Lutte contre les délocalisations: alternatives contre poudre aux yeux
Nous reproduisons ci-dessous une série d'articles parus dans l'Humanité du vendredi 17 décembre 2004, qui peuvent contribuer à une réflexion sur des lutttes actuelles en Suisse, comme celle chez Filtrona à Crissier (voir www.labreche.ch). red
Que faire contre les délocalisations ? Depuis l’été, à grand renfort de déclarations fracassantes, le gouvernement [français] s’est lancé dans la course mais, en refusant de donner les moyens d’entrer dans la stratégie de groupes industriels, souvent à la botte des marchés financiers, il marche sur la tête...
Pendant les quelques mois qu’il a passés à Bercy [ministrère des Finances], Nicolas Sarkozy a voulu faire une démonstration volontariste dans la lutte contre les délocalisations. Au bout du compte, quelques mois après un été marqué par une série sans précédent de chantages, que reste-t-il de ces gesticulations ? Du point de vue de l’action gouvernementale, pas grand-chose. Jusqu’à présent les pouvoirs publics se contentent d’aménager à la marge les effets de mise en concurrence des salariés, de la financiarisation de l’économie, sans jamais s’attaquer au coeur de la stratégie industrielle des groupes ni, en tout cas, permettre aux organisations syndicales de le faire. Dans les entreprises, en revanche, les salariés et les syndicats, parfois en partenariat avec les élus, élaborent jour après jour des modes de gestion différents, souvent fondés sur une expertise aiguë et constituant une alternative au dumping social, fiscal, environnemental dans la mondialisation. En France aujourd’hui, deux entreprises sont devenues emblématiques de ces délocalisations, et utilisées comme telles par Nicolas Sarkozy: Facom et Sediver. La première, fabricant d’outillage professionnel, compte délocaliser son usine de Villeneuve-le-Roi (Val-de-Marne), supprimer 248 emplois et s’orienter vers une production bas de gamme. Depuis le début de l’année, les salariés sont mobilisés pour imposer d’autres choix industriels, fondés sur la qualité des produits. La seconde, Sediver, qui compte parmi les leaders mondiaux des isolateurs électriques, devrait, si les projets de la multinationale italienne à qui elle appartient aboutissent, voir sa production phare délocalisée en Chine ou au Brésil, et produire désormais des pavés de verre à beaucoup plus faible valeur ajoutée. Chez Sediver, près de la moitié des emplois seraient supprimés et le changement dans l’activité serait financé en partie par des aides publiques (6 millions d’euros) promis par Sarkozy.
T. L.
Facom: bataille autour de la stratégie
À partir de rapports d’expertise, les salariés de Facom proposent une alternative à la délocalisation et aux suppressions d’emplois. Des institutions territoriales s’impliquent.
Comment faire d’un leader européen sur son secteur une entreprise en difficulté ? La question est posée par les 203 salariés de l’usine de Villeneuve-le-Roi (94) de Facom, numéro un de l’outillage à main et de l’équipement de garage en Europe, et propriété du groupe financier Fimalac. Ils sont en lutte, depuis ce printemps, contre un «plan de sauvegarde de l’emploi» (PSE, anciennement plan social). Y est prévue la délocalisation de la production val-de-marnaise vers Taïwan, avec comme conséquence la suppression de 248 emplois. Outre les disparitions de postes à Villeneuve-le-Roi, 45 emplois sont touchés sur le site de Morangis dans l’Essonne (91).
«Tout a commencé par un droit d’alerte du comité central d’entreprise (CCE) au début de l’année 2004», explique Bastien Wallard, délégué CGT, représentant au CCE de FACOM. «Nous avons déclenché cette procédure car nous étions inquiets des pertes de l(106 millions d’euros en 2003) et nous voulions en savoir plus», explique-t-il. «Le cabinet d’experts-comptables Meric a été nommé. Il apparaissait de plus en plus que ces pertes n’avaient rien de fatal», poursuit-il. Pourtant, le «plan social» est tombé. La direction annonce, le 14 mai, l’arrêt de la production sur le site de Villeneuve-le-Roi et les suppressions d’emplois. Dès l’été, sollicité par les salariés, le vice-président du conseil régional d’Île-de-France Daniel Brunel (PCF) donne son accord pour financer une nouvelle expertise permettant d’appuyer un contre-projet des salariés. Le cabinet ADEPA, qui est sollicité, met alors en avant «la bonne expertise humaine et technique du centre de Villeneuve-le-Roi». Il pointe également des choix technologiques inefficaces effectués par la direction. Au-delà, bien d’autres décisions, prises dès 1999, ont pesé sur l’entreprise (voir ci-dessous).
