France La rançon du mépris François Bon Comment pourrait-on prendre écart, venir avec une pensée raisonnable ? C’est l’exercice même de penser qui est mis en échec. La première violence est bien ancienne, elle était continue, profonde. On parque les gens dans telle ville, et dans telle cité. On abandonne des territoires entiers à une misère de fait: les entreprises s’installent dans des communes qui refusent les logements sociaux, l’écart grandit encore. Cela va jusqu’à un terrible détail: quand on est de banlieue, on a ses universités de banlieue, à Nanterre, Créteil ou Villetaneuse, et il faut littéralement patte blanche pour s’inscrire à Jussieu ou la Sorbonne. C’est le mépris contre lequel on pouvait s’efforcer de résister, se battre. La Seine Saint-Denis, le «neuf trois», ou le «trois cube» comme ils disent pour le département 93, est aussi un magnifique laboratoire de l’hyper-ville, des mélanges de musique, des transformations d’urbanisme, ou de la lecture jeunesse. Je crois que c’est le seul département en France à rémunérer des enseignants de philosophie pour travailler dans les collèges avec les adolescents de quatorze ans, ceux qu’on enverra ensuite dans les lycées professionnels ou les centres d’apprentissage, pour cette galaxie d’emplois dévalués qui sont à tous ceux-là réservés. Mais ces laboratoires sont une goutte d’eau dans l’océan du pire. C’est des années que j’entends ça, chaque fois qu’avec des jeunes on travaille: les contrôles d’identité permanents, les fouilles musclées. Allez demander un travail ou même un logement quand sur votre attestation de domicile c’est les 3000 d’Aulnay ou les 4000 de la Courneuve. Et pourtant on s’obstine, on tente de rendre les frontières poreuses: la «dalle» d’Argenteuil n’est pas plus riche d’avoir voulu s’appeler Val d’Argenteuil, et maintenant carrément Val d’Argent. Mais on y a démoli quelques barres, et installé une avenue piétonne qui désenclave la cité via la gare du RER. A Saint-Denis centre, et souvent dans les villes de province, ces dix ans un travail considérable de mixité sociale a été lentement mis en place: qu’on relie une cité au centre-ville par un tramway, qu’on impose à l’office HLM d’accueillir des étudiants parmi les familles, et tout peut changer. Tout pourrait changer. J’ai vécu à Bobigny, il y a quinze ans. Les vieilles couches ouvrières de la proche couronne s’étaient installées dans ces villes nouvelles, les couches plus jeunes, ceux qui travaillent dans les usines modernes, venaient aussi s’installer là, à portée de métro de la capitale. Mais les collèges et lycées ne suivent pas: on y place les enseignants en premier poste, énorme rotation, et malgré les tentatives, le ghetto s’installe et s’aggrave. Regardez Villepinte, ville pavillonnaire, protégée: elle a pris toutes ses couches moyennes à Aulnay, et Aulnay s’enfonce. Clichy-sous-Bois est une ville qui n’a pas de centre. J’y ai fait travailler, toute une année, des lycéens (le lycée s’appelle Alfred-Nobel, on y fait un travail excellent, intelligent et solidaire): entre le lycée et la cité, un Mac Donald, un champ pour le dressage des chiens, et une route à quatre voies. C’est une des villes les plus pauvres d’un département où la misère est la plus grande, dans le contexte d’un désengagement continu de l’Etat. On insiste, parce que c’est vital. Parce qu’autre chose est possible, et que pas le choix: l’importation massive, dans les années 1970, de familles et villages entiers du Maroc ou d’Algérie pour faire tourner l’usine Citroën d’Aulnay, l’usine Renault de Flins, ce n’est pas réversible. Sans le mépris, chacun trouverait sa place. Par exemple, l’arrivée dans ces collèges et lycées de toute une proportion de jeunes enseignants eux-mêmes issus de cette immigration, qu’est-ce que cela change ou détourne de la transmission ? On lutte depuis des années, pied à pied. Pantin, où j’interviens cette année pour des ateliers d’écriture, a un «service municipal de la jeunesse» où une dizaine de personnes, eux-mêmes souvent nés ici et qui y ont appris, grandi, pratiquent l’aide individuelle au projet. Mais on heurte à des murs. Oui, mépris affiché: pas d’égalité non plus dans la politesse. Et quand on heurte au bout de l’impasse, il n’y a plus que la peur. Je travaille depuis des années dans ces départements, parce que ce laboratoire de la ville est vital pour mon propre atelier d’écrivain. En juin dernier, en travaillant avec deux adolescentes du lycée professionnel (une suite de portraits, pour la chaîne de télévision Arte), ce sont des gamins de dix ou onze ans qui nous ont forcé à battre en retraite. Encore à Pantin, il y a 3 semaines, parce que nous avions accueilli à la bibliothèque une vingtaine de jeunes apprenties coiffeuses, leurs sœurs ou qui ressemblaient tant à leurs sœurs, la bibliothèque a été investie par cinq, puis dix jeunes, les cagoules sont sorties et nous, les «blancs», voilà qu’on nous assignait d’office d’être dans le camp du mépris. On n’a plus que l’envie d’en pleurer. L’an passé, dans les justes manifestations des lycéens de Seine Saint-Denis pour des conditions de travail un peu plus décentes, quelques dizaines de types en cagoule, venus d’établissements encore plus en désarroi, s’en prenaient à ces jeunes mêmes, on cassait des vitrines, mais on leur extorquait leurs téléphones portables: c’est ce côté totalitaire, erratique, de la violence qui effraie. Alors il y a le chaos, il y a de brûler des voitures qui sont forcément celles des parents, des amis, des voisins: la misère brûle la misère. On s’en prend aux écoles, aux crèches, aux pompiers. Il y a l’ombre d’un despotisme religieux qui s’épaissit de chaque nouvelle preuve du mépris. On a eu beau tirer, toutes ces années, toutes les sonnettes d’alarme. On a eu beau, toutes ces années, faire savoir que tel ou tel autre chemin était possible, pour la ville, pour l’école. Non seulement les inégalités, le grand écart permanent, tout cela s’est aggravé, mais on a franchi la violation symbolique: la république se revendique du mépris par la bouche d’un ministre assoiffé d’ambition personnelle, et chargé de mordre sur l’extrême-droite un électorat qui marche selon cette peur. Parce que c’est aussi la frontière symbolique qui a été franchie, le débord est aveugle, et aussi massif que la misère. Ce qui me peine encore plus, et tous mes amis enseignants, éducateurs, urbanistes, musiciens, et toutes nos amitiés de si longtemps ici constituées, c’est qu’il n’y a plus rien, même plus la culture politique qui était la nôtre pour résister, influer, changer. Le meilleur de notre travail ne compte plus: on est comme ces camions de pompiers pris sous les cailloux. Aucun de nous encore pour penser à la masse de dégâts, et ce qu’on en pourra reconstruire: il ne s’agit pas seulement de voitures brûlées. C’est ce que nous gardions de lien tissé, qui a brûlé aussi. Et à ce jour, de service civil à état d’urgence via loi coloniale réactivée, ou cette ineptie de demander aux centres d’apprentissage d’accueillir les jeunes dès 14 ans, ou ces subventions qui réapparaissent sans qu’on sache alors pourquoi on avait tant voulu supprimer tous ces maigres moyens, ou les contrôles et l’humiliation qui continuent (on fouille à corps même les mômes de douze ans) les réponses - au moins dans l’ordre du symbolique - prouvent que rien n’est compris. On maintient lieu pour le ban. A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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