France La gauche et le conservatisme compassionnel Nasser Suleiman Gabryel * En ce jour d’élection présidentielle en France, la réflexion anti-sarkosyste carbure. On peut fort bien le comprendre, si l’on saisit les traits de la politique de ce petit candidat Bonaparte. Mais lorsque l’on sait que, dans le cadre de l’Union européenne, l’Allemagne et son hinterland (de la Tchéquie à la Slovénie en passant par la Hongrie) ont opéré, depuis le gouvernement social-démocrate Schröder, une contre-réforme qui a abouti à la contraction, sans équivalent, des «coûts unitaires du travail», on devrait plus réfléchir. Ce succès de la restauration capitaliste, sous la houlette de Schröder puis de la grande coalition conduite par Angela Merkel, explique non seulement la politique «compétitivité» de l’actuel gouvernement, mais la mise sous pression de toutes les économies au sein de l’Union européenne. Les tensions avec certaines «élites économiques et politiques» de France sur EADS trouvent là leur origine. Or, sur le plan économique, sur celui de la «compétitivité» – moins qu’au plan sociétal, certes – les différences seraient minces entre une gestion «royaliste» et une gestion «sarkozyste». Renoncer à réfléchir à ces questions – pour aujourd’hui et donc demain et malgré l’urgence ressentie sur le moment – va avoir des conséquences néfastes. L’une pourrait être caractérisée ainsi: la gauche radicale – ou certaine de ses composantes (la LCR) – pourrait prétendre vouloir remplacer le PCF en déclin, avec une ligne, sur le fond, syndicaliste économiciste «épurée». Cela afin d’atteindre des objectifs trop étroitement institutionnels. L’immédiat est rarement de bon conseil. L’histoire ne mord jamais la nuque; même lorsque des décisions doivent être prises dans l’urgence. Par contre, les illusions peuvent vous assaillir au cours de la nuit. Pour aborder avec un peu de distance réflexive ce soir, 6 mai 2007, d’élections en France, nous publions, ci-dessous, cet article de Nasser Suleiman Gabryel. On peut en discuter le contenu: faut-il revendiquer le multiculturalisme ou l’inter-culturalisme (ce qui implique un échange construit dans le cadre d’une politique de formation des classes); ne faut-il pas analyser la profonde transformation sociologique des appareils sociaux-démocrates et leurs jonctions physiques avec des secteurssignificatifs du patronat ? Cela doit faire débat. Mais la contribution de Nasser Suleiman Gabryel permet d’apprécier le profil «royaliste» et, y compris, sa volonté, récente, d’une «coalition au centre» avec Bayrou, une coalition de la «compassion» démocrate-chrétienne et royalo-social-libérale. (Charles-André Udry). La figure de Ségolène Royal ne peut, à mon sens, s’analyser qu’à partir de la crise profonde subie par la gauche occidentale depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Cette crise concernant la France était palpable dès le virage néolibéral des années 80: moment ontologique d’une coupure d’ordre générationnel et politique dont les conséquences n’ont pas encore été véritablement pensées. A l’aube de la dernière décennie «le roi est nu !»: le modèle de la social-démocratie semble menacé par des risques d’éclatement de deux ordres: d’une part, la question sociale, et, d’autre part, l’interrogation sur l’identité nationale au travers du problème de l’immigration. Cette double problématique véhicule la peur de la dissolution de la nation illustrée par le non au référendum de 2005. Elle traverse toutes les familles idéologiques, notamment avec la question de l’immigration qui est le problème multiculturaliste par excellence. A partir de la fin des années 1980, ce qui constituait le consensus de la gauche politique va par conséquent s’effriter «de bas en haut». En bas, se constitue une nouvelle gauche de rupture, auprès des minorités et d’une certaine jeunesse issue de la classe moyenne. En haut, les clivages entre multiculturalistes et traditionalistes structurent des fractures idéologiques. Ces clivages sont d’autant plus marqués que les étiquettes sont fluctuantes, les prises de positions changeantes et le champ des discours brouillés. Le rapport entre la nation et la Gauche européenne fait désormais débat principalement entre deux tendances: un courant libéral libertaire qui s’efforce, essentiellement dans les pays scandinaves, de définir une identité post-nationale où le contrat néolibéral remplacerait la loi comme mode de construction du politique. Cette approche tente de repenser la protection sociale, l’égalitarisme et la solidarité afin de garantir le pacte social dans une configuration européenne A contrario, la Gauche «républicaniste» symbolisée par Ségolène Royal appelle à construire un nouveau lien avec la Nation et le peuple, autour d’un «conservatisme compassionnel» apte à sortir la Gauche