France

Les vieux habits neufs de la République

En défense d’émeutiers prétendument «insignifiants»

Yann Moulier Boutang *


Les grands événements ne sont pas forcément beaux, ni joyeux. Ils vous prennent de surprise. Ils ne sont pas forcément fusionnels. Les raisons de leur déclenchement n’expliquent jamais le moment de leur explosion. Ils sont surdéterminés comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, après une longue accumulation qui fait qu’un jour, on refuse d’obéir, ou que l’on casse tout.

Une émeute est rarement enthousiasmante. Ses acteurs sont généralement obscurs, confus, pas toujours des héros. Il règne une odeur de violence vague, sans but prédéterminée dans l’émeute. À l’inverse des guerres ou des révolutions, les morts dont elle est parties ou qu’elle laisse dans son sillage hébété ne seront jamais décorés. «Mélancolie» [1], désespoir, «nihilisme», «perte d’estime de soi», la droite la moins bête n’a pas tardé à dessiner des variations sur cette figure imposée de l’émeutier. Avec des pincettes, comme de juste. Mais, la gêne de la gauche laisse, elle, pantois. Qu’elle se souvienne pourtant des Versaillais, de «leur ordre moral» et plus près de nous, des lois d’urgence de la guerre d’Algérie puisque ce gouvernement y est revenu, prouvant que l’amendement votéz au parlement, défendant dans les manuels d’histoire les «aspects positifs» de la colonisation n’était pas un accident de parcours.

Quelques voix très isolées, commencent toutefois à s’élever contre ce matraquage obscène [2]. Elles sauvent l’honneur de ce qui reste des intellectuels français, après vingt ans de nauséeuse restauration. Je me souviens des hurlements contre les «enragés» de Nanterre, contre les «casseurs» de Saint-Lazare en 1979. Dans les deux cas, ces débordements ont été les signes avant-coureurs d’un énorme changement ( Mai 1968, l’alternance). Alors, un peu de prudence, Messieurs les prudents ! Il se pourrait comme le faisait remarquer Françoise Blum, dans une courageuse tribune [3] du Monde du 11 novembre, que ces jeunes «apolitiques» fassent davantage bouger les choses que trente ans d’effets de manches et d’annonces et qu’ils aient commencé à nous débarrasser de l’encombrant et insupportable Sarkozy, ce que la gauche «politique et responsable» embourbée dans ses cuisines présidentielles s’est révélée bien incapable de faire.

Il faut défendre la société contre l’ordre. Il faut donc défendre les émeutiers contre la bêtise. Et la leur, dénoncée jusqu’à l’écoeurement, n’est certainement la plus grande, en l’affaire. Nos gouvernements, et quelques uns de nos candidats à gouverner, ont étalé, ces quatorze derniers jours, une dose d’arrogance, de cécité sociale, d’obstination butée, de persévérance dans l’erreur, de consensus absurde et vide, particulièrement consternants quand on les voit, de loin, depuis l’Université de l’Etat de New York à Binghamton , dans le pays du monde qui, en matière d’émeutes urbaines, en connaît un très long bout, depuis Watts et Los Angeles.

Nous ne formons une société humaine, et non une termitière, que dans la mesure où nous (je dis bien nous) sommes capable de colère (qui est toujours une folie) et d’émeutes. Oui d’émeutes. Reportez vous à n’importe quel manuel d’histoire. Dans la mesure où nous sommes capables, d’abord ,de les engendrer par un long et répété aveuglement, donc de reconnaître en elles nos propres enfants (et non ceux, expiatoires, des «exclus», des «autres» des «étrangers» que l’on renvoie ailleurs par avion). Capables, ensuite, de respecter la douleur de tout être qui partage le même petit bout de planète que nous, capables d’enrager contre la coupable absurdité des enchaînements qui fabriquent de la peine de mort à froid dans une Europe qui l’a bannie comme instrument d’Etat. Capables, aussi, de maîtriser une peur panique face à ce futur glacé qui est déjà notre présent et dont ces émeutiers nous tendent le miroir cruel. Capables, enfin, d’avoir des réactions intelligentes face à cet événement brutal, de prendre en compte ce qui s’y dit, s’y joue et plus encore, le gigantesque implicite qui est bien là, telle la lettre volée

