membres de l’Intersyndicale [1].

Les débats, à Montreuil, lors du meeting du mercredi 8 septembre, après la prise de position de l’Intersyndicale [voire le communiqué sur ce site, à la fin de l’article en date du 9 septembre 2010, intitulé «Les syndicats hésitent»] ont vu défiler une série de propositions: Le Parti de Gauche et des Verts: un référendum; une aile du Parti de gauche (Piquet, ex-LCR): des élections anticipées, si le mouvement est assez fort pour gagner (sic); le NPA et Besancenot: «la grève générale».

Peut-être qu’une des questions qui pourrait être posée pédagogiquement, afin de «lever le couvercle»: quelle est la fonction d’orientation présente de l’Intersyndicale ? En quoi cette orientation entre-t-elle en syntonie avec les sentiments de secteurs de salarié·e·s et en quoi elle se heurte à des prises de positions, nombreuses, de secteurs organisés, qui ont des capacités de leadership, certes dans des régions ? En quoi et comment la jonction – de fait et concertée, bien que démentie aujourd’hui par Bernard Thibault – entre des piliers de l’Intersyndicale (directions CFDT et CGT) et la direction du PS inscrit cette mobilisation sociopolitique, d’abord, dans un échéancier parlementaire et électoral ? Dès lors, cette mobilisation contre une loi «anti-retraite» et contre un gouvernement-présidentiel est mise en position subalterne par rapport à un agenda politique qui, lui, est aux mains du pouvoir ?

Nous ne revenons pas sur les aspects dits techniques des retraites en France. Ils ne sont pas techniques, en priorité, ils sont d’ordre sociopolitique: des choix de répartition de la richesse et donc du contrôle renforcé par les salarié·e·s sur le «salaire social». Ce qui pose la question: quelle bataille mener pour le contrôle ces «éléments» de socialisation. Leur défense et élargissement s’affrontent à la tentative d’ouvrir des brèches, plus larges, dans le système français de retraite par répartition. Ce que l’assureur Axa ne cesse de répéter, avec son slogan: «souscris une assurance-vie et deviens propriétaire» ! C.A. Udry

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Faut-il appeler au «retrait» du projet de loi sur les retraites ? Oui, répondent de nombreux manifestants, qui ont battu le pavé mardi 7 septembre. Du côté des confédérations, c'est loin d'être aussi évident.

Dans l'Intersyndicale, le clivage persiste depuis des mois. Il y a ceux, minoritaires, qui l'exigent, comme FO et SUD [voir sur ce site l’entretien avec Annick Coupé], également partisans de la grève générale. Et les autres (CGT, CFDT, Unsa, CGC, CFTC), qui refusent obstinément de prononcer ce mot. Ils préfèrent parler de «remise à plat» (Jean-Louis Malys, CFDT) et misent sur une forte mobilisation dans les semaines à venir pour «infléchir» le texte, discuté à l'Assemblée nationale. Dans Le Monde du 10 septembre, Bernard Thibault redit ainsi son «opposition au projet», évoque un «blocage» et d'éventuelles «grèves reconductibles» si les syndicats ne sont pas entendus. Le message est destiné à flatter une partie de sa base, très mobilisée. En revanche, le secrétaire général de la CGT se garde bien de demander au gouvernement de remballer son texte.

Cette position peut sembler étonnante a priori. On se dit que les syndicats, qui ont appelé à une nouvelle journée de grève le 23 septembre, auraient tout intérêt à lancer ce mot d'ordre, très clair, pour inciter les gens à descendre dans la rue plus nombreux encore. En 2006, n'avaient-ils pas appelé très vite au retrait du CPE ? Pourquoi se montrer aussi prudents cette fois-ci ? Seraient-ils en passe de trahir la contestation de la rue ? L'hypothèse est tentante… mais c'est un peu plus compliqué.

Dans Le Monde, Bernard Thibault livre un début de réponse. «Les syndicats font bien ce qu'ils ont à faire: du syndicalisme, en mobilisant au-delà des clivages politiques.» Ces quelques mots résument parfaitement la position des réformistes – camp dans lequel s'inclut résolument la direction de la CGT: pas question d'endosser un costume trop grand pour eux. Ils estiment que leur rôle est de pousser Nicolas Sarkozy à négocier, pas de lui infliger une défaite politique.

Leur analyse: le président, en grande difficulté et décidé à faire passer la réforme coûte que coûte, ne lâchera rien. Surtout pas le recul de l’âge légal à 62 ans, véritable marqueur politique auquel il n'a aucun intérêt à renoncer. C'est ce qu'a répété à plusieurs reprises François Fillon, jeudi soir sur France 2. «Prôner le retrait, c'est se moquer du monde, dit Jean Grosset n°2 de l'Unsa. Autant demander à Sarkozy de se couper une jambe !» C'est surtout risquer de rentrer bredouilles, donc de décevoir beaucoup d'attentes.

«C'est comme un conflit social dans une entreprise, dit Jean-Louis Malys (CFDT). Si tu emmènes les gens dans un conflit et que tu rentres la tête baissée, tu te fais matraquer pendant des mois et tu encourages le fatalisme.» En insistant sur les injustices de la réforme, les syndicats espèrent mobiliser sur le fond, inscrire le mouvement dans la durée, pousser le président à de nouvelles concessions – puisque c'est lui qui décide.

