Argentine

Les Mères de la Place de Mai.
«Les foulards blancs de la dignité et de la résistance»

Carlos Aznarez *

Il faut en effet se rappeler ce qui se passait en ces jours de la fin avril 1977. Peu avant, les rottweilers [chiens agressifs] de l'ESMA [1] avaient assassiné  notre grand Rodolfo Walsh [2].

En mars 1977, plusieurs camarades des Montoneros et de l'ERP [Armée révolutionnaire du Peuple, «bras militaire» du Parti révolutionnaire des travailleurs dont le dirigeant le plus connu fut Mario Roberto Santucho, assassiné par l’armée en juillet 1976 à Villa Martelli, province de Buenos-Aires] étaient séquestrés ou liquidés alors qu'ils se rendaient à divers rendez-vous dans la ville de La Plata (qui était à ce moment-là un désert de mort et de silence), à Bahia Blanca, à Tucuman et dans l'effroyable Capitale [Buenos Aires], où, heure après heure, «radio Bemba» [3] diffusait de funestes messages sur la séquestration de tel ou tel autre compagnon de lutte, ouvrier d'usine, étudiant rebelle ou autre «villero» [membre du Mouvement villero, qui début des années 1970, dans le grand Buenos Aires, faisait référence au péronisme ; son dirigeant le plus connu était Guillermo Villar]

Il faut forcer la mémoire pour imaginer ce que devaient sentir ces femmes courageuses, nos mères, nos sœurs, qui jusqu'à quelques jours plus tôt n'avaient, pour la plupart, jamais imaginé le rôle que leur réservait ce destin d'horreur que construisaient les flics depuis bien avant cette date funeste du 24 mars 1976.

Ces chères petites vieilles qui, un 30 avril 1977, ont décidé d'écrire l'histoire autrement, racontent comment elles étaient transies de peur lorsqu'elles ont atterri pour la première fois à la Plaza de Mayo [au centre de Buenos Aires] dont elles prendraient plus tard le nom, nom qui leur permettrait de démontrer au monde entier que là, dans ce site très central de la ville de Buenos Aires, la vie commençait à disputer la scène à la mort.

Au début elles se couvraient la tête avec une sorte de lange [pour emmailloter une jeune enfant], en hommage à ces chers garçons et filles qui leur manquaient tant, qu'elles auraient tant voulu continuer à gâter, comme à l’époque où ils étaient des petits turbulents qui courraient à leurs côtés ou s'agrippaient à leurs jupes en cherchant refuge ou consolation après quelques espiègleries.

Plus tard, le lange est devenu un mouchoir, et les premières photos sont apparues. La candeur du début, reflet à la fois de l'espérance et du besoin de se préserver de la barbarie de l'ennemi qu'elles affrontaient, a aussi commencé à se métamorphoser. C'est ainsi qu'elles ont été amenées à frapper aux portes des régiments, des églises, des administrations locales et même chez des voyantes peu scrupuleuses, à la recherche d'un renseignement, d'une consolation, d'une petite lumière d'espoir. Oui, très vite elles ont compris qu'elles devaient développer leur force, qu'elles devaient obtenir des ressources de partout où elles le pouvaient, qu'il faudrait y compris faire appel au courage révolutionnaire dont avaient fait preuve leurs propres enfants pour pouvoir continuer à avancer.

Et lorsqu'elles ont compris cela, poussées par leur amour éperdu de mères, c'est un peu comme si elles étaient à nouveau enceintes de ces garçons et de ces filles, capables de communier avec eux dans une nouvelle foi qui pourrait déplacer des montagnes et renverser les bourreaux. Et c'est armées de cette ardeur qu'elles allaient les acculer dans leurs tanières, leur arrachant le droit qu'ils s'étaient arrogés de cheminer impunément sur les routes de la Patrie, marquant leur front d'un fer brûlant face à leurs voisins et y compris aux membres de leurs propres familles.