Facom, comme le disent eux-mêmes les salariés, «ce sont des séries à haute valeur ajoutée, une image de marque, une qualité que tous les professionnels s’arrachent, des outils garanties à vie». Quand arrive en septembre le Livre IV du PSE, précisant les raisons économiques du plan de restructurations, les salariés sont bien décidés à défendre les emplois et le savoir-faire. «Le 17 novembre, l’expert-comptable du CE démontre que le site de Villeuneuve-le-Roi n’est en rien responsable des déboires financiers de Facom. Ce sont au contraire les choix de gestion calamiteux de la direction qui mettent ce bel outil industriel dans l’impasse», explique Bastien Wallard. Lundi dernier, 13 décembre, l’expert a eu l’occasion de présenter son rapport au CCE. «Sa démonstration est tout à fait convaincante et nous voulons l’utiliser pour démontrer qu’il s’agit de licenciements abusifs et que nos propositions de relance sont viables», souligne le syndicaliste.
Rémy Semon (CGT), secrétaire adjoint du CCE de Facom, le soulignait lui-même, lors de la première conférence régionale pour l’emploi en Île-de-France, le 8 décembre dernier: «Nous regardons l’avenir de cette entreprise et de ses emplois. Il est possible d’accroître la production en revenant à la fabrication d’outillages pour professionnels, en innovant sur nos produits par des petites séries de très haute qualité qui ont fait, jusque-là, notre réputation mondiale.» «Il faut, poursuivait-il, que les institutions publiques, département, région et État, poussent les banques à se responsabiliser et à financer notre développement.» Le syndicaliste insistait alors sur le rôle essentiel du nouveau fonds régional pour l’emploi lancé à l’occasion de cette conférence.
En interrogeant les choix stratégiques et financiers de la direction, les salariés montrent que les suppressions d’emplois et les délocalisations ne sont pas fatales. Leur combat est loin des agitations médiatiques d’un Nicolas Sarkozy. Alors ministre de l’Économie, il avait tout simplement baissé les bras. Interpellé par le vice-président du conseil général du Val-de-Marne, il défendait, dans une lettre datée du 8 novembre 2004, l’idée d’une «l’irréversibilité du projet de réorganisation en l’état». L’enchaînement des événements et les différents rapports d’expertise démontrent le contraire.
Si Bercy et plus généralement le gouvernement renoncent à lutter contre les suppressions d’emplois et les délocalisations, les salariés de Facom trouvent le soutien d’élus représentant des institutions territoriales importantes. Ces dernières peuvent aider les salariés à démontrer, le 5 janvier prochain, lors de la deuxième séance de lecture en CCE du rapport d’expertise, que Facom a un vrai avenir industriel.
Revenir vers l’outillage professionnel de qualité
Le plan de relance proposé par les salariés de Facom est basé sur le savoir-faire, contrairement aux dérives purement financières qui motivent la société mère Fimalac.
Quatre ans ont suffi à Fimalac pour mettre Facom dans le rouge. En 1999, Fimalac rachète le nº 1 européen de l’outillage à main et de l’équipement de garage, pour un milliard d’euros à l’issue d’une offre publique d’achat (OPA) hostile. Pour financer l’acquisition, 680 millions d’euros sont empruntés aux banques qui se gorgent au passage. À l’époque, Facom est très rentable. C’est une marque très convoitée par les professionnels. Marc Ladreit de Lacharrière pense faire un gros coup avec un retour sur investissement rapide et juteux. Il impose dès 2001, en nommant Alain Gomez à la tête de Facom, quatre changements de taille qui vont faire basculer ce fleuron industriel dans le rouge. Premièrement ; le plan Kéops provoque le départ des salariés de plus de cinquante-cinq ans. C’est tout un pan de l’expérience de l’entreprise qui est liquidé. Deuxièmement, un plan industriel inefficace technologiquement impose une spécialisation par site. Troisièmement, des nouveaux logiciels de gestion (ERP) sont mis en place pour gérer les commandes clients. Enfin, une nouvelle chaîne logistique est installée.