En quête de nouveaux adhérents dans le privé, bien décidés à ne plus être caricaturés en indéfectibles protestataires, le clan des réformistes craint de passer aux yeux de l'opinion pour une bande de doux rêveurs. «Ce serait rendre un très grand service à Sarkozy, qui aurait une occasion rêvée de nous faire passer pour des archaïques, et de se présenter a contrario comme le seul réformateur», estime Jean-Louis Malys (CFDT). «Il faut une réforme des retraites, martèle l'Unsa, mais pas celle-là.» La plupart veulent mettre en avant leurs propositions, d'ailleurs fort différentes: une réforme systémique (CFDT), la taxation des revenus du capital (CGT), une hausse de la TVA (CGC – Confédération générale des cadres)…

«Remise à plat»

Du côté du PS, aussi, on se garde d'appeler au «retrait» de la réforme; en trois jours de débats à l'Assemblée nationale, le mot n'a pas jailli de la bouche des orateurs. Consigne a été donnée, visiblement.

Dans l'absolu, le terme n'a pourtant jamais été banni du vocabulaire du groupe socialiste: depuis 2007, il a résonné maintes fois dans ses travées. En janvier 2009, par exemple, le PS a réclamé, noir sur blanc, «le retrait» du projet de loi sur le logement de Christine Boutin, qualifié de «bâclé» – ni fait ni à faire, pas même digne d'être amendé. En septembre 2009, le groupe a appelé Eric Woerth, alors au budget, à «retirer» son texte sur la libéralisation des paris en ligne. Encore en mai dernier, un communiqué du parti tempêtait, sans tortiller: «Nous exigeons le retrait du projet de loi (sur les collectivités locales)», qui constitue «un recul de la démocratie territoriale»... Pourquoi tant de pudeurs sur les retraites ?

«Il ne nous appartient pas, à nous parlementaires, de trancher le débat sémantique entre organisations syndicales, explique Marisol Touraine (PS), l'une des principales oratrices. On ne veut pas interférer. Le texte, il est là, et nous le combattons de toute façon pied à pied !» Au PS, on parle donc d'une «remise à plat»... «C'est vrai qu'à l'arrivée, la situation est paradoxale, concède la députée. Personne ne veut de ce texte, et personne n'appelle à son retrait…»

Au fond, soutient-elle le choix sémantique de la CGT, de la CFDT, etc. ? «Je préfère ne pas répondre, glisse Marisol Touraine. Ce que je comprends, c'est que beaucoup d'organisations, qui jugent nécessaire une réforme des retraites, craignent que l'usage de ce mot soit entendu comme la volonté de faire reculer uniquement le gouvernement, sans réforme derrière… Parler de “retrait” évoque une guerre de position.» Les centrales préfèrent donner l'impression d'une guerre de mouvement, tellement plus moderne… Et le PS suit, au prix de contorsions.

Mercredi soir, lors du meeting unitaire de la gauche à Montreuil, Razzy Hammadi, le représentant du parti, a ainsi louvoyé: «Ce mouvement doit continuer à vivre, continuer à croître pour obtenir le retrait du texte.» Le PS ne demande rien, mais «le mouvement» peut l'obtenir… Comprenne qui pourra.

Au-delà de ses précautions vis-à-vis des syndicats, le PS a surtout pour objectif d'apparaître «constructif», «responsable» à tout prix, comme si la démonstration de sa maturité politique restait à faire (après quinze ans de pouvoir)… La rue de Solférino a même publié jeudi un communiqué un peu surréaliste, supposé humoristique mais d'abord symptomatique de son obsession à paraître crédible: «Même le Premier ministre et le ministre chargé de porter la réforme des retraites le reconnaissent: le PS a un projet», affirme le communiqué, qui cite Eric Woerth: «Le projet du parti socialiste sur les retraites existe»... Si la droite le dit !

Au final, seuls les députés communistes et du Parti de gauche dégainent le mot «retrait»: «Il est urgent, Monsieur le ministre, de retirer votre projet de loi !», a tonné mardi Martine Billard (Parti de gauche), d'entrée de jeu, suggérant plutôt un référendum. Le porte-parole des députés communistes, Roland Muzeau, se dit bien conscient d'employer un terme banni par la CGT, mais ne s'embarrasse guère: «Je comprends que des syndicats s'accrochent à la sémantique; ici, ce qui compte, c'est de dire que ce projet de loi est bon à jeter.» Clair et net. Mais si ça ravissait l'exécutif, pressé de pouvoir dénoncer une opposition caricaturale ?

* Publié sur le site en ligne Mediapart.

1. Fo et Solidaires n’ont pas signé le communiqué commun. Annick Coupé l’explique, pour Solidaires, dans son entretien sur ce site en date du 11 septembre 2010. La FSU, publiquement, est pour le retrait. Il semble donc qu’existe aussi un problème pour beaucoup, au sommet, d’empêcher une sorte de front sur le retrait entre Solidaires, FSU et des secteurs CGT, sans parler de FO qui a sa ligne (cau).

(11 septembre 2010)


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