Livre
Guy GROUX, Jean-Marie PERNOT, La Grève, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 149 p.
Sur la grève
Alex Martins
Les presses de Sciences Po lancent cette année une nouvelle collection intitulée «Contester» dont le but, selon les termes de l’éditeur, est de «passer en revue les modes d’actions collectives».
Pour inaugurer cette collection, l’ouvrage de Guy Groux et Jean-Marie Pernot [1] s’attache à analyser ce phénomène qu’est la grève. Malgré la petite taille de l’ouvrage, il s’agit ici de s’intéresser à la grève en mêlant les approches qualitatives aussi bien que quantitatives. Il faut néanmoins relever d’emblée la principale limite de cette ambitieuse synthèse: celle d’être par trop centrée sur les problèmes français. On peut également regretter que la volonté de survol de la matière qui anime ce livre fasse passer au second plan la mise en perspective critique des théories exposées. Ce survol est néanmoins d’une utilité certaine pour appréhender l’évolution de la grève et ses métamorphoses.
Les auteurs commencent par définir la grève comme expression de la résistance du monde du travail face à la mise en concurrence des salarié·e·s et au despotisme d’usine propre au système capitaliste. De même que le syndicalisme avec qui elle a partie liée, la grève apparaît donc dès sa naissance comme une forme de coalition ouvrière visant à contrecarrer la mise en concurrence généralisée des salarié·e·s. Le premier chapitre est ainsi consacré à un retour historique englobant tant l’évolution de «la grève» conçue comme fait social total, qu’une discussion de quelques analyses ayant tenté de comprendre son évolution et sa dynamique au cours du temps. Le retour historique permet tout d’abord aux auteurs de mettre en évidence la forte influence du modèle de la grève générale révolutionnaire sur le syndicalisme français. L’héritage du syndicalisme révolutionnaire – tel qu’exprimé notamment dans la Charte d’Amiens de la CGT de 1906 - continue donc à faire sentir ses effets, tant positifs, à travers une combativité motivée par une conscience tenace de la nécessité de l’indépendance de classe, que négatifs par son total déficit stratégico-politique généré par l’occultation de la question du pouvoir.
La perspective de long terme permet de dégager des thématiques portant la grève, ce sont la plupart du temps les questions salariales et de temps de travail. Parmi les conclusions que l’on peut en tirer, la suivante mérite d’être mise en évidence: dans le mode de production capitaliste, la lutte des classes sur le lieu de travail se caractérise par un conflit perpétuel pour, entre autres, faire bouger la part de surtravail extraite des salarié·e·s. Ceux-ci ont intérêt à voir leurs salaires réels augmenter (et la durée du travail diminuer), alors que le patronat cherche à tout prix à réduire la part salariale par unité produite et donc à comprimer les salaires tout en augmentant et intensifiant la durée du travail.
L’importance de la question salariale renvoie également à une autre dimension: le salaire comme «équivalent revendicatif général»>[2]. Cette notion vise à saisir de quelle manière la question salariale a servi de soupape de sécurité permettant la reproduction des conditions de travail les plus pénibles malgré les nombreuses protestations et mobilisations qu’elles suscitaient: «Les grèves contestant la hiérarchie ou les cadences de production débouchent alors souvent sur des augmentations de salaires ou de primes, sans plus. «L’achat de paix sociale» s’exerce au sens propre du terme, laissant les problèmes les plus fondamentaux en suspens» (p. 49).
Au-delà de cet aspect d’explication «interne» de la grève, les auteurs s’intéressent également au rapport complexe entre grève et droit. Cela leur permet de montrer que les grèves sont productrices de droits, alors que dans le même mouvement les dispositifs légaux peuvent constituer des obstacles à l’exercice du droit de grève. Sur cette base, ils discutent diverses périodisations, dont celles dessinant trois phases de la grève en France: l’interdiction (jusqu’au milieu du XIXème), l’intégration (de 1864 à la fin de la deuxième Guerre Mondiale) et enfin l’âge de l’institutionnalisation qui se poursuivrait encore à l’heure actuelle. L’apport principal des théories de l’institutionnalisation réside dans l’accent qu’elles ont pu mettre sur la dimension réglementée de la grève en termes d’avancées légales, mais aussi de négociations, de procédures ou encore de règles de représentativité, autant de dispositifs tendant à empêcher et/ou canaliser les conflits sociaux, avec la participation subordonnée des représentants des salarié-es [3].
Guy Groux s’inspire des théories de l’institutionnalisation de la grève pour dégager trois phases de la grève: celles des prémisses, puis des conquêtes et enfin de la défense des acquis et du reflux. Les chiffres montrent en effet un reflux des grèves en termes quantitatifs, et cela dans toute l’Europe. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les théories sur la grève ont suivi ce reflux, et plus particulièrement les théories de l’institutionnalisation, ce qui illustre bien à quel point ces conceptualisations étaient liées à et produites par la période dite du «compromis fordiste» et ses agencements institutionnels.
