France Etat d'urgence, un risque pour la démocratie ? Débat avec Agnès Herzog * Nous reproduisons ici le débat (chat) qui qui a été organisé le 16 novembre 2005 et qui est publié sur le site du quotidien Le Monde. Il a trait à la proclamation et à la prorogation de l'Etat d'urgence. Réd. Urgentissimo: Quelle est la position de la magistrature vis-à-vis de l'état d'urgence ? Agnès Herzog: Le Syndicat de la magistrature considère qu'il n'était absolument pas nécessaire pour le gouvernement de prendre cette mesure, qui est une mesure tout à fait exceptionnelle, qui doit se justifier par une urgence véritable. Et le texte dit "dans des situations de calamité publique ou en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public". Il ne semble pas que ces conditions aient été remplies, tant au moment de la décision initiale du gouvernement et a fortiori lorsqu'il en a demandé la prorogation au Parlement. L'état d'urgence est une mesure d'exception qui a pour effet de restreindre considérablement les libertés tant individuelles que publiques. Donc, le Syndicat de la magistrature a exprimé sa très vive opposition à la réponse qu'apporte le gouvernement en décrétant un régime d'exception face à un état d'urgence sociale. Alix: Que signifie légalement état d'urgence ? Agnès Herzog: L'état d'urgence a plusieurs effets. Les pouvoirs de police, heureusement, restent aux mains des autorités civiles, mais ils sont étendus dans des proportions extrêmement importantes. Les préfets peuvent ainsi interdire la circulation des personnes et des véhicules dans des lieux qu'ils déterminent. Ils créent donc des zones de sécurité dans lesquels le séjour peut être réglementé. Ils peuvent prononcer des interdictions de séjour contre certaines personnes. Le ministre de l'intérieur, quant à lui, peut assigner à résidence toute personne dont l'activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics. Par ailleurs, l'état d'urgence ne compromet pas seulement les libertés individuelles, il peut également porter atteinte aux libertés collectives, puisque le ministre de l'intérieur et les préfets peuvent interdire les réunions de nature à entretenir ou provoquer des désordres. Ils peuvent également demander, par exemple, la fermeture de salles de spectacle ou des débits de boissons. On voit, à travers ces exemples, la nature des atteintes qui peuvent être portées aux libertés. De plus, des perquisitions peuvent être ordonnées, de jour comme de nuit, au domicile des personnes, et un cas nous a déjà été signalé dans les Alpes-Maritimes. Et cela pour des faits tout à fait banals. François: Quel que soit l'avis de la magistrature, l'état d'urgence n'est-il pas le résultat d'un vote démocratique ? Agnès Herzog: Non, absolument pas. Au reste, je n'ai pas eu connaissance que les citoyens aient été consultés par vote pour cette mesure, et d'ailleurs la Constitution ne le prévoit pas. Les députés se sont exprimés, la majorité actuelle a voté la prorogation de l'état d'urgence. Peut-être est-ce effectivement pour flatter l'opinion publique plutôt que pour répondre réellement au problème qui se pose actuellement. Quoi qu'il en soit, c'est pour nous une très mauvaise façon de légiférer. On ne légifère pas dans un but démagogique et d'affichage politique, on ne légifère pas pour répondre à des sondages d'opinion. Tout cela est pour nous une véritable dérive démagogique dans laquelle on se trouve depuis déjà un certain temps. Et le Parlement devrait, au contraire, prendre acte de ce que la politique sécuritaire qui est menée depuis maintenant plusieurs années n'est pas une réponse adaptée à l'ampleur des difficultés de la crise sociale que l'on connaît. Francois: Il y a quand même eu un vote au Parlement ! Agnès Herzog: Et pourtant, il persiste dans cette voie qui est manifestement une impasse. Oui, bien sûr, il y a eu un vote au Parlement. Mais doit-on pour autant l'approuver ? On peut le critiquer. Pano: Laisser la rue à des jeunes manipulés par des bandes, n'est-ce pas là le vrai risque pour la démocratie? Qu'y a-t-il de choquant à prendre des mesures exceptionnelles dans des circonstances exceptionnelles? Agnès Herzog: Ce que nous avons constaté, c'est qu'il faut faire très attention à la façon dont les choses sont retransmises par les médias, avec une sorte de déformation. Au tribunal de Bobigny, le chiffre avancé par la presse, qui relève que 80 % des mineurs interpellés sont connus, est absolument faux. Plus de la moitié des mineurs interpellés