France Après la journée d’action du 28 octobre François Chesnais Dans cet article, l’auteur explique «la force d’un mouvement que personne n’attendait et les chemins qu’il peut emprunter maintenant.» (Réd.) Le 28 octobre 2010, une nouvelle fois, des centaines de milliers de manifestants (la CGT dit 2 millions, la police dit 600’000) ont occupé les rues. Ce jour-là des salarié·e·s assez nombreux étaient encore en grève ou s’y sont mi·se·s: dans les raffineries, des secteurs de la chimie, chez les cheminots, dans des hôpitaux et des services publics locaux comme à Marseille, des aéroports et des usines souvent petites. La loi sur les retraites avait pourtant été, définitivement votée, la veille. Lors de l’émission C politique du dimanche 24 octobre 2010, Bernard Thibault de la CGT, avait pourtant désavoué les grévistes, notamment ceux des raffineries, en martelant – contre la volonté d’une forte majorité de salariés déclarant soutenir cette forme d’action – qu’il n’était pas question de bloquer le pays. Le lundi 25 octobre 2010, dans l’émission Mots Croisés, Chérèque avait pourtant proposé à Laurence Parisot (présidente du MEDEF), en présence de Thibault qui n’a pas moufté, de reprendre les négociations sur l'emploi des jeunes et des «seniors». Réponse immédiate de la présidente du Medef: «Je suis d'accord pour qu'on ouvre une délibération sociale, pour voir si on peut, sur ces sujets évoqués par François Chérèque, commencer à travailler ensemble (...) ce serait une bonne façon de passer à autre chose». Deux jours auparavant, Jean-Louis Borloo (ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer - MEEDDM) avait déclaré (au moment même où il organisait l’approvisionnement en carburant depuis les pays limitrophes): «Il y a une nécessité absolue de renouer le dialogue social», en parlant de «deux enjeux absolument vitaux: l'emploi des jeunes et celui des seniors». La volonté de «passer à autre chose», le plus vite, mais sans trop aggraver le discrédit dont ils sont l’objet, est ce qui a guidé la conduite des appareils syndicaux emmenés par la CGT et la CFDT tout au long du combat contre la loi Woerth. Cette dernière recule l’âge donnant droit de la retraite et surtout elle continue, dans le sillon de la loi Fillon, à en diminuer le niveau par l'allongement des cotisations nécessaires pour une retraite à taux plein. Le Parti socialiste va saisir le Conseil constitutionnel. Toutefois, il a voté l’article sur les 41,5 annuités à l'Assemblée nationale avec l’UMP, mesure dont l’effet est plus important encore que le départ à 62 ans. La CGT et la CFDT pensaient qu’avec une journée d’action en juin et une autre deux mois plus tard en septembre le tour serait joué. Il y aurait eu des grèves et des manifestations, les salarié·e·s auraient marqué leur désaccord et les militants de base pourraient «garder la tête haute» ; d’autant plus aisément que Sarkozy aurait rappelé les syndicats pour des négociations ayant valeur de «grain à moudre», non pas réel bien sûr, mais symbolique ; ce qui n’est pas secondaire dans une société où la symbolique est devenue si importante. Le double calcul (erroné) des dirigeants syndicaux Du côté de leurs relations avec Sarkozy, les dirigeants syndicaux tablaient sur la poursuite sans trop d’accrocs, des rapports de collaboration instaurés avec l’Elysée et pleinement rodés depuis la grève de l’automne 2007 sur les régimes de retraites spéciaux. Jamais, et cela à partir du jour même de l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, les dirigeants syndicaux n’avaient affiché de façon si publique et provocatrice les rapports de concertation permanente avec l’exécutif de la Ve République, un pouvoir pourtant incarné par un personnel politique plus haï des salarié·e·s et de beaucoup de secteurs de la jeunesse. Certes s’agissant de la loi sur les retraites N. Sarkozy, François Fillon (Premier ministre) et Eric Woerth (Ministre du Travail, de la Solidarité et de la Fonction publique) venaient de brusquer les choses et de révéler le peu de cas qu’ils faisaient, au fond, des rythmes et des formes qu’il était nécessaire de respecter pour que les dirigeants syndicaux puissent garder, un minimum, la face. Dans leurs rapports avec les salariés, les dirigeants syndicaux misaient sur le contexte de forte hausse du chômage dans le privé et de forte baisse du pouvoir d’achat pour tous les travailleurs et travailleuses, y compris dans la fonction publique. Ils misaient aussi et sans doute surtout sur le poids des défaites comme celle qu’ils avaient aidé Fillon à infliger aux enseignants en 2003, ou encore Sarkozy en 2007 sur la question des régimes spéciaux des cheminots, traminots, électriciens et gaziers. De même que sur le souvenir des très fortes frustrations qu’ils avaient su créer chez les salarié·e·s début 2009 en conduisant les très grandes manifestations à l’impasse et à la démobilisation. On encore sur le souvenir de leur capacité à empêcher la jonction avec les salarié·e·s de la grève des étudiants en 2007 et de celle des enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur au printemps 2009. Depuis 10 ans, il n’y avait eu qu’une seule fois, au moment du CPE (Contrat première embauche), au printemps 2006, que les dirigeants syndicaux avaient été obligés d’aller plus loin qu’ils ne l’auraient voulu dans l’accompagnement d’un mouvement dirigé directement contre le gouvernement de l’époque, dont Dominique de Villepin était le Premier ministre. Face à un mouvement massif incluant plusieurs secteurs de la jeunesse (ce qui ne s’est pas encore produit depuis l’élection de Sarkozy 2007), le