L’analyse quantitative permet quant à elle de remettre en cause la spécificité française. La France partage en effet le sort des autres pays européens en connaissant une chute brutale du nombre de jours de grève pendant des années 1980 marquées par la contre-réforme néoconservatrice et le chômage de masse qui frappèrent durement les salarié·e·s. La courbe des grèves permet de distinguer les pics et les reflux grévistes depuis la deuxième Guerre Mondiale: phase limitée mais intense de grèves dans l’immédiat après-guerre, stagnation dans les années cinquante, longue période de conflictualité de 1964 à 1977, suivie d’une contraction qui se poursuit actuellement. L’entrée en lutte de nouvelles catégories de salarié·e·s constitue une autre tendance observable. Parmi cette population on trouve notamment les travailleurs des services, et surtout ceux des services publics qui jouent un grand rôle en France – ce qui constitue la véritable particularité française selon Pernot. Bien que l’industrie, et surtout la grande industrie, demeure un territoire de grèves, celle-ci se diffuse à ces nouvelles catégories de salarié·e·s en lutte qui apportent eux-mêmes une diversification du répertoire d’actions. L’élargissement du répertoire d’actions permet de questionner le constat de contraction de la conflictualité basé sur la baisse du nombre de jours de grève depuis 25 ans. En effet, ce qui est mesuré étant le nombre de jours de grèves perdus – les débrayages de moins d’une journée sont ainsi convertis en équivalent journée de travail -, ce type de mesure ne parvient pas forcément à saisir les nouvelles formes, ou les formes émergentes, de conflictualité sociale.
Pour remédier à cela, les services du ministère de l’intérieur français ont mis sur pied l’enquête «Réponse» (Relations professionnelles et négociations d’entreprise), effectuée tous les six ans depuis 1992. Cette enquête procède par entretiens et questionnaires auprès des directions, des représentants du personnel et des salarié·e·s d’environ 3000 entreprises. L’enquête «Réponse» permet d’appréhender les formes de conflictualité au-delà des arrêts de travail d’un jour ou plus. Les premiers résultats de l’édition de 2004-2005 de l’enquête donnent à voir des tendances de prime abord inattendues. Si le constat du recul du nombre d’arrêts de travail est confirmé, l’enquête affirme paradoxalement que la dernière décennie en France s’est caractérisée par une hausse de la conflictualité. En effet, les résultats montrent qu’entre 2002 et 2004, 30% des établissements de plus de vingt salariés ont connu au moins un conflit collectif selon les déclarations des représentants de la direction, contre 21% entre 1996 et 1998 [4]. Cette hausse de la conflictualité est essentiellement due à la croissance de tous les modes de conflit collectif, à l’exception des grèves de deux jours et plus qui ont légèrement diminué.
Dans un contexte marqué par une hausse des sanctions individuelles dénotant un durcissement indéniable des relations de travail, toutes les autres formes de conflit collectif ont progressé: pétitions, refus des heures supplémentaires, débrayage de moins d’une journée, grève du zèle, etc. Ces formes de conflit sans arrêt de travail conservent des éléments de continuité, dans la mesure où leur fréquence continue à être liée à la taille de l’entreprise – les grandes unités sont plus conflictuelles – et à la présence syndicale sur le lieu de travail. S’il est bien entendu trop tôt pour déterminer la signification de ces nouvelles formes de conflictualité, il n’en reste pas moins que les résultats de cette enquête permettent de répondre aux analyses mettant en avant une pacification des relations de travail sur la base de la baisse du nombre de longues grèves.
La question est de savoir dans quelle mesure ces formes de conflit sans arrêt de travail témoignent d’une intégration du rapport de forces défavorables aux salarié·e·s et donc de stratégies de contournement ou s’il s’agit là des premiers signes de recomposition d’un mouvement de salarié·e·s à venir. Sans doute y a-t-il un peu des deux dans ces développements.
1. Guy Groux est directeur de recherche CNRS au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Jean-Marie Pernot est chercheur à l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales).
2. Cet concept, repris par Groux, est développée par Sabine Erbès-Seguin, sociologue du travail, dans son ouvrage paru en 1985 aux presses universitaires de Lille: Syndicats et relations de travail dans la vie économique française.
3. La faiblesse des théories de l’institutionnalisation de la grève réside dans leur utilisation des analyses des règles pour construire une vision du social comme étant pacifié, puisque parvenant à s’entendre sur des règles communes visant à borner le conflit. De même, le conflit social est posé comme étant séparé du politique, sans voir le rôle décisif de l’Etat comme producteur et garant des règles.
4. Alexandre Carlier et Elise Tenret: «Des conflits du travail plus nombreux et plus diversifiés», Premières synthèses, Dares (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), février 2007, disponible en ligne sur http://www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/2007.02-08.1.pdf
(18 juin 2008)
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