Chili

Un 11 septembre qui ne se termine pas

Alvaro Ramis *

Il s’est passé plus de dix-sept ans depuis la fin de la dictature militaire. Néanmoins, les droits humains continuent à être violés au Chili. Ils sont violés ne serait-ce que parce que tant de crimes de lèse-humanité sont restés sans que la vérité soit établie, sans être soumis à la justice et à réparation. Ils sont violés parce que des prisonniers politiques Indiens Mapuche [peuple vivant au Chili et en Argentine] sont injustement condamnés pour «terrorisme»[1]. A 33 ans du coup militaire de 1973, les droits économiques, sociaux et culturels de toute la population chilienne continuent à être violés tous les jours.

Jusqu’au coup militaire de 1973, l’éducation, la santé, le système des retraites et le logement – parmi d’autres droits – étaient considérés comme des biens et des services publics. C’est-à-dire des biens auxquels les personnes avaient accès à cause de leur condition de citoyenne et de citoyen et non pas comme des clients ou des consommateurs. Il allait de soi que le financement de ces biens et de ces services publics de base devait être assuré par la collecte des impôts effectuée par l’Etat. En même temps, des droits collectifs du travail furent établis: syndicalisation, négociation collective, droit de grève, parmi les conquêtes qui ont permis la défense des droits des travailleuses et des travailleurs.

A partir du coup militaire de 1973, et sous l’influence du programme et de l’idéologie néolibérales, on a commencé à ne plus reconnaître l’existence de droits sociaux et économiques de la population, jusqu’à les faire relever de la responsabilité individuelle de chaque personne. Comme reflet de ces politiques, la Constitution de 1980 cessait de garantir les droits à l’éducation, à la santé, à l’emploi, à une «juste rémunération» et à la sécurité sociale. L’article 19 de la Constitution de 1980, dans la majorité des cas, consacre le droit individuel «d’accéder librement» à l’exercice des droits économiques et sociaux, sans que le droit réel soit objectivement assuré ou au moins consacré. Ainsi, on a commencé à considérer les services publics comme des marchandises, ce qui a aggravé la vulnérabilité des secteurs socialement les plus défavorisés et y compris ceux appartenant aux «couches moyennes» ; c’est-à-dire tout ceux qui ne peuvent se payer l’accès à des services privatisés et, dès lors, doivent avoir recours qu’à des services étatiques dégradés et sous-financés.

En même temps, l’Etat s’est vu redéfini comme devant avoir un rôle subsidiaire, ce qui implique une réduction de ses rentrées fiscales, liées à l’abaissement des impôts portant sur les entreprises et les secteurs sociaux disposant des plus grands revenus. Par exemple, au moyen de la loi portant sur l’exemption fiscale de la spéculation financière, il est permis d’investir à la Bourse et d’effectuer des transactions financières sans payer d’impôts sur les gains obtenus. Dès lors, la structure fiscale chilienne se caractérise par le fait, qu’en pourcentage, ceux qui ont des revenus inférieurs paient plus que ceux qui ont des revenus supérieurs, ce qui est en rupture avec les principes les plus élémentaires de l’équité. Au Chili, la distribution des revenus est plus régressive après le paiement des impôts qu’avant. Cette situation a créé les conditions pour appliquer au Chili un modèle de «croissance appauvrissant».

Le modèle fut décrit par le professeur Jagdish Baghwati en 1958 ; or il l’appliquait aux effets préjudiciables qui affectaient les pays riches dans le domaine de l’utilisation des ressources naturelles ou qui concernaient les grands investissements étrangers n’aboutissant pas à créer les conditions d’un développement endogène. Autrement dit, ce modèle créée les conditions pour une inégalité chronique avec des effets néfastes tels que la violence délictueuse et autres pathologies sociales qui s’accumulent de façon explosive.

Parallèlement toute la structure politique chilienne a été configurée pour maintenir le statu quo ante au moyen d’un système de restrictions, d’obstacles et de relations clientélistes que l’on retrouve dans le système électoral binominal, dans la configuration des districts électoraux, dans le système de conversion des votes en sièges parlementaires et, spécialement, dans la requête de quorum élevé pour ce qui a trait aux questions législatives d’une certaine importance.

Plusieurs spécialistes ont dénoncé que les dépenses sociales n’ont pas connu le maintien de leur croissance telle qu’on l’avait constaté lors des premières années du retour à la démocratie, alors que les ressources pour le faire existaient. Cependant, à cause de l’orthodoxie économique du gouvernement – qui s’est engagé à maintenir un excédent structurel de 1% du Produit Intérieur Brut [excédent budgétaire avant paiement du service des dettes externes et internes] –, ces ressources n’ont pas été utilisées pour assurer une couverture plus importante des besoins de la population. Les dépenses sociales par rapport au PIB se sont maintenues à 17%, alors qu’avant 1973 elles se situaient à un niveau supérieur à 30%. Avant le coup d’Etat de 1973, les dépenses publiques dans les domaines de la santé et de l’éducation se situaient, respectivement, à 4,7% et 7,2%, chiffres qui à la fin de la dictature ont atteint le niveau de 2,6% et 2,9% du PIB. En 2000, ils se situaient à 3,1% et 4,1% du PIB ; cette situation est restée relativement stable depuis lors.

Pour cette raison, la couverture des services de base telle que l’éducation [cela renvoie à l’importante mobilisation, en 2006, des étudiant·e·s du secondaire qui revendiquaient la gratuité du système éducatif], la santé, le logement et le système des retraites continuent à dépendre du revenu de chacune et chacun et non pas de sa dignité comme citoyenne ou citoyen.

Pour cette raison, il est possible de caractériser la démocratie chilienne au moyen d’une catégorie élaborée par Franz Hinkleammert, la «démocratie de sécurité nationale». Cette caractérisation fait référence au fait que la démocratie qui a été rétablie en 1990 n’est pas en continuité avec la démocratie antérieure au coup militaire de 1973 ; elle prolonge en réalité les principales politiques de la dictature militaire. Cette continuité explique, parmi d’autres facteurs, la grave iniquité de la distribution des revenus qui s’est transformée en un problème chronique et qui interroge profondément la structure sociale et politique du Chili.

Les droits humains sont indivisibles, qu’ils relèvent des droits civils, civiques, culturels, économiques, politiques ou sociaux. Par conséquent, tous les droits se situent au même niveau ; ils ne peuvent être classés, a priori, selon un ordre hiérarchique. Pour cette raison, la Constitution de 1980 est un instrument légal qui viole systématiquement les droits humains de la population chilienne et, dès lors, c’est le principal responsable du soutien au système politique et économique illégitime et attentatoire à la dignité humaine.

(Traduction A l’encontre).

* L’auteur est un théologien. Il est membre du Conseil de rédaction de Chronica digital.

1. Voir, à ce propos, le site Reseau d’information et de soutien au peuple Mapuche. (réd.).


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