gouvernement avait décidé de céder et les directions l’y avaient aidé. Le calcul des appareils syndicaux s’est avéré faux dans un cas comme dans l’autre. Sous la contrainte des «marchés», c’est-à-dire des conglomérats financiers (il est erroné d’utiliser le terme «banque» pour désigner la BNP-Paribas, la Société générale ou la Deutsche Bank), Sarkozy a fait de la loi des retraites, sa «mère de toutes les batailles». Préoccupés, à la suite du début de contagion de la «crise grecque» vers les autres pays de la zone Euro, de voir la dégradation des conditions de détention et de vente des titres de la dette publique qu’ils possèdent en masse, les conglomérats financiers, français comme étrangers, ont brandi, par l’intermédiaire des agences de notation spécialisées qu’ils contrôlent indirectement, la menace d’une «baisse de la notation de la France». Dès juin 2010, avant même que n’éclate l’affaire Sarkozy-Woerth-Betancourt, la décision a été prise de ne pas ménager trop les appareils. Ensuite s’est ajoutée l’obligation de faire bloc avec Eric Woerth, en attendant le moment de le lâcher une fois la réforme votée. Quant aux salarié·e·s, sans rien attendre (ou si peu) des directions syndicales et encore moins des partis politiques, ils ont commencé à s’avancer prudemment vers le devant de la scène. Sur le plan social, mais aussi sur un plan politique dont il s’agit de cerner les traits originaux. Depuis le 7 septembre, il y a eu au total cinq journées d’action (7 et 23 septembre, 12, 19 et 28 octobre) plus deux appels à manifester un samedi (2 et 19 octobre), avec un nouvel appel (pour clore ?) le samedi 6 novembre. Les appareils réunis dans l’Intersyndicale, plus exactement la CGT et la CFDT qui y ont fait la loi, sont restés maîtres du calendrier pour ce qui du choix des dates. En revanche, ils ne l’ont pas été quant à la longueur du processus. Les dates ont été choisies en fonction du calendrier parlementaire avec une intention claire de mettre les travailleurs devant le fait accompli de l’avancement du vote de la loi et de faire des journées d’action de purs «barouds d’honneur». Cela a été clair dès le 23 septembre et encore plus bien sûr le 28 octobre. Mais dans leur esprit, tout allait être «plié» le 7 septembre et en tous les cas le 23 septembre. Les traits spécifiques du mouvement et ce que les salariés se sont réapproprié Dans un premier temps, c’est l’ampleur des manifestations qui a créé la surprise et modifié la donne en provoquant progressivement un changement dans la subjectivité collective d’une fraction des salarié·e·s, qui est allée grandissante. Du 7 septembre au 12 octobre le nombre des manifestants a suivi une courbe croissante, suivi d’un léger déclin le 16 octobre, puis de nouveau d’un retour au niveau le plus élevé le 19 octobre. Jusqu’au début des grèves dans les raffineries et dans les ports, surtout Marseille, la manifestation l’a emporté complètement sur la grève comme forme d’action. Même les estimations de la police ont voisiné ou dépassé le chiffre du million à six occasions. Un nombre toujours plus grand de salarié·e·s se sont départis de la position d’attendre d’autres travailleurs «plus protégés» qu’ils fassent grève pour eux à leur place. Dans le privé, selon des journalistes qui centralisent parfois plus d’informations que les militants, beaucoup de salarié·e·s ne pouvant pas se permettre de faire grève ont pris sur leurs droits à congés pour manifester. Même si beaucoup se sont retrouvés plusieurs fois au cours des sept journées, les manifestants n’ont pas été les mêmes d’une fois à l’autre. Y compris chez les militants organisés politiquement, une fraction seulement a «fait» les sept manifs. Les ingénieurs et les techniciens ont été très présents aux deux manifestations du samedi, de même que des salarié·e·s venus en famille avec leurs enfants. Tout le monde a noté le caractère «bon enfant» des manifestations. Il ne convenait pas au gouvernement Sarkozy. Le ministère de l’Intérieur a donc ordonné l’organisation de démonstrations de force devant les collèges et les lycées pour créer des incidents qui puissent conduire à des lourdes condamnations et que les médias pourraient monter en épingle. Certains secteurs de la police, au moins dans certaines villes, ont organisé des provocations majeures que même la CGT a été contrainte de dénoncer (place Bellecourt à Lyon). Il faut s’arrêter sur ce caractère «bon enfant». Dans le quotidien Libération (29 octobre 2010), Luc Peillon rapporte une observation de Lilian Mathieu, sociologue au CNRS, à savoir: «Le fait que la "pagaille sociale" soit limitée, maintenue à un niveau de basse intensité, a permis à un large public de l’intégrer.» Ce sont les salariés eux-mêmes et pas seulement les centrales syndicales qui ont choisi d’imprimer cette «basse intensité». Elle a exprimé la volonté que la plupart d’entre eux ont eu à la fois de ne pas «se monter la tête» et de préserver certaines avancées de la mobilisation. Les unes, comme le fait de sentir sa force par le nombre, de vivre le côtoiement chaleureux de la manifestation, sont presque basiques, mais même en France on pouvait penser qu’elles étaient en voie d’oubli. Ces aspects ont été particulièrement importants dans de petites villes, un peu vidées de leur substance sociale par la «postmodernité» du capitalisme globalisé, où les manifestations ont été très importantes en pourcentage de la population et ont permis à des salarié·e·s atomisés de se retrouver. L’arrivée des lycéens dans les manifestations dans ces villes a encore ac |
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