Cuba Entretien avec Mariela Castro Espín: Dalia Acosta * Mariela Castro Espín est directrice du Centre National d’Education Sexuelle (Cenesex) et principale instigatrice d’une résolution qui a approuvé, dans le courant de l’année 2008, la réalisation d’opérations de changement de sexe dans le système public de santé à Cuba. La participation pourrait être la clé du socialisme du XXIe siècle selon cette experte de 46 ans qui est fille du président de Cuba, Raúl Castro, et de Vilma Espín, une combattante pour les droits des femmes et pour les minorités sexuelles, leader historique de la Révolution Cubaine, décédée en 2007. Dans un entretien accordé à IPS (Inter Press Service), cette femme, qui le 16 mai 2009 a pris la tête de la première parade contre l’homophobie dans l’histoire de cette île caribéenne, a parlé: des moments qui ont marqué sa vie et qui ont fait d’elle la personne qu’elle est aujourd’hui, de la participation socialiste et de l’espoir de voir un jour un Cuba vivant sans le blocus des Etats-Unis. Inter Press Service: En 2004, vous avez reçu un groupe de travestis et de transsexuels qui demandait de l’aide. Aujourd’hui vous êtes reconnue comme l’animatrice d’un groupe de réformes en faveur des droits de la diversité sexuelle à Cuba. Avez-vous toujours été compréhensive à l’égard de la différence ? Mariela Castro Espín: Cela a fait partie d’un processus de prise de conscience d’une citoyenne cubaine qui voit la réalité, écoute et pose des questions. La vie dans ce pays m’a appris à ne pas être une simple interprète de la réalité, mais à faire partie d’elle, à participer, à essayer même de changer ce qui ne me plaît pas ou ce qui me paraît devoir être changé. Il y a-t-il un moment particulièrement important qui vous a conduite à être la personne que vous êtes aujourd’hui ? Il y a en a beaucoup. Quand j’étais en première année de l’Université, j’ai vécu le processus d’approfondissement de la conscience révolutionnaire dans les rangs de l’Union des Jeunes Communistes, un processus qui ne m’a pas plu et auquel j’ai fait face comme j’ai pu et comme j’ai cru être le mieux. L’extrémisme et les préjugés me dérangeaient beaucoup et je détestais l’expression « révisionnisme idéologique » parce que je la voyais comme un instrument pour les opportunistes. J’ai également été marquée par l’exode massif au port de Mariel en 1980 [dans le cadre d’une situation économique difficile, entre autres, des milliers de Cubains demandèrent l’asile à l’ambassade du Pérou dès avril ; par la suite Fidel Castro indiqua que tous ceux qui voulaient partir le pouvaient. Il est estimé à 125'000 le nombre de personnes qui «quittèrent» Cuba depuis le port de Mariel, y compris des «détenus pour délit de droit commun» et des personnes résidant dans des asiles psychiatriques furent «incorporées» dans les flux des exilés ; en octobre 1980 un accord intervient entre Cuba et les Etats-Unis pour «mettre fin» à cette «vague d’exil»]. Pour moi ce fut une occasion très instructive de voir comment beaucoup de ces personnes, qui avaient été très extrémistes lors de l’approfondissement du processus révolutionnaire [fin des années 1970], partaient en courant vers le port de Mariel. Aujourd’hui encore, beaucoup de ceux qui avaient été alors sanctionnés sont ici à participer à la Révolution. M’a également marquée la période dite spéciale (la crise économique commencée au début des années 1990). Celle-ci m’a fait réfléchir à nouveau à ce qu’est le socialisme que nous voulons. Il est très intéressant de voir tout ce qui a été réussi dans les cinquante années de Révolution en termes de pleine souveraineté et de recherche de justice sociale, mais nous avons encore beaucoup de progrès à faire sur beaucoup d’autres aspects. Et quel serait votre «pari» ? Comment le socialisme devrait-il être afin qu’il continue à être une option valide, tant pour le présent que pour le futur de la nation ? Moi, je continue à parier sur le socialisme, mais sur un socialisme basé sur une approche dialectique qui nous oblige à être attentifs à toutes les contradictions qui vont surgir et jalonner les changements vers le développement. Comment pourrait-on s’adresser à cette jeune génération dont on dit aujourd’hui qu’elle ne se sent engagée envers rien ni personne ? A travers des mécanismes de participation. Pour moi une démocratie socialiste participative est fondamentale. Non seulement au niveau de déclaration politique ou au niveau théorique, mais par la création de mécanismes dans la pratique sociale. C’est ce qui permettra de sauver le socialisme en tant qu’option historique. Et c’est l’unique manière pour que la jeunesse sente qu’elle fait partie de ce projet parce qu’elle y participe et qu’elle peut lui apporter sa façon de voir les choses, ses inquiétudes et ses critiques. Il faut créer pour la jeunesse un espace dans lequel elle commence à faire partie d’une réalité qui est en train d’être inventée et d’être créée, dans laquelle on est en train d’expérimenter et de faire des compromis parce que les jeunes font partie de cette réalité qui elle aussi fait d’eux ce qu’ils sont. Est-ce ce principe qui a conduit à la campagne actuelle du Cenesex en faveur des droits d’orientation en matière sexuelle ? C’est exactement ce que nous sommes en train de faire. Le Cenesex ouvre des espaces de participation, mais seul il ne peut rien ni ne doit rien faire ; ce que nous faisons, c’est ouvrir l’espace et avancer en élaborant ensemble des projets. Il n’y a rien de plus fascinant que la participation parce que nous assumons tous des responsabilités. Si les mécanismes de participation se développent et se perfectionnent dans la société cubaine, ils vont fortement enrichir notre processus mais