de son marasme intellectuel et de son relativisme culturel. Pour ce courant, la question centrale est d’ordre identitaire et national. Son apologie du modèle d’assimilation relève d’une guerre culturelle déclarée contre le multiculturalisme, considéré comme un ébranlement mental et culturel. Le néonationalisme de Gauche assimile mondialisation et pluralisme culturel dans une identique détestation du néolibéralisme. Pour beaucoup d’intellectuels de cette gauche républicaine, il existe un processus néolibéral de «dé- civilisation» ou de «barbarie douce» dont les symptômes sont mortifères pour la société (mort du socialisme traditionnel, épuisement du modèle républicaniste, monté du multiculturalisme). De ce fait le conservatisme est légitime puisque le progrès n’a plus une signification pertinente. Cette approche fonde une critique de l’abaissement des exigences à l’école. Le refus de toutes concessions au modèle républicain articule une approche intégraliste de la laïcité qui ne doit, aux yeux des intellectuels nationaux républicains, relever d’aucune concession envers le multiculturalisme réduit à un relativisme culturel. Cet idéal ne peut supporter de compromis car cela induit un affaiblissement de la légitimité de la laïcité et de manière plus générale de la République. Tout manquement ou abaissement à ces principes, symbolisé par l’affaire du voile, s’apparente donc à un «Munich scolaire» dont les uniques bénéficiaires seraient «les islamistes» et leurs alliés objectifs «les pédagogues» et autres «islamo gauchistes». Pour la Gauche nationale républicaine, le principe de Laïcité ne se réduit pas à des idéaux généreux et généraux, mais impose un combat permanent contre tout communautarisme au nom de la séparation de l’Etat et des religions. Le communautarisme est représenté comme un modèle différentialiste qui institue la différence juridique de droits au nom de principes culturels ou religieux fondés sur l’origine familiale. Dans ce cadre, le débat sur la loi interdisant les signes religieux dans les écoles publiques a permis de réduire le communautarisme essentiellement à la population d’origine musulmane. La construction d’un monde commun est donc menacée par un modèle exogène (l’Islam), qui prendrait l’aspect respectable d’un discours de légitimation endogène (La tolérance, le multiculturalisme). Le refus du communautarisme permet aux partisans de l’ordre juste de redéfinir un universel mono culturaliste face à l’hydre d’un «nouveau totalitarisme islamo fasciste». Dans cette cosmologie, la politique traditionnelle jugée trop lointaine est remplacée par une politique de proximité où l’avis du citoyen devient l’élément déclencheur de toutes visions publiques. La personnalité et le charisme l’emportent sur l’expérience gouvernementale ou la légitimité partisane. Le conservatisme compassionnel veut impliquer la société civile et les organisations caritatives aux côtés des services publics. Cette implication se fait au nom de la remise en ordre sécuritaire et sociale. Elle tend en outre à organiser systématiquement un appel direct au peuple (via les sondages): «le peuple ne ment pas». A défaut de mener une politique, il est plus aisé de définir un régime général de maternalisme démocratique où la sécurisation morale prend lieu d’idéal. La démocratie «participative» est le versant compassionnel de ce programme d’inspiration conservatrice. Cette thématique participative représente le produit le plus achevé du désenchantement de l’élite de Gauche vis-à-vis de sa propre position institutionnelle. Censée rompre avec le langage de la technocratie parisienne, elle est la conséquence d’une «mauvaise conscience de classe» qui impose un lien renouvelé avec «les catégories populaires». Faute d’apporter des réponses politiques, le discours de l’élite progressiste reprend les questions et le vocabulaire conservateur du «peuple». Le conservatisme compassionnel remplace la société par les catégories, la politique par la morale au nom d’un retour originel à la sincérité et au discours de vérité. Le but n’est pas tant de répondre aux questions que de reprendre les questions posées ou censées être posées par le «peuple français» Par la compassion sociale et le conservatisme moral, la Gauche Ségolèniste veut répondre à la coupure sociologique avec la population des milieux populaires. Pour ce faire, elle institue un nouveau modèle idéologique plus proche d’un David Cameron (leader du parti conservateur britannique) que d’une sociale démocratie définitivement défunte. * Cet article a été publié en décembre dans le quotidien français Libération. Nasser Suleiman Gabryel est doctorant en Sciences politiques à Aix-en-Provence. (6 mai 2007) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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