Tout cela s'est passé en seulement trente ans, ce qui n'est rien si nous tenons compte de ce que signifient les cycles de l'histoire des peuples, mais qui est incommensurable en termes de ce que ces années ont représenté pour ces femmes merveilleuses dont on avait arraché les fils et les filles bien-aimés, en termes de luttes, de douleur et parfois aussi de réjouissances lors d'une réussite ­ et bien sûr aussi pour nous, hommes et femmes qui avons été leurs camarades dans la lutte.

A cette période, le monde a peu à peu été informé de ces rencontres de résistance qui avaient lieu tous les jeudis à 15h30. Mais en même temps, sur la Place de Mai ou dans différents autres lieux où les proches nouaient des liens d'engagement plus étroits, rôdaient des gangs de corbeaux, de vautours et de chacals. A maintes reprises ils se sont lancés sur leurs proies avec l'intention de mettre fin à leur défi.

Non, ces trente ans n'ont pas été faciles. Un fils devenait tous les fils, le sang versé n'était jamais été négocié, on revendiquait non pas «l'innocence», mais le dévouement à la lutte pour changer un monde démentiel. On interpellait même cette société qui durant des années avait enfoui sa tête dans le sable (par crainte ou par commodité), en criant que le fait d'avoir été guérilleros, combattants, révolutionnaires, était un honneur, une médaille qu'elles porteraient avec fierté sur ces seins qui avaient autrefois allaité leurs petits.

Il n'a pas été facile lorsque ces mêmes femmes ont rompu la carapace locale et ont décidé d'adopter aussi à d'autres fils et filles, de soutenir leurs luttes, de tout miser pour leur liberté ou pour qu'on ne criminalise pas leurs actes d'amour et de courage. Des combattants, des guérilleros, des internationalistes, du Chili, du Pérou, de Bolivie, du Brésil, de Colombie, d'Euskal Herria [Pays Basque], de Palestine, d'Irak, pour ne nommer que quelques territoires, sont venus rejoindre le bataillon des 30'000 frères et sœurs qui ont ouvert la voie en Argentine. Alors il n'y a plus eu de frontières entre les peuples, et les Mères ont fait l'accolade avec Fidel, avec Marcos [dirigeant Zapatiste, Mexique], avec Chavez [Venezuela], avec Evo Morales [Bolivie], avec Correa [Equateur], avec les combattants palestiniens, avec les mères basques et irakiennes, avec des indigènes de toutes les latitudes.

L'auteur de ces lignes, fier ex-militant des Montoneros, internationaliste qui a tenté de soutenir la cause de tous les révolutionnaires hommes et femmes qui combattent l'impérialisme, journaliste enrôlé dans le camp de ceux qui luttent contre le discours unique, est lié aux Mères depuis de très nombreuses années. J'ai presque toujours été en accord avec elles, et occasionnellement en désaccord avec certaines de leurs déclarations ou positions, et j'ai pratiqué ce qu'elles m'ont enseigné, à savoir que la seule chose d'indiscutable, c'est la lutte. Je souhaite exprimer aujourd'hui ­ exceptionnellement à la première personne, et devant ces trente ans que nous célébrons aujourd'hui ­ que les Mères de la Place de Mai seront à l'histoire d'Argentine et à l'humanité entière ce bastion de rébellion toujours nécessaire pour ne jamais baisser la tête devant les adversités, la prépotence et la répression.

Quand les années passeront, et après avoir continué à marcher sur cette Place qui les a vu naître, leurs cendres ensemenceront la terre autour des arbres de cette place, pour donner naissance à de nouvelles luttes que livrera ce peuple. Leur exemple continuera à être indispensable et nécessaire pour ne pas baisser les bras, même dans ces moments où il est difficile de voir la lumière au bout du tunnel.