Le seuil de l’audible est devenu très élevé dans nos sociétés de l’information ! Le tri de la nouvelle pertinente vaut cher. Voyez ce que coûte la publicité aux puissants. Les humiliés, les offensés n’ont pas ces moyens. Pour que la société des médias modernes commence à entendre le message subliminal des émeutiers, il aura donc fallu quelques poubelles carbonisées, des bus des tramways incendiés, quelques milliers de voitures brûlées (plus et surtout, plus en même temps un peu partout dans l’hexagone, que de d’habitude), quelques écoles saccagées et un centre commercial pillé, mais aussi trois morts, ce qui est incommensurable, et , non moins catastrophiques, des centaines de jeunes arrêtés, quelques dizaines expulsés (ils reviendront sans doute à Ceuta et Melilla tenter d’escalader les barbelés de la forteresse Europe pour rentrer chez eux, c’est-à-dire en France). Bref cette bagatelle juridique que constitue le recours, préoccupant comme précédent, à une loi proclamant l’état d’urgence et le couvre-feu datant de la guerre d’Algérie (1955). Etat d’urgence jamais proclamé pendant Mai 68 (9 millions de grévistes, des usines occupées, les étudiants sur des barricades).

Tout cela pour qu’un message soit entendu. J’ai bien dit bien message. Le refus de parler est un message à lui seul. N’importe quel éducateur sait cela. La parole que l’on vous adresse se mérite. Elle suppose la confiance, l’amour et le respect et non des déclarations de guerre . Le langage guerrier du ministre de l’Intérieur, annoncé par un très sot ou fascistoïde «on va nettoyer les cités au karcher» a obtenu la réponse qu ‘il méritait. Le ministre délégué à l’intégration, Azouz Begag ne s’est pas privé de le dire à plusieurs reprises pendant la crise. Et encore, on aurait pu avoir pire. Compte tenu des bavures quotidiennes, du racisme, de l’état désastreux de la discrimination à l’emploi [4], au logement, sans compter les autres discriminations culturelles qui font au moins aussi mal, la France peut s’estimer s’en tirer à bon compte. Les émeutiers n’écoutaient-ils rien ? Leur mutisme était-il de l’imbécillité ? Cela paraît difficile à croire quand on voit que chaque provocation du gouvernement (Sarkozy le dimanche 30 parlant de racaille et de tolérance zéro, les mesures annoncées par Villepin le mardi 1° novembre), ont entraîné un élargissement du mouvement d’exaspération.

Il est vrai que le bruit du discours tautologique et vide de l’Etat sur l’ordre, l’autorité à restaurer, sur l’universalisme de la loi, visait à saturer les faibles capacités auditives et analytiques du quatrième pouvoir . Il y est parvenu en partie, mais, les quelques reportages pris sur le vif, étaient terriblement éloquents.

Grâce à cette longue émeute, on ne peut plus se dissimuler que la France est aveugle à la dimension racialisée et sexualisée de la question sociale si importante dans la mondialisation actuelle [5]. Qu’elle est daltonienne (blind colour disent cruellement les anglais): les télévisions évoquent tous les jours les problèmes d’intégration dans les banlieues en montrant de jeunes noirs, souvent français ou originaires de nos anciennes colonies (par exemple la Côte d’Ivoire où nos troupes sont présentes !) , mais les commentateurs (A. Adler par exemple dans Le Figaro du 10 novembre) continuent à parler des Maghrébins, de l’Islamisme, et l’Etat, imperturbablement, de la non existence dans l’espace publique français des communautés, l’opposant à la mauvaise conception anglo-saxonne (en fait protestante, mais il l’ignore) de reconnaissance de l’appartenance communautaire ethnique, qui est inéliminable si l’on veut repartir de ce qui existe vraiment et non du Peuple décrété par le gouvernement.