aussi le socialisme en général qui a souffert de beaucoup de faiblesses dans toute son histoire. Cuba, ce pays si authentique, original, délicieux et si contradictoire, peut, avec son socialisme créole issu des Caraïbes, apporter beaucoup de choses au socialisme. Ce qu’il ne faut pas, c’est mettre un costume qui ne nous convienne pas, qui n’ait rien à faire avec nous. Avec l’arrivée de Barack Obama au pouvoir, on a parlé beaucoup de la possibilité d’une flexibilisation des sanctions des Etats-Unis contre Cuba. Comment imaginer cette île sans le blocus ? Un Cuba sans blocus serait un Cuba prospère. C’est la prospérité que j’ai demandée à Saint Pierre quand je suis allée au Vatican. La prospérité pour Cuba. D’abord j’ai pensé prier pour la fin du blocus, mais je me suis dit que cela ne serait qu’une partie de la solution. Ce qu’il nous faut, c’est la prospérité, avec ou sans blocus. Le jour où ils lèveront le blocus, ils nous enlèveront un très grand poids dans notre relation de survie avec le monde. Mais alors il sera fondamental de perfectionner les mécanismes de la démocratie socialiste, parce que la levée du blocus en soit n’amènera pas la prospérité. Nous devons améliorer notre système social. Que pensez-vous de la théorie selon laquelle le système socialiste cubain ne résisterait pas aux conséquences qu’aurait la levée du blocus ? Vivre, c’est dangereux et la Révolution Cubaine a toujours été en danger. Mais plus dangereux que ce que nous avons déjà vécu, je crois que non. Je crois que ce serait une possibilité opportune, dangereuse certes, mais une occasion favorable tout de même, et nous devrions en profiter un maximum. Ce serait fondamental pour Cuba comme d’ailleurs pour tout pays. Quel pays peut-il survivre à un blocus ? Cuba a survécu, mais à quel prix ! Partagez-vous l’opinion selon laquelle nous vivons dans un pays dans lequel tout se voit à travers le prisme des relations avec les Etats-Unis ? Tout passe effectivement par là-bas. Nous avons élaboré la culture du blocus et nous devrons élaborer les apprentissages d’un Cuba sans blocus désirant survivre avec un système socialiste, socialisme qui doit selon moi être plus soutenable, plus inclusif et plus dialectique. Le socialisme ne pourra pas se détacher d’une approche dialectique d’interprétation et de développement si nous voulons résister à l’impact de la levée du blocus. Tout ce que nous ferons devra se faire dans le sens de garantir notre souveraineté, sans oublier de porter notre attention sur les mécanismes internes que ne devront pas être aussi limités, étroits qu’ils l’ont été. J’ai encore de l’énergie, de l’espoir et de la force pour continuer à lutter pour ce socialisme. Je sais que la Révolution a développé beaucoup de mécanismes de défenses face à l’hostilité constante de l’impérialisme étasunien. Et ce n’est pas là une expression irréfléchie. C’est un système impérial expansif, intensif et très cruel et il faut continuer à lutter pour ne pas céder devant la violence et devant les pressions que nous allons continuer à subir. Quand on a des convictions, on ne cède pas, mais l’important c’est que nous suivions notre chemin de la manière la plus intelligente possible. Pour que tout cela ne se retourne pas contre la population cubaine elle-même ? MEC: Exactement. Que cela ne se retourne pas contre nous-mêmes. Pour cela, c’est le développement de mécanismes de participation qui est la clé. Comment voulons-nous que soit le socialisme cubain ? Comment voulons-nous le faire ? Comment allons-nous le faire ? Et quels sont les principes sur lesquels nous ne pouvons pas céder ? Dans tous les cas de figure, la dignité nationale, la souveraineté et la justice sociale. Et en cherchant le développement, nous ne devrons pas tomber dans des mécanismes d’exploitation. Mais oui il y a des mécanismes – de coopération sur le plan économique par exemple- qui peuvent nous permettre de prospérer, de satisfaire les besoins croissants de la population et de fortifier, peut-être à travers le système budgétaire et d’imposition, les possibilités de l’Etat. Qu’espérez-vous d’Obama ? Selon moi, il n’a pas de bons conseillers pour Cuba et pour l’Amérique Latine. Mais si on peut au moins avoir un dialogue, un rapprochement. Par sa biographie personnelle, il me paraît une personne merveilleuse, mais quand il assume le rôle de président, il doit porter un autre costume. Et c’est très difficile. Je m’imagine qu’il aimerait faire beaucoup de choses, mais qu’il ne peut pas les faire. Pensez-vous que même si Obama ne réussit pas à opérer des changements substantiels durant son mandat, le seul fait d’avoir été élu est un symptôme important de changement ? Oui, mais le monde nécessite une réponse de la part d’Obama. Le monde a besoin de changements aux Etats-Unis, ce pays qui exige tant de changements de la part du monde, en fonction des intérêts de petits groupes de pouvoir. Le monde exige des Etats-Unis des changements profonds qui lui permettent de survivre. Nous ne pouvons espérer que les Etats-Unis cessent d’être l’empire, pour le moment en tout cas, et c’est encore moins Obama qui seul pourra changer cet état de fait. Mais si les Etasuniens l’ont élu, c’est peut-être le signe qu’ils veulent eux aussi des changements. Comme on le dit dans la Santería [culte afrocubaine] quand on veut dire bonne chance à quelqu’un, je dis toujours Aché [échange de force vitale pour gagner], pour Obama. Aché pour qu’il réussisse tout ce qu’il pourra, tout ce qui sera possible. (Traduction de A l’Encontre) * Dalia Acosta est correspondante de IPS à La Havane. (1er juillet 2009) A l'encontre, case postale 120, 1000 Lausanne 20 Soutien: ccp 10-25669-5 |
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