n'apparaissent dans aucune procédure auparavant. Si ce n'est éventuellement qu'ils ont fait l'objet de contrôles d'identité. Cela reflète au contraire le véritable harcèlement policier, dénoncé par ces mineurs d'ailleurs, dont ils font l'objet depuis plusieurs mois à travers des contrôles d'identité répétés, et non justifiés. Les procédures ordinaires permettaient tout à fait de faire face à la situation et ces mesures exceptionnelles ne sont pas nécessaires. Preuve en est qu'elles n'ont pratiquement pas été mises en œuvre. Parce que s'agissant par exemple des couvre-feux, ces mesures pouvaient être prises sans qu'une législation d'exception de l'état d'urgence soit décrétée. Ben: Pourquoi les magistrats ne sanctionnent-ils pas sérieusement les faits de discrimination contre les minorités dans l'accès au travail, au logement, aux loisirs ? Agnès Herzog: La réalité, c'est que la lutte contre les discriminations s'inscrit dans un problème de société et que la justice ne peut pas répondre à tous les problèmes de la société, en particulier s'agissant des infractions aux discriminations. Il faut savoir que ce sont des procédures finalement très peu employées et très difficiles pour la justice à mettre en œuvre. Les réponses devraient venir davantage d'autres instances de médiation dans la cité et davantage d'un changement de mentalité profond qui doit s'inscrire dans une politique générale, mais malheureusement, la justice n'a pas aujourd'hui les moyens d'apporter une réponse satisfaisante à cette question. Lilith: Quel aurait pu donc être l'autre recours légal du gouvernement? En voulant expulser des personnes en situation régulière, l'Etat n'est-il pas hors-la-loi? Agnès Herzog: Nous pensons en effet que l'Etat dispose de suffisamment de moyens pour faire face aux événements actuels. Mais surtout, la question que l'on peut se poser est: cette surenchère guerrière est-elle vraiment la bonne réponse? Ne risque-t-elle pas au contraire d'attiser les tensions et les difficultés? N'est-elle pas d'une certaine manière un constat d'échec de ce gouvernement et de sa politique de relégation à l'égard d'une partie croissante de la population qui se trouve exclue? Le gouvernement est dans une logique de relégation. Patrox: L'état d'urgence permet des perquisitions jour et nuit sans mandats! N'y a-t-il pas un risque de dérive que cette pratique soit utilisée par la police à des fins autres que la maîtrise des émeutes? Comment empêcher cela? Agnès Herzog: Il est évident que toutes les mesures exceptionnelles qui peuvent être prises dans le cadre de l'état d'urgence peuvent effectivement donner lieu à des dérives. S'agissant des perquisitions, dans les circulaires du garde des sceaux et du ministre de l'intérieur, il apparaît qu'effectivement des infractions autres peuvent être découvertes à l'occasion de la mise en place de ces mesures d'exception. C'est pourquoi nous avons appelé les magistrats à exercer pleinement leur rôle de garants des libertés, et à exercer ce contrôle dans les procédures qui leur seront déférées à la suite de procédures administratives. Marie: En quoi l'état d'urgence influe-t-il sur la manière de juger ou sur la procédure? Ludivine: Quelles vont être les conséquences de l'état d'urgence sur la manière dont vont être jugées les personnes interpellées? N'y a-t-il pas un risque de jugement à la va-vite? Agnès Herzog: Effectivement, ce risque existe. Le garde des sceaux, dans une circulaire adressée tant aux magistrats du parquet qu'aux magistrats du siège, appelle les magistrats à une grande sévérité. Il demande notamment aux parquetiers de requérir des mandats de dépôt chaque fois que des violences auront été commises dans un cadre qui paraît organisé. Il précise que si la réponse judiciaire ne paraît pas adaptée, les parquets feront appel. En bref, si l'on voit également les chiffres du garde des sceaux actuellement, on constate qu'il y a 108 mineurs qui ont été incarcérés depuis le 27 octobre. Si l'on place ce chiffre à côté du nombre de mineurs actuellement détenus, ils sont environ 620, on voit bien que c'est extrêmement important. Mathias: Le garde des sceaux n'outrepasse-t-il pas ses droits en envoyant de telles recommandations aux magistrats du siège? Agnès Herzog: Tout à fait. Si effectivement les magistrats du parquet, et plus particulièrement depuis la loi Perben 2, sont maintenant directement sous les "ordres" du garde des sceaux, en revanche, les magistrats du siège sont, quant à eux, en