Débat Le 4 août et un «autre» 4 août. Contributions. Paul Jorion et Charles-André Udry * Ceux et celles qui ont lu Histoire de la Révolution Française de Jules Michelet (1847) se rappellent certainement de ces lignes qui concluent le chapitre IV consacré à «La nuit du 4 août [1789]»; cette nuit où les Soros et Stiglitz de l’époque (les de Custine, de Beauharnais, de La Rochefoucault…) avaient compris que le système féodal était à bout de souffle: il fallait renoncer à certains privilèges. Jules Michelet écrit à ce propos: «Ce que des siècles d’efforts n’avaient pas fait chez eux [«à l’étranger»], elle [la Fance] venait de le faire en peu d’heures par le désintéressement et le sacrifice… L’argent, l’orgueil immolé, toutes les vieilles insolences héréditaires, l’antiquité, la tradition même… le monstrueux chêne féodal abattu d’un coup, l’arbre maudit dont les branches couvaient la terre d’une ombre froide, tandis que ces racines infinies allaient dans les profondeurs chercher, sucer la vie, l’empêcher de monter à la lumière.» Michelet concluait ce paragraphe en écrivant:«Après [la fin des] privilèges de classes vinrent ceux des provinces.» La profondeur abyssale de la crise présente du système capitaliste mondialisé est camouflée médiatiquement, dans l’immédiat, par une hausse biaisée desdits marchés financiers. Mais la pandémie se poursuit et se poursuivra, avec des soubresauts, avec une destruction massive de capital (physique et «humain»). Paul Jorion, dans cette chronique, souligne les sursauts et l’avidité de l’oligarchie financière. On peut ne pas partager de nombreux aspects des analyses de Paul Jorion. C’est notre cas. Mais ses rappels et informations sont salutaires. Selon nous, la crise multiforme et généralisée du capitalisme transnationalisé n’est pas simplement le résultat de la dérégulation – en fait de la re-régulation – économique néolibérale du secteur financier. Certes, cela a joué un rôle. Et la cupidité comme l’avidité ainsi que l’incompétence – en fait validée comme habileté, savoir et savoir-faire sous l’impact de gains himalayesques – ont leur place dans la crise présente. Mais, de très loin, ce n’en est pas la cause, comme le laisse croire le titre ballot – en première – du quotidien helvétique Le Temps, en date du 6 août 2009. Cette crise traduit la dynamique intrinsèque du capitalisme comme système économique, avec les types et formes de pouvoir qui lui sont attachés dans cette période historique. En tenant compte des pièges propres aux analogies historiques et des embûches des anachronismes, on peut toutefois, sans grands risques, affirmer que «l’on» est fort loin d’une nuit du 4 août, même si une fraction minime des élites dominantes saisit la gravité de la crise socio-économiques, avec ses possibles implications en termes de perte de légitimité ou de simple crédibilité comme «gérants» du système. Que la rage – comme le désespoir – soit à l’œuvre dans diverses mobilisations ouvrières, spécialement en France, avec la possibilité de «révoltes de salarié·e·s» pouvant aller au-delà de quelques usines, c’est un fait. Indiscutable. Toutefois, les rapports de forces d’ensemble entre Capital et Travail, le poids des scories des appareils syndicaux et politiques (social-démocratie, mais aussi les PC recyclés), l’insigne faiblesse d’une représentation socio-politique «classiste» des exploité·e·s et des dominé·e·s comme bien d’autres facteurs (espaces mondialisés, temporalité nécessaire pour la reconquête de solidarités internationalisées effectives, etc.) nous renvoient à une situation fort difficile, complexe et périlleuse pour l’essentiel de l’humanité. Y compris avec la résurgence de forces d’une droite dure pouvant trouver des appuis dans la néo-petite bourgeoisie et des secteurs populaires désorientés par la brutalité de la crise, ses effets dans leur vie quotidienne comme dans celle de leurs enfants, ainsi que par les options de ce qu’ils croyaient être «la gauche». Dans cette phase longue doivent se combiner des tâches de défense des droits démocratiques – étant donné les attaques brutales contre les droits sociaux et du travail, mais aussi démocratiques élémentaires (situation faite aux immigré·e·s «clandestins», comme pointe de l’iceberg répressif) – et des actions revendicatives basiques, mais très difficiles à faire aboutir (salaires, temps de travail, emploi); donc radicales, car allant à la racine de la crise. A cela doit s’articuler – même en termes pédagogiques et propagandistes – une perspective socialiste qui remette à l’ordre du jour l’actualité bien réelle d’une socialisation que l’évolution même du système fait ressurgir: sous le visage, pour prendre un seul exemple, de la concentration et centralisation du capital avec la «planification», autoritaire, qu’implique la propriété privée. Une «planification» qu’il faut radicalement démocratiser en socialisant la propriété des groupes et forces socio-économiques (donc politiques) qui trônent, comme toute oligarchie. L’importance d’une relance de la perspective d’un socialisme-à-venir est directement liée au degré de «putréfaction» du système. Celle-ci est exemplifiée par les famines et la faim, la crise de l’eau, les pandémies, les formes de néo-esclavagisme (de la prostitution contrôlée par une mafia mondialisée s’appuyant sur des complicités dans les «hautes