L’entreprise est désorganisée. Les coûts augmentent. Les rapports d’experts sont sans appels. Les gâchis sont énormes. Lieusaint en est l’archétype. Ce centre logistique flambant neuf, à 35 km au sud de Paris, aura coûté 38 millions d’euros. Résultat: sa chaîne automatisée de 1,4 kilomètre n’a jamais servi. La raison est simple: la direction de Fimalac a réorienté l’activité de Facom vers la distribution en grande surface de bricolage (Leroy Merlin, Bricorama, etc.), alors que Facom a bâti toute sa réputation auprès des professionnels (70 % de sa clientèle). La nouvelle stratégie pousse
Facom vers des productions bas de gamme aux coûts de fabrication faibles. La direction n’a alors pas de mal à comparer les coûts de production du site de Villeneuve-le-Roi avec ceux pratiqués en Asie pour justifier la délocalisation vers Taïwan.
Dans ces conditions, le plan de relance des salariés est clair. Ils veulent revenir vers l’outillage professionnel de qualité qui fait encore la réputation de Facom. Le prix n’est pas ici une donnée essentielle dans la mesure où cette clientèle demande de la qualité avant tout et reste attachée par exemple au système de garantie à vie des outillages Facom.
Sébastien Ganet
Sediver: quand l’État intervient à la marge
«Il y a un problème de crédibilité de l’action publique dans ce dossier.» Assis sur la table dans son bureau, mercredi en milieu d’après-midi, Patrick Subremon, préfet de l’Allier, livre à une poignée de journalistes une clé d’interprétation. Au rez-de-chaussée de la préfecture, représentants de l’intersyndicale (CGT-UNSA-CGC) de Sediver et dirigeants du groupe italien Seves (ex-Vetroarredo), propriétaire de l’usine de Saint-Yorre où il exerce depuis près d’un an un double chantage à l’emploi et aux aides publiques, examinent au cours d’une suspension de séance les modalités de reprise d’une négociation, proposées par le représentant de l’État dans le département. «Cela fait dix mois que ce dossier dure, reprend le préfet. Or le gouvernement s’est engagé. Nous devons sortir avec un calendrier qui permette d’appliquer les décisions... Je viens de faire trois propositions: un, que la direction de Seves renonce à son accord de méthode contesté par l’intersyndicale ; deux, que l’effort demandé aux salariés sur le temps de travail soit contrebalancé par un effort de la direction sur les salaires ; et trois, que la négociation qui s’engage fournisse ses réponses le 5 janvier.» Pas mécontent, Patrick Subremon lâche encore: «J’espère que les salariés comprennent que c’est un geste des pouvoirs publics pour eux...»
Ce «geste» du gouvernement et les autres qui l’ont précédé, coup de pouce ou bras d’honneur ? Le 21 juillet, à Vichy, au cours d’une de ces tournées triomphales, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie, avait voulu faire de Sediver un exemple de sa patte volontariste, de son refus de la fatalité: il était insupportable que la direction, dans son intransigeance, ne propose qu’une option, celle de la fermeture de l’usine de Saint-Yorre (294 salariés) et de la délocalisation de la production ; il allait «intervenir», «s’engager», avait-il promis, à l’instar de ce qu’il a fait chez Facom. Six mois plus tard, le bilan est vite fait. Début août, la direction du groupe Vetroarredo, rebaptisé Seves cet automne en vue de son introduction en Bourse, admet l’idée de ne pas fermer totalement Saint-Yorre, mais à un prix faramineux: suppression de plus de la moitié des emplois, baisse des salaires, augmentation du temps de travail et aides publiques de l’État à hauteur de 6 millions d’euros (lire l’Humanité du 18 août 2004). Agissant sur la base d’un mandat renouvelé chaque semaine par les salariés rassemblés en assemblée générale, l’intersyndicale refuse de céder aux maîtres chanteurs de Seves (ex-Vetroarredo) et avance un contre-projet de reprise permettant, selon elle, de pérenniser les emplois et la production. Mais la multinationale italienne, dont le capital est détenu par des fonds d’investissements et des banques d’affaires, n’entend pas livrer ce joyau à une entreprise qui pourrait dès lors devenir un concurrent sérieux sur le marché mondial des isolateurs électriques. Dans ces conditions, le 1er septembre, la direction de Seves (ex-Vetroarredo) remet le couvert lors d’un comité central d’entreprise (CCE) en annonçant sa décision de fermer purement et simplement Sediver à Saint-Yorre, et de délocaliser la fabrication d’isolateurs électriques en Chine, au Brésil ou encore en Italie.