La République Française de la Grande Nation a réalisé, péniblement, la décolonisation externe (et encore) ; elle n’a pas beaucoup avancé dans la décolonisation interne de son universalisme. Un peu d’études post-coloniales enseignées à ses hauts fonctionnaires et dans les écoles publiques serait un premier pas vers le contrôle démocratique de sa police. Car ce qui est consternant, ce n’est pas le policier inexpérimenté et peureux, encore que les gamins dans les cités fassent parfaitement la différence entre les policiers corrects et les vrais «racistes» ( Sartre aurait dit les «salauds»), mais les petites phrases des responsables au plus haut niveau qui fonctionnent comme des promesses d’impunité et qui engendrent mécaniquement une montée des bavures.

La République est nue également, parce que, comme un petit nombre de chercheurs [6] dont je m’honore de faire partie, n’ont cessé de le dire, clamant le plus souvent dans le désert, que l’idéologie républicaine française assimilationniste n’a pas compris grand chose à l’intégration transcommunautaire de la multitude à l’ère de la mondialisation. Elle en est toujours restée au «peuple» fabriqué au forceps «identitaire» et au garde-à-vous colonial. On pourra donc dépenser un peu plus (très insuffisamment au demeurant) dans le énième plan pour les banlieues, cela n’en modifiera pas d’un pouce cette moderne «cascade de mépris» à quoi Voltaire résumait cruellement la société française avant la Révolution française, et contre laquelle ont réagi précisément nos émeutiers.

Loïc Wacquant et une majorité de chercheurs en sciences sociales nous ont expliqué pendant les deux dernières décennies que les banlieues françaises n’étaient pas les banlieues américaines, que les ghettos n’en étaient pas, que la République nous préservait de la constitution de minorités comme Outre-atlantique. Dominique Schnapper, dans un livre sur la nation, que j’avais critiqué dans ces colonnes, nous avait expliqué que le modèle français universaliste s’opposait au modèle du Volk allemand qui s’appuie sur la communauté linguistique et sur le sang. En réalité, la véritable opposition se situe entre un modèle européen de migrations de travail, raciste en ce qu’il récuse le droit à l’installation de la population d’origine étrangère, et le modèle des pays d’immigration et de peuplement. Le système européen beaucoup plus fermé, correspond à l’Europe forteresse des barbelés, Il est intrinsèquement mauvais parce qu’il a déjà fabriqué en cinquante ans de véritables minorités qui ressemblent non aux enfants d’immigrés au Etats-Unis , mais aux descendants des esclaves importés par la Traite. Les jeunes des banlieues d’Europe sont en train de devenir les Noirs des Etats-Unis. Watts, Los Angeles sont devant nous. Et la République qui était censée nous protéger de ce devenir nous y conduit plutôt plus vite que le modèle britannique. Car nous y voilà.

Il faut défendre la société et l’ordre de la République ne nous y mène pas. Car c’est une question d’inachèvement de la démocratie, la même dans toutes les régions du monde. Il n’y a pas d’exception française.

Dans le conte célèbre d’Andersen, les habits neufs de l’Empereur, au défilé où se pavane un monarque inquiet, entouré d’une cour obséquieuse, la voix claire d’un enfant suffit à rendre visible ce qui crève les yeux. Elle perce le désordre de l’ordre, le renvoie à son imposture: «mais il n’a pas d’habit du tout ! L’empereur frissonna, car il lui semblait bien que le peuple avait raison, mais il se dit: "Maintenant, je dois tenir bon jusqu’à la fin de la procession." Et le cortège poursuivit sa route et les chambellans continuèrent de porter la traîne, qui n’existait pas.»

Dans la France de 2005, le char de l’Etat, accompagné de sa flamboyante gargouille, de son monarque aux vérités premières et son vizir de l’ombre pourtant très bavard sur les télévisions, traverse peu ces banlieues qu’il a lui-même forgées ; il préfère le clinquant des Champs Élysées ou l’efficacité mâtine des voyage