sphères» en passant par les résurgences du travail servile ou semi-servile intégré dans le capitalisme de pointe, entre autres sous l’aspect de la sous-traitance) ou encore par les «guerres nouvelles». Un «4 août» se prépare, avec une grande patience – mais active – qui ne se cantonne pas dans la dénonciation «anti-capitaliste» ou le «marxisme académique». (Udry Charles-André) ***** Une chose est certaine, il y a deux cent-vingt ans exactement, durant la nuit du 4 août 1789, il ne fut pas question de « risque systémique ». Et pourtant ! Durant cette nuit historique au cours de laquelle l’Assemblée nationale vota l’abolition des privilèges, la France, par la voie de ses représentants, entérina la fin de la féodalité, victime du risque systémique. Il faut y réfléchir aujourd’hui et tout spécialement parce que nous n’avons pas encore suffisamment pris conscience du fait que lorsqu’on se mit à évoquer en 2007 le «risque systémique», il ne s’agissait pas d’une menace à venir pour le capitalisme, mais bien de ce qui venait de le blesser mortellement et sous nos propres yeux. On se penche maintenant sur lui, feignant de croire que ses jours ne sont pas en danger et des optimistes à la sincérité douteuse clament à la cantonade qu’on lui voit reprendre des couleurs. Il est en vérité à l’agonie et rien ne pourra plus désormais le sauver. Une solution existait en principe, exploitée ad nauseam lors des alertes précédentes, mais qui ne fut d’aucun secours cette fois-ci, bien trop coûteuse dans un contexte où les États avaient cessé de disposer de moyens de cet ordre de grandeur. La «privatisation des profits, socialisation des pertes», formule classique en cas de crise du capitalisme, a cessé d’être d’application face à l’orgie d’endettement à laquelle la finance s’est abandonnée au cours des trente-cinq dernières années. Les paradis fiscaux ont veillé à ce que seuls les pauvres paient encore des impôts, et les sommes dérisoires que ceux-ci parviennent à rassembler et à verser à l’État, ont fait de la socialisation des pertes encourues par la finance, un objectif désormais hors d’atteinte. Alors on ferme les yeux et l’on touche du bois ou bien l’on prie. On dissimule la gravité de la crise, on dope les efforts de propagande en espérant que si le moral s’améliore, les choses iront peut-être mieux assez longtemps pour que le système tout entier se refasse une santé. Ce faisant, des îlots de prospérité se recréent, en particulier grâce aux commissions colossales que génère la liquidation de l’ancien système, primes touchées par ceux qui furent responsables de sa perte et qui apparaissent encore une fois récompensés, contre toute logique et contre toute justice. Les plus faibles furent abandonnés à leur triste sort et les moyens dont on disposait furent mobilisés pour mettre sous perfusion les rares survivants (aux États-Unis : Goldman Sachs, Morgan Stanley et J.P. Morgan Chase), confortant la thèse d’une «oligarchie» faisant barrage à une solution réelle des problèmes. Lorsqu’on se retourne vers le passé, ce sont eux du coup, ces gloutons pitoyables, incapables de se sevrer de leurs excès de table, qui semblent avoir réglé la danse de toute éternité. Lehman Brothers, passé aux profits et pertes le 15 septembre de l’année dernière, était un concurrent de Goldman Sachs et l’on note alors avec un haussement d’épaules : « Ne vous l’avais-je pas dit : “Government Sachs” ! » Or durant les beaux jours une concurrence féroce régnait entre les banques et la thèse de l’inféodation du capitalisme à l’«oligarchie» lui suppose a posteriori une robustesse mythique dont il ne reste en tout cas rien aujourd’hui. «Les choses iraient bien», affirme-t-on maintenant, «si les méchants (lisez : le dernier carré) n’avaient pas kidnappé l’héritière ! Mettons-les à l’ombre et tout rentrera dans l’ordre !» Si cela était seulement possible ! On n’assista pas, je l’ai dit, à un processus en deux temps où, dans le premier, l’on prenait conscience de l’existence du risque systémique et dans le second, on en prenait avec effarement la juste mesure : on découvrit l’existence du risque systémique lorsqu’il avait fait son œuvre et que le pot-au-lait était brisé. Les soubresauts du moribond se poursuivront quelques temps encore et sa survie assistée nous convie, non plus dans la Wall Street florissante d’autrefois, mais dans son cadre en ruines, au spectacle renouvelé de tous les excès passés: ceux d’une aristocratie condamnée à terme, s’accrochant désespérément aux dernières bribes de son pouvoir et aux signes passés d’un Âge d’Or définitivement éteint. Quand aura succédé au système capitaliste celui destiné à prendre sa suite, la succession de l’un par l’autre n’apparaîtra pas comme ce qu’elle est pourtant : la substitution banale d’un système neuf à un autre cassé, mais comme le triomphe de la Raison : l’évacuation sans gloire d’une classe corrompue, terrassée par ses propres outrances. (Paul Jorion) * Paul Jorion est l’auteur de divers ouvrages, entre autres La crise (Fayard 2008) et L’implosion (fayard 2008). Il est aussi un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs. Charles-André Udry est rédacteur de la revue La Brèche et responsable du site A l’Encontre.org. (6 aoùt 2009) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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