France

Les vrais effets de la contre-réforme des retraites

Jean-Marie Harribey *

L’économiste Jean-Marie Harribey analyse le projet gouvernemental de la réforme des retraites qui sera présenté le 13 juillet au conseil des ministres du gouvernement français. Un décryptage implacable.

Présenté il y a une semaine par Eric Woerth, ministre du Travail, le projet de réforme du système de retraite n’en finit pas de dérouler de gros mensonges. En affirmant que cette réforme a été «construite avec deux exigences : être responsable et être juste», Eric Woerth a une étrange conception de la justice. Deux chiffres parlent d’eux-mêmes. Tout d’abord, le ministre estime à plus de 20 milliards d’euros par an (à partir de 2020) l’impact de son projet de loi imposant le report de l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, et le report à 67 ans (en 2020) pour l’obtention d’une pension sans décote. Vingt milliards d’euros prélevés sur les seules retraites des salariés, quand Eric Woerth promet de nouvelles recettes à hauteur de… 4,4 milliards d’euros par an (toujours à partir de 2020) venant d’infimes prélèvements sur le capital et les hauts revenus. Ainsi, le plan de sauvetage des retraites apparaît anecdotique pour les riches quand on connaît la bascule qui s’est opérée ces dernières années dans le partage de la richesse.

La répartition de la valeur ajoutée montre qu’en trente ans 9,3 points de PIB (soit plus de 180 milliards d’euros par an en euros 2010) de la part des salaires et cotisations sociales ont servi à la rémunération du capital (entre autres, les dividendes des actionnaires). Les 20 milliards d’euros seront ponctionnés sur des pensions dont on sait que pour les femmes, notamment, elles ne s’élevaient en moyenne qu’à 990 euros brut en 2007, selon une étude du ministère de la Santé [actuellement, 990 euros équivalent à quelque 1350 CHF]. Fin 2007, 38% des retraités du régime général percevaient le minimum vieillesse, dont le montant est sous le seuil de pauvreté.

S’agit-il de «préserver le système par répartition», comme l’a réaffirmé Eric Woerth ? La réalité est moins rose, comme nous le montre ici en dix points Jean-Marie Harribey.

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1. Le niveau des pensions baissera et pénalisera les salariés.

En dépit des promesses répétées de ne pas baisser le niveau des pensions, la réforme envisagée par le gouvernement aura les mêmes conséquences que celles de 1993 et de 2003 : une baisse considérable du taux de remplacement des pensions par rapport aux salaires.

Le recul de l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans en 2018 et l’augmentation de la durée de cotisation à 41,5 ans en 2020 rendront plus difficiles les conditions de départ. Puisque l’âge moyen de cessation d’activité est inférieur [actuellement] à 59 ans et que les deux tiers des salariés sont déjà hors emploi à 60 ans, ceux qui conserveront un emploi devront travailler plus longtemps, les autres sombreront dans la précarité, ne pouvant cotiser malgré l’obligation qui leur est faite.

Le projet accentue encore l’injustice en repoussant à 67 ans l’âge auquel on pourra partir à taux plein sans décote. Ainsi, le gouvernement ne tient aucun compte du fait que, à 60 ans, l’espérance de vie en bonne santé est moitié moindre que celle de l’espérance de vie tout court. C’est à se demander si, voulant trouver une «solution démographique» à un problème qui ne l’est pas, on ne cherche pas en haut lieu à interrompre la tendance à l’allongement de l’espérance de vie.

2. Les inégalités ne seront pas réduites, mais aggravées.

Tout se conjugue pour perpétuer les discriminations dont sont victimes les femmes. Actuellement, les femmes perçoivent une retraite qui ne représente en moyenne que 62% de celle des hommes en incluant les dispositifs de solidarité, et 53% sans ces derniers.

