Débat La monnaie permet le non-marchand. Paradoxe Jean-Marie Harribey La complexité de la redéfinition de la richesse, liée à la crise globale dans laquelle le capitalisme a précipité l’humanité, tient au fait qu’elle oblige à mettre en relation la monnaie, l’usage de l’argent, la conception de la richesse qu’il serait souhaitable de promouvoir ou de protéger, et la répartition de la valeur ajoutée dans le système productif sous forme de revenus monétaires. Tous ces éléments se bousculent dans nos têtes et dans la réalité, et ils reviennent immanquablement dans le débat public. Qu’il me soit permis d’en parler encore, sans trop lasser j’espère. Dans une série de chroniques récentes, Denis Baba explique la portée révolutionnaire de la sécurité sociale, en tant qu’outil de socialisation de la richesse [1]. On ne peut que lui donner raison et il rejoint nombre des arguments que nous avions utilisés lors des mouvements de grève. Mais il développe une argumentation étonnante: il passe de l’idée juste que la sécurité sociale est financée par des cotisations sociales représentant un salaire socialisé à une autre idée selon laquelle on créerait une «monnaie anti-capitalisme» à cet effet. On pourrait accepter que, pour des raisons pédagogiques, on explique qu’une partie de la monnaie est destinée à payer la protection sociale, mais s’il s’agissait d’affirmer l’existence d’une monnaie spécifique, ce serait une erreur. Le salaire socialisé est une partie de la valeur ajoutée dans l’activité économique monétarisée et non pas créée ex nihilo. Il n’y a pas d’un côté une «monnaie marchande», et de l’autre une «monnaie non marchande». Il n’y a qu’une seule monnaie dans un ensemble socio-économique et politique donné, en contrepartie d’une production pour une part marchande et pour une autre non-marchande. La «réduction de la valeur marchande» ne déstabilise pas la «monnaie capitaliste», comme l’écrit Denis Baba, elle déstabilise la logique capitaliste, c’est-à-dire l’accumulation. Ce sont les travailleurs qui produisent les soins et les prodiguent aux malades et aux personnes âgées, ce ne sont pas ces derniers qui engendrent le revenu qu’ils perçoivent quand ils sont malades ou à la retraite. C’est ce qui avait fait débat avec Bernard Friot (auteur de Et la cotisation sociale créera l’emploi, Editions La Dispute 1999), bien que je partage avec lui l’idée de l’importance de la notion de salaire socialisé. Ainsi, l’affirmation de Denis Baba «lorsqu’on reconnaît qu’une personne âgée a droit à la retraite, on reconnaît de facto la richesse, au sens large que celle-ci apporte aux autres» doit être prise pour une métaphore. Nous sommes heureux de pouvoir prendre en charge nos malades et nos vieux, et en cela la société est meilleure, irriguée d’une richesse qui n’a strictement rien d’économique, mais qui se situe au-delà. Cette richesse-là relève d’une autre catégorie analytique que la richesse économique qui permet d’assurer matériellement la protection sociale. Ce n’est donc pas un paradoxe: outre le fait que la monnaie est l’instrument par lequel les capitalistes peuvent accumuler du capital en mettant en œuvre la force de travail, elle permet aussi l’existence d’une sphère non marchande. C’est l’un des enjeux essentiels des luttes passées et à venir. 1. D. Baba, « Vive la Sécu (1), (2) et (3)», La Décroissance, n° 58, 59 et 60, avril, mai et juin 2009. (7 juillet 2009)A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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