D'ailleurs, s'il arrivait ce que nous n'osons imaginer, et que ces temps de libération que nous célébrons aujourd'hui dans plusieurs pays du continent, étaient dénaturés où s'ils étaient durablement menacés, il suffira de se rappeler - à la manière d'une formule pour pouvoir continuer la lutte - certaines scènes du passé proche, comme celle où un groupe de femmes s'est battu à bras raccourcis contre des policiers à cheval. Cela est arrivé une chaude journée de la mi-décembre 2001, lorsque les Mères ont défié l'Etat de Siège d'un président [Fernando De La Rua – 1999-200, Parti radical] qui opprimait son peuple, et qu'elles sont allées à la Place pour crier à leurs répresseurs que cet espace était le leur, et n'appartenait pas aux lâches.

Elles ont subi encore et encore des charges et des coups, mais elles n'ont pas reculé. Elles ont ainsi donné du courage et du sens à la vie de milliers de jeunes qui, en les voyant résister, se sont lancés dans la rue pour affronter à coups de pierre les sicaires du capitalisme. Ce n'est là qu'un tout petit bout d'histoire de ces trois décennies, mais qui donne une idée de cette période. (Trad. A l’encontre)

* Carlos Aznarez – qui est depuis de nombreuses années lié à l'histoire des Mères de la Plaza de Mayo – écrit cet article sous forme d'un hommage à la première personne à l'occasion du trentième anniversaire de ce mouvement. Pour ce journaliste argentin, issu du mouvement Monteneros (dit péroniste de gauche), les Mères «seront à l'histoire de l'Argentine et de l'humanité toute entière ce bastion de rébellion qui est toujours indispensable pour ne pas baisser la tête devant les adversités, la prépotence et la répression.»  Nous publions cet article en hommage aux «mères de la Place de Mai ; ce qui va au-delà des considérations sur l’orientation politique passée ou présente de ceux et celles qui se réclamant du courant «Montoneros». Ces mères et grands-mères qualifiées de «folles» ont, malheureusement, dû manifester en Turquie (Place Galatasaray à Istambul, dès 1995, en Uruguay, au Honduras, au Guatemala, aux Philippines, au Maroc, en Tchétchénie, etc. (réd.)

[1] Escuela Superior de Mecanica de la Armada - école supérieure de mécanique de la Marine. Le bâtiment a servi à la dictature militaire entre 1976-1983, comme centre de détention secret. Dans ces lieux étaient pratiqués tortures et assassinats, sur des personnes ayant perdu tout statut légal. Près de 5000 opposant·e·s à la junte militaire ont «disparu» dans l'enceinte de l'ESMA, l'un des 340 centres de détention clandestins de la dictature. L'ESMA abrita l'état-major de la répression, avec des chambres de torture et des pouponnières pour les bébés enlevés dès leur naissance aux détenues. Un débat éclata en 2004, lorsque le président Nestor Kirchner proposa de transformer une partie de l’ESMA, où se trouvait 6000 employés de la Marine de guerre, en «lieu de mémoire». (N. de la Réd).

[2] Journaliste et écrivain argentin, issu du péronimse, il se rendit à Cuba en 1960. Puis il a rejoint les Montoneros, un courant de gauche du péronisme dont un secteur évoluera vers la conduction d’opérations militaristes, à la tonalité politiques discutables, et dont le prix fut payé par une base militante très engagée. Rofolofo Walsh a été enlevé et abattu – son corps n’a jamais réapparau – le 25 mars 1977 au lendemain de la publication dans la presse argentine d'une lettre ouverte à la Junte militaire au pouvoir. Il y dénonçait les violations des droits de l'Homme alors commises par les militaires argentins. En 1996 a été publié un ouvrage, qui révèle la force et la dignité, de Walsh. Il est intitulé: Rodolfo Walsh. Ese Hombre, Ed. Seix Barral (N. de la Réd)

[3] Radio clandestine ; le terme Radio Bemba est adopté par de nombreuses radios, aujourd’hui, en Amérique latine.

(4 mai 2007)


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