Petits salaires, carrières discontinues, petites retraites et âge plus tardif de départ pour ne pas subir de décote, aucun de ces handicaps ne sera atténué par la réforme en cours. En effet, les dispositifs de majoration ont été rognés pour les femmes fonctionnaires en 2003 (6 mois au lieu d’un an par enfant) et pour les salarié·e·s du privé en 2009 (1 an au lieu de 2 par enfant, la seconde année pouvant être partagée avec le père). La possibilité d’inclure pendant le congé de maternité un trimestre d’indemnités dans le calcul du salaire de référence pour la retraite sera très loin de compenser les dégradations précédentes.

Le projet de réforme va également pénaliser les mères ayant un statut de fonctionnaire en supprimant, à partir de 2012, leur droit à une retraite anticipée quand elles ont trois enfants.

3. Les carrières longues et la pénibilité sont largement ignorées.

L’aggravation des inégalités va aussi se produire par le biais des mesures portant sur les carrières longues et la pénibilité, qui concernent avant tout les salarié·e·s ayant passé leur vie avec des salaires faibles ou très faibles. Le dispositif de la loi de 2003 avait permis aux salariés ayant commencé à travailler tôt de partir avant 60 ans : 100'000 par an en avaient bénéficié. Le gouvernement ayant jugé que c’était trop, il leur faudra attendre deux ans de plus, et le nombre de bénéficiaires sera diminué de moitié dès 2011.

Le Medef [Mouvement des entreprises de France, organisation du patronat français] peut être satisfait du traitement de la pénibilité : elle ne sera prise en considération qu’au cas par cas, laissant au salarié le soin de faire la preuve médicale que son travail a été pénible.

La pénibilité du travail est ramenée à la question du handicap physique puisqu’il faudra un taux d’incapacité au moins égal à 20% pour que cette notion soit reconnue. Sachant que les individus restent en bonne santé en moyenne jusqu’à 63 ans, le choix est fait de les faire travailler pratiquement jusqu’à cet âge, les privant ainsi des quelques bonnes années dont ils pourraient jouir.

4. Les fonctionnaires y perdront beaucoup.

Augmenter le taux de cotisation des fonctionnaires de près de 3 points signifiera une baisse de salaire déguisée, alors que, à qualification égale, les retraites du privé et du public sont comparables.

Et, contrairement aux assurances données par le gouvernement, le projet de loi concerne les cheminots (régimes spéciaux) sur tous les points appliqués à la Fonction publique. La seule différence réside dans la date d’application «seulement» à compter de 2017, car il faut attendre que la contre-réforme de 2007 soit appliquée totalement avant d’aller plus loin.

5. Une machine à produire du chômage.

Reculer l’âge de départ à 62 ans entraînera une hausse du chômage et des déficits sociaux tant que le nombre d’emplois offerts n’augmentera pas. Dans une période de chômage tel que nous le connaissons, ces mesures sont absurdes car, si les seniors sont maintenus au travail, l’entrée des jeunes dans la vie active sera retardée d’autant. D’ailleurs, l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques] vient d’établir une corrélation entre l’augmentation du taux de chômage des jeunes et l’application des réformes de 1993 et de 2003.

Cette réforme des retraites est aussi néfaste que le sont les politiques de l’emploi menées depuis trente ans. On prétend dynamiser l’emploi en aggravant les conditions de l’emploi et de salaires.

C’est l’effet inverse qui se produit : la dévalorisation du travail sous tous ses aspects entraîne une déqualification, précarité, détérioration de la santé et, au bout du compte, atonie de l’activité économique et donc dégradation des comptes sociaux. La réforme des retraites est une déclinaison de cette spirale descendante.

6. Une répartition des richesses globalement inchangée.

Le gouvernement a beau faire la sourde oreille, il a été contraint de dire qu’il fallait trouver de nouvelles sources de financement. Mais les nouvelles sources qu’il a trouvées lui ont été soufflées par le patronat. Sur les 32,2 milliards de déficits prévus en 2010, il compte prélever 3,7 milliards sur les revenus du capital. Le reste sera pris aux salaires. Le passage de 40 à 41% du taux de la dernière tranche de l’impôt sur le revenu et l’augmentation d’un point des prélèvements sur les cessions d’actifs sont anecdotiques.