principe, indépendants. Mais il semble que cette circulaire adressée tant aux procureurs généraux qu'aux premiers présidents illustre la conception du garde des sceaux du principe de l'indépendance des magistrats du siège. Scoubidou: Une plus grande sévérité de la justice vis-à-vis des casseurs n'aurait-elle pas évité un recours à l' état d'urgence? Agnès Herzog: Je crois que le fait de dire que la justice est laxiste ne repose sur rien. D'ailleurs, la surpopulation carcérale depuis ces derniers temps montre bien que cela est faux. Mais la question à se poser, encore une fois, est de se demander si véritablement la répression est une réponse satisfaisante. Lilith: Ne peut-on saisir la Cour européenne des droits de l'homme? Est-il impossible aux citoyens de contrer leur gouvernement dans un tel cas de figure? Agnès Herzog: Pour pouvoir saisir la Cour européenne des droits de l'homme, il faut auparavant avoir épuisé toutes les voies de recours en droit interne. Le Syndicat de la magistrature a écrit au président de la République une lettre ouverte dans laquelle il demande au gouvernement d'indiquer s'il a effectivement informé tant le secrétaire général de l'ONU que celui de la Commission européenne des motifs qui l'ont amené à décréter l'état d'urgence, puisque la jurisprudence européenne n'autorise de dérogation aux droits conventionnels tels que, par exemple, la liberté d'aller et venir, le droit au respect de la vie privée et familiale, la liberté d'expression et la liberté de réunion et d'association, que dans la stricte mesure où la situation l'exige. XXXXX: J'ai connu l'état d'urgence sous Pinochet au Chili, où j'ai vécu. Je suis surpris de la "facilité" avec laquelle le public français accepte cette mesure. Je crains qu'on ne s'habitue à ce genre de chose comme étant normal. Croyez-vous que le gouvernement puisse aller plus loin encore? Si oui, des restrictions supplémentaires seraient-elles de nature à déclencher une réaction plus forte de l'opinion? Agnès Herzog: Effectivement, on peut être inquiet de la facilité avec laquelle cette mesure est passée, mais il faut rappeler qu'elle s'inscrit dans un mouvement amorcé depuis 2001, où toutes les lois qui se sont succédé petit à petit rognent sur des libertés fondamentales, sans malheureusement susciter de réactions à la hauteur des atteintes. Dernier exemple, avec la loi Perben 2 destinée en principe à lutter contre la grande criminalité. L'allongement considérable de la durée de la garde à vue à 96 heures, ou l'atteinte aux droits de la défense ayant donné lieu au placement en détention d'une avocate, toutes les lois, sous le prétexte de lutter contre le terrorisme ou contre la grande criminalité, ont eu pour effet de restreindre les libertés individuelles et les droits fondamentaux des citoyens dans leur vie quotidienne. L'état d'urgence vient donc s'inscrire dans cette logique, à laquelle on essaie de nous habituer. Le Syndicat de la magistrature, depuis plusieurs années, dénonce la mise en place d'un droit d'exception qui devient le droit commun. Et d'ailleurs, depuis une semaine, n'y a-t-il pas eu déjà des propositions de loi scandaleuses? Je pense notamment à celle déposée par M. Garraud, ancien magistrat, visant à la déchéance de la nationalité de personnes impliquées dans les violences urbaines. A ma connaissance, seul le régime vichyste a adopté ce type de mesure. On voit bien donc que la mise en place de l'état d'urgence risque effectivement d'avoir pour effet de placer la barre des garanties très bas, et donner lieu à tous les débordements et toutes les dérives en la matière. Ours: Prévoyez-vous des initiatives contre l'état d'urgence ? Agnès Herzog: Le Syndicat de la magistrature inscrit son action dans le mouvement social. Nous avons signé cet appel commun avec notamment la Ligue des droits de l'homme et de nombreuses organisations pour faire appel à une prise de conscience des citoyens afin d'être dans une logique de résistance face à ce régime d'exception qui se met en place. S'agissant plus particulièrement des magistrats, nous appelons solennellement les magistrats à remplir leur mission constitutionnelle de gardiens des libertés dans toute sa plénitude en dépit des pressions générées par les circonstances. [...| * Agnès Herzog est vice-présidente du Syndicat de la magistrature. [Chat modéré par Alexandre Lévy et Stéphane Mazzorato pour Le Monde] A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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