Union européenne 

Libre circulation ou libre esclavage ? Un exemple irlandais

Charles-André Udry

Suite au vote du 25 septembre 2005 portant sur les «mesures d’accompagnement» et la «libre circulation» de la main d’œuvre entre la Suisse et l’Union européenne (UE) à 25, l’attente d’une réalisation des «promesses» constituent l’essentiel de la politique des syndicats helvétiques. Dans les couloirs d’UNIA (principale fédération de l’Union Syndicale Suisse, «implantée» dans l’industrie, la construction et les services), la rumeur circule selon laquelle il faudra attendre quelques mois pour que les «mesures d’accompagnement» se concrétisent !

Dans la meilleure tradition syndicale helvétique, un responsable d’UNIA, Hansueli Scheidegger, exige: «Le respect des promesses faites et la mise en œuvre des mesures d’accompagnement» (Le Temps, 16 novembre 2005).

Pour éclairer la lanterne syndicale suisse, il serait utile que les sommets syndicaux portent un regard sur les développements à l’œuvre en Europe en termes de mise en concurrence des salariés des différents pays.

Ainsi, en Irlande, la direction de la compagnie Irish Ferries n’a pas hésité, au mois d’octobre 2005, de prendre des mesures de licenciement contre 543 travailleurs irlandais et de les remplacer par des travailleurs venant des nouveaux pays de l’est membres de l’UE. Pour l’essentiel recruté en Lituanie.

En 2004, le directeur d’Irish Ferries, Eamonn Rothwell, a gagné 687'000 euros (soit plus d’un million de francs suisses). A cette occasion, il avait obtenu une augmentation salariale de 35'000 euros. C’est-à-dire, quelque 20'000 euros de plus que ce qu’il envisageait de payer les nouveaux marins devant servir sur les bateaux assurant la communication entre l’Irlande, la Grande-Bretagne et la France. En effet, le salaire horaire était fixé à 3,5 euros ; alors que le salaire horaire minimum en Irlande est de 7,65 euros. Le nombre d’heures de travail hebdomadaire devait atteindre le sommet de 84 heures. Il est vrai que ces travailleurs pouvaient et devaient manger et dormir sur place, c’est-à-dire dans les bateaux !

Face à la brutalité de cette attaque, le syndicat organisant les marins, le SIPTU (Services Industrial Professionnal & Technical Union), a réagi. Il a trouvé un appui auprès du Irish Congress of Trade Unions (ICTU). Le secrétaire général de l’ICTU, David Begg, dès le déclenchement du mouvement de grève le 9 décembre, déclarait: «Notre message aux employeurs consiste à leur indiquer que nous n’accepterons pas qu’une personne soit prisonnière de conditions de travail indécentes et cela d’où qu’elle vienne». Il ajouta: «Partout l’exploitation existe, mais chez Irish Ferries elle est des plus brutales. Nous n’accepterons pas une course vers le bas qui aura des effets désastreux sur la société dans son ensemble. Les yeux de l’Europe nous regardent, ce qui se passe ici en Irlande est aussi en train de se passer en Suède et au Danemark. Les travailleurs de l’Europe nous regardent. Nous devons rester ensemble. Nous devons accueillir les travailleurs de Varsovie et d’ailleurs dans nos rangs».

Il y a là une réaction syndicale élémentaire que l’on aimerait bien entendre en Suisse de la part des dirigeants d’UNIA. Ce d’autant plus que l’offensive menée par la firme possédant Irish Ferries est un exemple caractéristique de ce qui se passe lorsqu’un secteur des transports est privatisé. De fait, le mouvement syndical irlandais a refusé le faux choix que veulent imposer l’ensemble des employeurs européens: «Soit des emplois à bas salaires, soit pas d’emploi».

C’est dans ce contexte que quelque 100'000 personnes ont manifesté à Dublin et dans d’autres villes d’Irlande, le vendredi 9 décembre 2005. Les mots d’ordre officiels étaient les suivants: «Non à des salaires de misère ! Non à la course vers le bas ! Non au racisme ! Non à l’exploitation !». Une affiche avait été imprimée portant le slogan: «Marché libre ou marché d’esclaves ?».

En effet, l’opération de licenciement et de recrutement avait été effectuée par une entreprise d’emplois intérimaires basée à Chypre. Face à la réaction des salariés et au vaste soutien reçu, la direction d’Irish Ferries a fait monter les enchères. Elle a menacé de déplacer le siège de la compagnie à Chypre, de battre pavillon chypriote et de licencier l’ensemble du personnel, quasiment sans plan social. C’est donc à partir d’une position extrêmement offensive que la direction a négocié le lundi 12 décembre 2005. Soit les marins acceptaient de reprendre le travail, soit les employeurs concrétisaient leurs menaces. Le travail a repris, mais le plan initial ne peut être appliqué.

Cet exemple de lutte pose de fait un problème de stratégie syndical international. Face aux privatisations et aux attaques brutales aux niveaux des salaires et du temps de travail, dans un contexte de réorganisation européen et mondialisé du marché du travail, seule une réponse syndicale internationale – au moins à l’échelle de l’UE à 25 – peut avoir une efficacité permettant de mettre en échec l’ensemble des chantages propre à la mise en concurrence des salariés.

 Certes, il ne s’agit pas d’attendre une mobilisation européenne pour engager un combat immédiat, comme en Irlande. Mais ces mobilisations doivent servir à constituer les éléments d’une pratique et d’une conscience internationalisée.

Pour l’heure il n’est pas facile de gagner ces batailles, les travailleurs d’Irish Ferries ont dû accepter de reprendre le travail et de faire des concessions. Mais leur réaction déterminée et le vaste soutien qu’ils ont reçu de la part de très larges secteurs de salariés de leur pays indiquent le potentiel de résistance et de contre-offensive qui peut s’exprimer activement.

Sans cela, négocier autour d’un tapis vert des «mesures d’accompagnement» ne peut qu’aboutir à diviser profondément les salariés – dont les collectifs seront déchirés sous les effets de la mise en concurrence – et à accepter la course vers le moins disant salarial, le mois disant de sécurité sociale et le moins disant des conditions de travail. 16 décembre 2005.


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