Sur le moyen terme, les mesures d’âge et de durée de cotisation feraient entrer dans les caisses de retraite 20,2 milliards en 2020, et la baisse des pensions des fonctionnaires 4,9 milliards. Dans le même temps, 1,4 milliard serait transféré de l’assurance-chômage aux caisses de retraite, en dépit de la faiblesse des indemnités chômage et du maintien prévisible du sous-emploi à un haut niveau.

Salarié·e·s et chômeurs-chômeuses contribueraient donc à hauteur de 26,5 milliards sur les 45 milliards nécessaires.

Le comble de la réforme est qu’elle n’assure pas l’équilibre tant souhaité puisqu’il manquera 15 milliards en 2020. Comment pourrait-il en être autrement puisque la classe bourgeoise ne veut pas que l’avantage qu’elle a acquis depuis trente ans lui soit enlevé, à savoir l’extraordinaire détournement de la valeur ajoutée à son profit ?

7. Des gages aux marchés financiers.

La baisse des revenus du travail est l’une des causes majeures de la crise déclenchée en 2007. Celle-ci a provoqué un accroissement considérable des déficits publics et sociaux.

Maintenant, l’enjeu est de savoir qui va payer les pots cassés de cette crise. Les marchés financiers, bras armé des possédants, entendent faire plier les Etats dont les systèmes sociaux sont considérés comme trop avantageux pour les salarié·e·s et les populations aux revenus modestes. Jour après jour, tous les membres du gouvernement dissertent sur la nécessité de rassurer les marchés financiers. Tel est l’objectif premier des plans d’austérité draconiens qui s’installent dans tous les pays européens, du plus faible, la Grèce, au plus fort, l’Allemagne, et cela avec l’appui ou sous les injonctions du FMI.

8. Une réforme insuffisante pour la Commission européenne.

La Commission européenne prépare un Livre vert sur les retraites qui recommandera de relever l’âge de départ à la retraite pour que les individus ne passent pas plus d’un tiers de leur vie d’adulte en retraite.

On n’en attendait pas moins d’une Commission qui a toujours dans ses tiroirs le projet d’augmenter la durée hebdomadaire du travail jusqu’à 65 heures.

9. Une réforme qui laisse dans l’ombre la capitalisation.

Le document d’orientation présenté à la mi-mai par le gouvernement estimait nécessaire «d’encourager les dispositifs d’épargne retraite». Il annonçait «des mesures permettant à davantage de Français de compléter leurs pensions en recourant à des dispositifs d’épargne retraite».

Dans le projet de réforme, le soin mis pour éviter toute allusion à cette volonté est suspect, d’autant plus que l’UMP [parti de Sarozy] et le Medef sont très favorables au régime par capitalisation [système des fonds de pension, IIe pilier, en Suisse]. Il faudra s’attendre dans les semaines à venir et lors de la présentation du texte au Parlement à quelques surprises en la matière.

10. Un projet à rebours de l’histoire.

Derrière les retraites, ce qui est en jeu, c’est la place du travail et du temps libéré dans la vie, la place des travailleurs-travailleuses et des retraité·e·s, à qui il n’est reconnu que le devoir d’exister comme subordonné·e·s à l’exigence du capital.

Ce qui est en jeu aussi, c’est le type de développement humain qui est promu : à la nouvelle contre-réforme des retraites correspond un modèle d’où est exclue la possibilité d’utiliser les gains de productivité pour réduire la durée du travail et gagner du temps libre, et dans lequel la société est vouée à jamais au productivisme.

* Jean-Marie Harribey est membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic, auteur de Retraites, l’heure de vérité. Attac et la Fondation Copernic, Ed. Syllepse, 2010. Cet article a été publié dans l’hebdomadaire Politis du 24 juin 2010. Propos recueillis par Thierry Brun.

(29 juin 2010)


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