Après la publication, à la mi-novembre, par Nicolas Sarkozy, d’un communiqué affirmant le «soutien financier» des pouvoirs publics «permettant de sauvegarder 166 emplois», Seves met sur la table un nouveau «plan de restructuration» - celui de la «dernière chance», tonitrue la direction - qui, fait nouveau, au-delà des licenciements, des baisses de salaires et de l’augmentation du temps de travail, table sur un changement radical d’activité: Sediver verrait sa production, à gros potentiel de marges bénéficiaires, d’isolateurs électriques délocalisée en Chine ou au Brésil, et remplacée par une activité «pavés de verre» à faible valeur ajoutée. Ce paradoxe apparent dans la mondialisation a de quoi nourrir les inquiétudes des syndicalistes. «On ressent bien la volonté des pouvoirs publics de sauver des emplois, mais sans se donner la peine de mettre le nez dans la gestion stratégique de l’entreprise, c’est comme si on s’échinait à faire, grâce aux aides publiques, des t-shirts et des baskets en France, tout en envoyant la haute couture en Chine», ironise Jean-Pierre Louchet, délégué syndical CFE-CGC. De plus, la direction de Seves soumet, le 22 novembre, une proposition d’«accord de méthode» qui prétend obtenir de l’intersyndicale, entre autres, la «renonciation» à toute nouvelle action en justice ou de blocage contre la restructuration en cours.
Qu’en est-il au bout du compte ? «Cette fois, le préfet a été plus directif vis-à-vis de la direction, reconnaît Jean-Jacques Grandsire, délégué UNSA. Jusqu’à aujourd’hui il avait plus agi comme intermédiaire entre Bercy et Seves que comme médiateur entre Seves et nous. Mercredi, il a pris une position plus ferme en notre faveur, contre l’accord de méthode.» Pour Noël Paput, secrétaire CGT du CCE et porte-parole d’intersyndicale, «il y a de quoi se réjouir en voyant Seves contraint de revenir négocier, mais maintenant il faut voir de quoi nous allons parler...» À toutes ces étapes qui ont mené à la réouverture de la «négociation», mercredi à Moulins et hier après-midi à Saint-Yorre, le gouvernement et les pouvoirs publics ont en fait entériné les choix de stratégie industrielle de la multinationale en n’intervenant qu’à la marge. Or, à travers leur lutte, les représentants syndicaux de Sediver continuent, eux, de contester vigoureusement les choix de gestion de Seves (ex-Vetroarredo), manifestement dictés par les marchés financiers à travers la perspective de l’entrée en Bourse.
«Nous pensons que le coeur de l’activité chez Sediver doit rester les isolateurs électriques, fait valoir Gérard Balichard, représentant de la CGT. C’est là-dessus que nous avons toujours fait notre valeur ajoutée et dégagé nos marges. Si demain nous fabriquons des pavés de verre qui sont scellés en Chine, on n’a plus aucune garantie à moyen terme de la pérennité de l’entreprise. Dans les conditions actuelles, rien ne nous assure que l’on ne se trouve pas devant une fermeture en deux temps, avec une première étape maintenant et un dépôt de bilan dans quelques années, faute de stratégie industrielle.» Pendant tous ces mois de bagarre, à chaque changement de pied de la direction du groupe Seves (ex-Vetroarredo), les salariés et leurs représentants ont élaboré contre-expertise sur contre-expertise, mais la direction n’a jamais voulu les examiner et les pouvoirs publics se sont tenus à l’écart. «Nous sommes sur une activité créatrice de richesses qui fait 90 % de son chiffre à l’exportation, relève encore Francis Basset (UNSA). Notre avenir concerne la région, mais aussi compte au plan national.» Et Gérard Balichard d’ajouter: «Saint-Yorre dispose de la seule usine qui fabrique des isolateurs électriques en France... Nous travaillons pour EDF et la SNCF. En cas de nouvelle tempête, on mesurera l’importance de nos isolateurs électriques, pas celle de nos éventuels pavés de verre...»
Thomas Lemahieu