Débat La religion, une affaire privée ? Christine Delphy * L’article de Christine Delphy, publié ci-dessous, fait écho sur un point à des développements qui se produisent en Suisse: la remise en question de la pratique religieuse publique de l’islam. L’attaque de l’UDC revient, de facto, à combattre la liberté d’expression religieuse, et, demain, les idées qui seront catégorisées comme «opposées à la Constitution.» L’initiative de l’UDC et de l’Union démocratique fédérale (UDF) contre la construction de minarets en Suisse a été présentée par le conseiller national zurichois UDC, Ulrich Schlüer, sous un angle: «Ces constructions islamiques ont une vocation impérialiste.» L’islam va «envahir» la Suisse, comme la «surpopulation étrangère», la célèbre Uberfremdung, labélisée historiquement par les autorités fédérales. Du symbole (le minaret) ces forces passent à l’islam. En effet, pour Schlüer et sa troupe de choc l’islam constitue «un ordre public en contradiction avec la Constitution.» De l’interdiction des minarets à l’interdiction de l’islam, comme religion, le pas peut vite être franchi. L’humus xénophobe sera ainsi bien labouré en cette année électorale. Les seules religions «démocratiques» seraient donc les religions chrétiennes. Il est vrai qu’en leur nom la traite des Noirs comme la politique coloniale – pour ne pas parler de la présente guerre en Irak – ont été des entreprises bénies. Quant à la religion mosaïque (Moïse), elle sera, demain, attaquée, sous une forme ou une autre, par cette droite nationale traditionaliste dont l’antisémitisme ouvert est refoulé, alors qu’il fleurit, sans gêne, sur ses marges. Le silence des responsables de ces religions «officielles» à de quoi laisser pantois. (réd.) S’il est un élément de la propagande des laïcards qui est rarement contesté, c’est l’idée que la religion appartient au «domaine privé». Ce domaine privé n’est jamais défini: le terme de «privé» a en effet de nombreuses définitions, qui dépendent du contexte, y compris dans le Droit. Les laïcards sont des anti-musulmans qui cachent leur opposition à cette religion précise en se prétendant opposés à toutes les religions. Comme ils ne peuvent pas le faire très ouvertement, car la liberté religieuse est inscrite dans tous les textes nationaux et internationaux, ils jouent sur le terme «conscience». La liberté religieuse serait une affaire de «conscience» et comme la conscience est enfermée dans le cerveau, ce qui est dedans ne pourrait pas en sortir. Depuis 1989, date de l’article fameux de Badinter et Finkielkraut [article publié dans le Nouvel Observateur, 2-8.11.1989, sous le titre: «Profs, ne capitulons pas»] contre le voile, on nous exhorte à considérer la religion comme une affaire «privée» et même «intime», qui ne devrait se dire qu’en soi et soi et se pratiquer de la même façon que la toilette, dans le secret des salles de bains. C’est évidemment une absurdité: j’aurais le droit de penser ce que je veux (c’est dans ma conscience), mais pas de le dire. Cela fait aussi équivaloir les croyances – religieuses ou pas – à des pratiques légèrement obscènes, ou au moins impudiques. Enfin… pas toutes les croyances, car la croyance en l’inexistence de Dieu (qui se trouve être la mienne) serait, elle, marquée d’un signe plus, et aurait, à la différence des autres, droit de cité et d’expression. Les laïcards ne contestent pas la liberté d’expression; ils la défendent même de façon qui serait juste si elle n’était sélective, absolue, quand il s’agit de ridiculiser l’islam et les Musulmans, mais pas quand on dessine un policier avec un nez de cochon, ce qui est une insulte grave, proche du blasphème, à l’honneur de l’Etat. Mais comment peuvent-ils maintenir ce principe côte à côte avec celui la religion, «chose privée» ? Car la liberté d’expression n’a pas de sens s’il s’agit d’une communication entre moi et moi: exclue pas hypothèse des yeux et des oreilles d’autrui, elle ne peut matériellement être interdite; et de ce fait, il n’est pas nécessaire non plus de la protéger. La liberté que l’on défend est donc toujours, par définition, celle de l’expression publique. Le mot «publique» est toujours sous-entendu. Le contresens actuel sur la laïcité Or, la loi française, et les conventions internationales n’ont seulement ne disent pas que la religion est une affaire privée, mais disent le contraire. La fameuse loi de 1905 [en France] est l’objet d’un contresens absolu depuis l’affaire du foulard. On lui fait dire qu’elle désapprouverait les religions, et même qu’elle lutterait contre elles, au nom de la «raison». Ici, la raison apparaît comme un synonyme caché de l’athéisme. Seul l’athéisme serait «raisonnable», et si on veut obéir à la raison, on devient forcément athée. Cette conception voudrait créer une hiérarchie entre l’athéisme et les autres croyances; et elle aboutit, on le voit en France depuis une dizaine d’années, à plaider pour la transformation sournoise de l’athéisme en religion d’Etat. Cette conception date des Lumières (XVIIIe siècle), où on devait défendre l’athéisme contre le pouvoir d’Etat qui obligeait tout le monde à être catholique. Ceux qui ne l’étaient pas étaient persécutés et demandaient donc la liberté de ne pas croire. C’est pour cette raison qu’ils s’appelaient «libre-penseurs». Cette époque est, heureusement, révolue. Dès avant 1905, le catholicisme n’était plus la religion d’Etat, mais seules certaines religions étaient «reconnues» (catholique, protestante et mosaïque). La loi de 1905 a été passée précisément pour abolir ce qui, avec cette préférence, relevait encore du système d’Etat, une tendance lourde de l’histoire: durant la révolution française, Robespierre n’avait aboli la religion d’Etat de la monarchie que pour la remplacer par une autre, celle du culte de l’Etre Suprême. La loi de 1905 met tout le monde sur un pied d’égalité tout en continuant de «reconnaître» les cultes pour que leurs rassemblements, messes et processions aient lieu en coordination avec les autorités civiles –d’où le bureau des cultes, qui date de la loi de 1905. Toutes les religions sont égales et bénéficient, en tant que religions, de certaines prérogatives. Ainsi, l’Etat et les communes paient l’entretien de quelques centaines de mille églises et chapelles chrétiennes; l’Etat rémunère des aumôniers protestants, catholiques et juifs – mais pas musulmans – pour les soldats et les prisonniers. Mais sur le plan de la liberté d’expression, toutes les opinions se valent, aucune croyance n’est préférée par l’Etat et aucune ne doit être mentionnée sur les documents personnels des individus, qu’ils croient à l’astrologie, au loto ou à la réincarnation (qui a ma préférence). Pour la loi, toutes les opinions ont droit de cité, avec les restrictions mentionnées plus haut, insultes, injures, diffamations. Conclusion triste, mais temporaire La liberté de conscience est – avec le droit à la vie et à ne pas être enfermé arbitrairement – la pierre d’angle de ce qu’on appelle les droits fondamentaux (ou droits humains, ou libertés individuelles, ou libertés publiques). La liberté de conscience, garantie par la loi française de 1905, est re-garantie par chaque Constitution, et par toutes les Conventions internationales – dont la Déclaration universelle des droits humains votée par l’ONU en 1948 et ratifiée par la France –, serait sans effets pratiques si elle ne s’accompagnait pas de la liberté d’expression. La liberté religieuse est une conséquence de la liberté d’expression, comme celle-ci est un corollaire de la liberté de conscience. Et la liberté de pratiquer son culte, et de le pratiquer publiquement, de même qu’on diffuse publiquement ses opinions politiques, philosophiques, esthétiques, etc. n’est pas seulement garantie par les Convention internationales. La liberté de toutes les religions d’exister dans l’espace public est un des fondements de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. L’extrait qui suit de l’audition de Didier Leschi, chef du bureau central des cultes (Ministère de l’intérieur français), montre clairement que le caractère public des religions reste, n’en déplaise aux fondamentalistes de l’athéisme, inscrit dans la loi. Et que l’une des missions de l’Etat est d’assurer le respect de ce principe. Car il serait aberrant que par un renversement pervers, après avoir obtenu la liberté de ne pas croire (en Dieu), il faille aujourd’hui conquérir la liberté de croire ! L’athéisme va-t-il devenir la nouvelle religion d’Etat tandis que ceux qui croient en Dieu deviendraient à leur tour les nouveaux «libre-penseurs» ? ***** Extrait de l’audition de Didier Leschi à l’Assemblée nationale, 17 octobre 2006 Mesdames et Messieurs les députés, Je vous remercie d’avoir sollicité mon audition dans le cadre de vos travaux. Cette audition permettra, je l’espère, de lever des interrogations sur la pratique administrative du bureau central des cultes en matières de dérives sectaires… I. [Attitude du] bureau central des cultes face à la question des supposées sectes et à la santé physique et mentale des enfants. Il me semble important, pour apprécier cette question, de vous indiquer dans quel cadre normatif se situe ma pratique administrative que votre commission souhaite interroger, pratique qui intervient dans le domaine de la protection de la liberté de conscience et de son articulation avec la protection des mineurs. A. La liberté de conscience, fondement du droit des cultes. Comme vous le savez, la règle en matière cultuelle dans notre régime juridique est celle de la liberté du culte. Son fondement est la loi de 1905 qui affirme dans son article premier que: «la république assure la liberté de conscience (…) sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public». La deuxième grande notion de ce régime est le fait que l’activité cultuelle est publique. C’est la notion de libre exercice public du culte, c’est-à-dire le fait que si la loi de 1905 a privatisé le fonctionnement des cultes en mettant fin au système des «cultes reconnus», elle a aussi précisé que les fidèles ont le droit de pratique leur culte de manière publique – et non dans la seule sphère privée – comme le précisent notamment les titres III et V de la loi de 1905. C’est ainsi que, pour bénéficier des avantages fiscaux, les bâtiments cultuels doivent être des lieux de culte ouverts au public.» * Christine Delphy est l’auteure entre autres de: L’ennemi principal, tome 1: L’économie politique du patriarcat, Syllepse, 1997; L’ennemi principal, tome 2: Penser le genre, Syllepse, 2001; La république mise à nu par son immigration (avec Joëlle Marellli, Nacira Guénif-Souilamas), Ed. La Fabrique, 2006. Christine Delphy collabore au mensuel L’indigène de la République. Pour avoir une vue d’ensemble concernant la construction de l’idéologie laïque, voir Benoît Mély, De la séparation des Eglises et de l’école. Mise en perspective historique, Ed. Page deux, 2004. (6 mai 2007) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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